Des troubles de ce temps
Réflexions et sentences mêlées
Par un iconoclaste du début de l’ère de la marchandise.
« Ne s’étonner de rien,
n’admirer plus rien… »
(Descartes)
1
Un jour imprudent, la raison est apparue ; le début de la folie, en somme.
2
Quelle témérité que de situer un commencement pour chaque
événement, parce qu’alors il faut déterminer une
fin à ce début si surprenant ; tout début s’inscrit
dans sa finalité, c’est-à-dire son but ; elle en est même
sa nourriture, ce qui détermine le champ de sa transformation, son usure,
sa suppression, son anéantissement. En un mot, son humanité, ce
mouvement qui se développe sur la mort que son progrès répand.
2bis
Il n’y a pas nécessairement de relation de cause à effet
entre l’apparition de quelque chose et sa finalité, parce qu’à
tout instant, le but échappe à son prétexte, de sorte que
l’idée de départ se trouve corrigée par les obstacles
qu’elle ne manque pas de rencontrer sur le chemin de sa réalisation.
Dit autrement : le feu n’est pas plus un des quatre éléments
constituant de l’univers, que la mort n’est le but de la vie.
3
D’un monde sans nom sont apparues les civilisations. Mais, fallait-il
qu’il soit nommé pour le déterminer ? Fallait-il qu’il
se donne une conscience pour apparaître dans sa difformité ?
4
Du chaos des choses apparentes, jaillir des dieux incertains. Début de
la division ; début de la corruption.
5
La conscience est apparue dans l’équivoque ambition de se mesurer
à ses propres chimères. Le bois et le fer obéissant à
leurs dieux éblouissants, ont sommé le verbe d’imposer sa
vérité ; ainsi briser la force et l’émerveillement
avec l’ambition d’apporter la gloire de cités prestigieuses
; et c’est sous le poids de l’orgueil qu’elles se sont effondrées.
C’est qu’il n’est nul prestige qui ne vainc durablement, bâtit
sur le spectacle de sa richesse. Une statue de marbre n’est jamais assise
que sur un socle mouvant, celui de l’esprit qui l’a érigé
et dont la nature, humaine par excellence, et toujours dans le doute par convenance,
ne saurait être fixe éternellement.
6
La désertification de l’esprit a commencé sa lente et inexorable
progression vers son anéantissement. De là, l’empressement
des hommes soumis à l’esprit d’appropriation de déterminer
le BIEN en place du BEAU, afin de ruiner toute dimension de grandeur. C’est
que, dans un désert, à défaut du beau qui enflamme l’imagination,
vient se substituer un antagonisme siégeant d’un seul côté,
celui qui oppose abusivement le BIEN et le MAL, afin d’ignorer l’autre
versant, celui du BEAU et qui s’oppose à la valeur du MAL qui contient
le BIEN. C’est qu’il s’agit de juguler l’inquiétude
que la beauté provoque par sa nature même, en s’abritant
derrière une morale que le christianisme a érigé en vertu.
7
La grandeur de la beauté est entièrement contenue dans sa cruauté.
8
La morale qui oppose le Bien et le Mal définit sa frontière, de
sorte que hors d’elle, rien ne doit apparaître, rien ne doit devenir
réel. C’est là, la véritable pensée du christianisme.
9
Le christianisme s’est tout d’abord fait connaître par ses
tourments, puis par ses erreurs, et enfin par ses mensonges, de sorte que, dans
le monde dominé par l’apparence, il apparaît comme une idée
authentique qui apporte la seule vérité possible en lieu des vérités
du monde de l’apparence. Mais que ce monde vienne à vaciller –
c’est le cas en bien des endroits du globe – et le christianisme
se montre dans sa nudité, dans l’exigence des populations appauvries
qui lui sont soumises, à ce qu’il prouve ses prétentions.
10
Alors que le christianisme dormant sait se faire oublier, la moindre étincelle
provoque son éveil. C’est aussi qu’il est la seule force
capable de contenir un incendie, au prix, il est juste de le remarquer, de voir
ses fondations changer de gérants. Mais alors, le risque est grand qu’il
se montre pour ce qu’il est : une vérité confisquée.
11
A l’opposé de l’évolution des esprits, dont le but
est de triompher des idées vieillissantes parce que devenues infertiles,
le christianisme a érigé une église à la gloire
de son programme, celui de racheter ce qui produit le déclin de ses disciples,
la faute morale, afin de se maintenir dans la durée en soumettant les
esprits et incarcérer les corps. De la naïveté à la
dévotion, de la virginité à la chasteté, voilà
en réalité le vrai programme du christianisme, dont tous les autres
ne sont que de malheureux leurres pour parvenir à cette fin, et quoique
bien chaste et bien vierge qui s’y laisse prendre. Mais quel autre destin,
un esprit éclairé saurait lui conseiller sans devoir, à
son tour, s’accoutrer des haillons de ce vulgum pecus…
12
Le christianisme est la religion de la culpabilité et de la honte qui
pardonne à tous afin d’être pardonné de ceux qui font
œuvre de repentance.
13
Le pardon : l’offense la plus impardonnable faite à un esprit libre.
14
Dans le pardon, il y a comme l’odeur de la soumission, une irresponsabilité
reconnue de l’esprit qui anéanti tout acte, fut-il le plus condamnable
pour celui qui se repent.
15
Il n’y a pas d’acte en soi qui est condamnable ; il n’y a
que des condamnés, parmi lesquels devraient figurer en bonne place les
chrétiens, si nous voulons faire œuvre charitable, naturellement.
16
On ne peut reprocher au christianisme d’être comparable à
de la nourriture, mais c’est une nourriture de l’esprit qui ne peut
convenir qu’à celui qui a le ventre repus. A l’autre, il
lui faudra se contenter d’y croire.
17
Le christianisme est une philosophie qui remet à demain l’espoir
porté aujourd’hui. Il trouve la réponse dans le trépas,
comme une sentence qu’anoblie une vie faite de labeur, de soumission,
de mortification, de terreur, de repentir… Bref, d’obéissance.
18
Le christianisme est la négation de la vie qui trouve sa justification
dans la mort, ce qu’il situ au-delà de la vie, devant un tribunal
des âmes qui juge du mérite de celles-ci par son degré d’abstinence
envers tout ce que la vie offre de plaisir et de grandeur, de joie et de douleur,
pour ne retenir que l’effacement envers la jouissance, parce qu’il
la juge comme un crime. N’a-t-on jamais vu crime plus efficace, ce chantage
de l’absolu…
19
Pour le christianisme, la vie est un carcan qu’il s’agit de débarrasser
par l’abstinence de ses manifestations charnelles en ne retenant que celles
de l’esprit. La pureté de l’esprit délivré
de la chaire. Connaît-on système de castration plus efficace ?
20
La libération de la vie est, pour le christianisme, le moment de la mort.
De là toutes les dérives orchestrées par ceux qui s’emparent
de l’exercice d’un pouvoir. Et de l’abstinence qu’évoque
le sacrifice chrétien, à la débauche que provoque l’idée
que la vie est courte, par ceux là dont le goût est de diriger,
l’histoire ne retient de leur souvenir, que celui du mépris qu’ils
manifestaient, et que le christianisme absous. Voilà qui justifie le
malheur par nécessité.
21
Le christianisme est une philosophie de la convoitise et de l’appropriation
qui ment sans cesse sur ses intentions, à l’image de ces péchés
qu’il dénonce avec obstination. Et quoiqu’il y ait, dans
cette obstination, comme la marque d’une trahison, car enfin l’effort
qu’il fournit pour convaincre, fini par convaincre qu’il est bâtit
sur ce qu’il dénonce. A quoi bon, en effet, tant d’acharnement
envers un malheur qui ne traduit qu’une misère…
22
Le christianisme est un mensonge, mais un mensonge obsédant sur la vie,
redoutant ses manifestations les plus pures, les plus sauvages ; en un mot :
les plus sexuelles.
23
La domestication des êtres, voilà le véritable projet que
contient le christianisme. De quel autre projet serait-il porteur, qui ne l’avilisse
à son tour… ?
24
La liberté est apparue par le christianisme. Mais, elle est apparue,
comme le sang séché, sous forme de coagulation ; impropre à
la vie.
25
Le christianisme, nourriture de l’esprit ? Voilà un leurre de plus
dans l’équivoque paysage de la désolation des choses humaines.
En effet, que peuvent signifier ces aliments célestes, privés
de la nourriture terrestre ? Et pour goûter avec délectation à
ce genre d’aliment, ne faut-il pas avoir l’esprit dégagé
des contingences de la chair ? Mais alors, pour un esprit si rempli, en quoi
le christianisme serait un aliment ? Ne serait-il pas plutôt son poison
?
26
L’esprit critique est apparu avec le christianisme afin de lui donner
une consistance légitime, la liberté, hors de laquelle un tel
esprit est vide de sens, pour aussitôt se l’approprier, le vidant
du même coup de cette substance qui lui a donné sa consistance.
Le christianisme dévorant ses propres enfants, en somme.
27
Que vaut un salut inaccessible face à un présent inexistant ?
N’est-ce pas dans cette question troublante qu’est contenu le vrai
visage du christianisme ? Inquiet devant une vie que personne ne maîtrise,
face à la mort que tout le monde ne fait qu’imaginer, non sans
un certain effroi, on s’abandonne volontiers pour un confort de protection,
c’est-à-dire ce qui manque le plus à ceux dont tout le souci
se résume à se protéger, de peur de perdre le peu d’existence
qu’ils comparent abusivement à la vie, alors qu’ils en redoutent
ses manifestations les plus humbles sitôt qu’elles sortent du cadre
étroit de l’habituelle convulsion de l’existence quotidienne.
Mais, c’est ce qu’il reste, à trop espérer de l’au-delà.
28
A voir la folie s’agglutiner autour des églises depuis l’avènement
du christianisme occidental, on en déduit aisément que le chrétien
n’est qu’un homme malade.
29
Le christianisme est la science des esclaves.
30
Il y a deux milles ans, on blanchissait déjà ce qui était
compromettant : acte de naissance du baptême.
31
Le premier crime contre l’humanité : naître.
32
L’athéisme est la forme laïque du christianisme.
33
Comment faire naître en soi une passion qu’on n’éprouve
pas, lorsque combiné à diverses situations, il est mieux de feindre
afin d’esquiver, plutôt que refuser afin d’ignorer ? Il faut,
pour cela, avoir le sens de la tragédie, avoir l’âme du comédien.
Rien n’y oblige que la crainte de voir s’écrouler un projet
que seul un comédien sait bâtir avec raffinement.
34
Il y a des gens qui n’ont pour seul tord de n’être que trop
visiblement des salauds. Les autres n’en laissent rien paraître.
Mais qu’importe l’homme si son œuvre atteint le sublime. L’homme
Céline n’était peut-être pas recommandable, mais son
« Voyage… » est praticable. C’est qu’une pensée
appartient à l’époque qui a vu naître l’homme
qui l’a incarnée, et non à l’auteur lui-même.
Dans le cas contraire, combien de pensées auraient survécues à
la disparition de leur auteur ?
35
Il faut privilégier le génie à toute autre considération.
36
La morale, dont la nature est de juger du caractère des hommes, par cette
nature, exprime une sentence impossible à respecter par cela que la nature
humaine, toujours changeante au gré des saisons, impose un modèle
positif de comportement qu’il sied à chacun de refuser à
l’autre pour mieux s’en approprier la vertu. Ainsi, paraître
pour ce que l’on n'est pas, afin d’être ce que l’on
ne paraît pas, sans être dérangé.
37
Le vice des uns justifie la vertu des autres.
38
Définition du mauvais goût : l’homme honnête.
39
Définition du bon goût : l’homme respectueux.
4O
Il y a un mot pour désigner l’esprit de l’humanité
: la liberté ; il y a un mot pour désigner l’esprit de l’inhumanité:
l’égalité ; il y a un mot pour justifier cet antagonisme
: la fraternité.
41
La réunion de deux idées antagoniques produit un mensonge.
43
Il faut rendre leur fraîcheur à des textes trop lointains, si nous
voulons recueillir toute la saveur du temps qui les a solidifiés. C’est
que la poussière ternit les images plus qu’elle ne les embaume
; et c’est à son caractère critique contemporain que l’on
reconnaît la vivacité d’un texte, non à un respect
forcé dû aux ans.
44
On ne devrait jamais douter du mot sans prendre le risque de voir perler le
mensonge sur la commissure de lèvres incertaines. Douter du mot donne
de l’aigreur dans la bouche – on le voie d’un tribunal, dont
c’est la vocation – parce que ce n’est pas le mot qui est
mis en doute, mais la parole qui devient par-là même mensonge.
Cruauté du discours…
45
Il n’y a rien à apprendre, mais tout à comprendre. C’est
cela qui constitue la finalité dernière du savoir, sa téléologie,
et non la suppression de toute chose.
46
La connaissance qui ignore la dimension sensible de l’humanité
s’appelle la médecine. Elle conçoit la mort naturelle comme
une simple déconstruction d’un système biologique, et non
comme le vivant se renouvelant. C’est ce qui explique qu’elle s’autorise
tous les excès sans tenir compte de l’action du temps sur le vivant.
Concevoir la vie comme on conçoit la mécanique ; la raison au
service de la logique pure. Cependant qu’il serait prudent d’inverser
la formule, à moins de concevoir la mort comme la finalité du
vivant. Il est vrai qu’un requiem est toujours plus grandiose qu’une
symphonie pastorale, et qu’on élève plus facilement des
bâtiments à la gloire des morts que des habitations au service
des vivants. C’est qu’on demeure classique par crainte de la critique,
voilà tout ; dit autrement, le mépris semble plus engageant que
l’hospitalité.
47
Savoir distinguer la réprobation de la sentence.
48
Prendre le train de la vie dans le mauvais sens étreint la gorge aussi
sûrement que le trépas fixe les bornes de l’existence.
49
A quoi bon un ailleurs qui ne séduit que parce qu’il est inconnu,
alors qu’on en redoute ses effets de déjà vu…
50
Nous sommes seule face au monde, comme David face à Goliath, à
ceci près qu’aujourd’hui, David s’associerait avec
son ennemi d’alors, car si à l’époque, les querelles
étaient provoquées par les idées, aujourd’hui les
idées se réduisent à celles qui justifient un partage du
pouvoir. L’ambition s’est déplacée du terrain des
idées à celui du profit ; en somme, de la jalousie vers le mépris.
51
Meurtre conjugal : divorce radical !
52
Ce qui retient les individus au sein du couple est une force si puissante qu’elle
rend impossible une rupture sans faire de dégâts ; et quoiqu’il
est vrai, seulement entre gens que tout indisposait à leur rencontre.
53
On se convainc d’amour sitôt nos organes en émoi ; qu’il
n’y soit pas répondu montre l’ampleur de la confusion. Rien
d’autre.
54
En amour, nos organes servent trop souvent de boussole, mais que l’un
ne veuille répondre à l’autre, et c’est l’aigreur
de la trahison qui pointe à l’horizon. Soumis à nos organes,
nous éprouvons de la faim sitôt que l’autre ne veut y répondre.
On en fait alors, le reproche de ne plus être aimé afin de dissimuler
à l’esprit sa propre famine. Ainsi, transformer le dépit
en colère.
55
L’amour d’aujourd’hui qui ne manifeste pas d’intérêt
nous apparaît niais ou douteux, mais non authentique, tant il semble que
seul ce qui porte de l'intérêt nous apparaît comme réel.
Et seul le réel qui manifeste de l’intérêt retient
notre attention. C’est qu’à défaut d’amour,
nous savons, au moins, nous rabattre sur notre avarice.
56
L’amour d’aujourd’hui est ce vaudeville qui retient deux personne
en captivité par un contrat que personne n’engage, mais qu’aucun
ne refuse.
57
« Faites l’amour, pas la guerre », dit-on. Oui, mais à
partir de quel âge ?
58
L’idée ne vient pas à l’adulte ; elle s’achève
avec lui.
59
Ce qui étouffe le courage fait respirer l’envie.
60
La vérité est ce que l’on croit. Le reste vient après.
61
Il faut faire attention, lorsque l’exigence de la droiture veut s’imposer,
que la morale que l’on se fait ne gâte celle du cœur, parce
qu’alors les principes de désirs qui le gouvernent se transforment
le plus souvent en désir de principes que l’on redoute ; et qu’à
y regarder de plus près, il est prudent, lorsque l’on s’abandonne
au cœur, de ne pas se laisser distraire par la morale, à moins de
considérer le cocuage comme une marque de fidélité.
62
Ne vous êtes vous jamais posé la question de connaître la
signification de : « être à l’écoute de l’autre
» ? Ne pensez-vous pas qu’il est bon déjà, de s’écouter
soi-même, afin parfois de pouvoir écouter l’autre, et trouver
les arguments pour y répondre, et dont le silence est l’un des
arguments les plus redoutables ?
63
Ecoutes toi toi-même !
64
L’apparence physique n’est qu’un symptôme, mais c’est
avec elle qu’on fait l’amour, et c’est elle qui peut tenir
éloigner un individu prédateur, s’en éloigner prudemment,
ou se laisser surprendre dans le piège de ses propres masques.
65
Il me paraît inconcevable que le monde moderne d’aujourd’hui
n’engendre pas des individus aux comportements qui le contrarient par
quelques propos ou actes de refus, non parce que ce monde apparaîtrait
comme scandaleux, mais bien à l’inverse, parce qu’il ne se
montre pas assez scandaleux. C’est justement parce qu’il montre
partout une richesse domestiquée, une richesse dépensée
avec parcimonie, malgré les apparences qui nous font croire à
du gâchis ce qui n’est que folie, que peut venir le scandale, parce
que le propre de la richesse, c’est d’être dilapidée,
et non que les lieux de sa dépravation soient tout spécialement
choisis pour leur caractère privatif. Le scandale, c’est que la
richesse est confisquée, et appartient à des nantis, et non qu’elle
soit dispersée pour le plus grand nombre. Au plus grand nombre, il est
distribué le produit de cette richesse, la misère.
66
Lorsqu’on entreprend, dans certaines circonstances, de faire la critique
de l’autre, il est bon de le faire pour ce qu’il est réellement,
et non pour ce qu’on imagine, et encore moins pour ce qu’on voudrait
qu’il soit. Critiquer, ce n’est pas proposer mais discuter. Toute
autre formulation n’est que maquillage de conflit.
67
L’autre, cette figure de soi qu’on ne peut admettre que hors de
soi.
68
Ne dites pas « Je t’aime », à moins d’avoir beaucoup
d’imagination.
69
Je dis ceci qui souvent soulève une large désapprobation, et qui
est pourtant la chose la mieux partagée par nos contemporains, savoir
qu’il n’y a pas d’amour. Bien sûr, en disant cela, je
soulève un désenchantement qui me dessert, tout simplement parce
que l’immense majorité a pris l’habitude de vivre en marge
du questionnement et préfère vivre au cœur du spectacle du
monde de la marchandise. On le voit, rien ne semble plus vrai à l’œil
abusé par une marchandise qui se laisse désirer, que la valeur
attribuée à celle-ci ; rien ne sait remplir l’âme
d’une émotion aussi forte qu’une marchandise qui tient son
éclat de la valeur qu’elle affiche, et rien n’apparaît
comme plus abject que l’individu qui est dépourvu d’un tel
attrait. Comment, dans ces conditions, rencontrer l’amour ?
70
L’amour privé de sa pensée n’est qu’une bestialité,
au sens exact qu’il faut donner à ce mot de bestialité.
Il ne faut donc pas y voir une quelconque sentence, mais une simple constatation.
On ne saurait en éprouver de la répugnance qu’à l’ombre
de préjugés malsains, c’est-à-dire de ceux qu’affectionne
le christianisme. Cependant, on ne saurait le lui reprocher sans qu’à
notre tour, nous nous compromettions dans un préjugé, car il suffit
d’ignorer les sentences du christianisme pour que disparaisse la répugnance
que l’on éprouve à l’évocation de certaines
situations. C’est que la bestialité de l’amour enfin reconnue
nous libère d’entraves autrement impossibles à distinguer,
et lui redonne une pensée que le christianisme avait jusque là
réussi à confisquer.
71
Pour le christianisme, rien n’est plus abject que les jeux qui accompagnent
l’amour, parce que l’amour chrétien est douleur ; douleur
dans l’enfantement, devoir dans le coït, répugnance des organes…
D’où sa persévérance pour les châtiments…
72
L’amour qui s’accompagne des jeux du sexe prouve notre nature intellectuelle.
L’inverse démontre notre misère, non notre animalité.
L’animal, lui, ignore ces dimensions.
73
Les hommes comprennent mieux ce qu’ils pensent que ce qui est, mais s’amusent
de ce qui est, et méprisent ce qu’ils pensent.
74
Aucune idée ne sert ou ne nuit indéfiniment. C’est méconnaître
les effets du temps que de croire le contraire, et à l’inverse,
concevoir chaque éclair de la pensée comme frigide, sans aucune
conséquence sur le monde, ne se vérifie pas.
75
Il n’est rien dont les conséquences peuvent être plus funestes
ou plus enchanteresses que les effets de la pensée. Qui n’est pas
rempli de remords, ou à l’inverse, n’est pas rempli de joie
à l’évocation de telle ou telle pensée qui a produit
son effet, est simplement dépourvu des idées qui lui donnent un
contenu. L’oubli de prendre toute la dimension du lien entre une pensée
et sa réalisation n’est pas seulement une faute, parce qu’il
conduit à perdre le sens de la vie, celui de la liberté, et qui
fait que l’on s’accommode de tout par défaut de n’être
incommodé par rien, de sorte que de tout ce qui la restreint, il y manque
l’essentiel : la conscience de cette restriction, c’est-à-dire,
la possibilité d’y mettre un terme.
76
On confond bien souvent désir et convoitise, alors que le premier n’exprime
que la possible conscience de vouloir supprimer la seconde ; et la seconde,
la terrible inconscience d’ignorer le premier.
77
Il peut arriver l’impatience de vouloir traverser la vie comme on voudrait
se dérober à une douleur dentaire, c’est-à-dire plutôt
vite, non pour échapper aux hommes mais bien pour s’en rapprocher,
tant la mort semble plus hospitalière et souriante à ceux qui
ne font que subir leur triste existence, c’est-à-dire une existence
que tout tient enchaîné à une vie sans substance autre que
celle du vide. A ceux là, l’humanité est un projet impossible
à rencontrer ici-bas. Leur projet seul peut la contenir.
78
Il faut oser regarder, dans un face à face avec soi-même qui n’admet
pas l’équivoque, notre propre épouvantable vérité.
79
Pascal, cet « archer terrible aux dix-huit flèches impérissables
» selon Mauriac, et qui finit par périr sous les coups du christianisme.
C’est que, face à l’insondable tel qu’un Pascal fut
porteur, le mensonge est mortel.
80
Lorsqu’on interroge les gens sur la mort, il y a les vantards qui disent
ne pas s’en préoccuper, les inquiets qui disent l’attendre
comme on s’agenouille devant une fatalité, et ceux qui en affrontent
ses manifestations. Parmi ceux-ci, seuls le vivent avec détachement,
c’est-à-dire avec un certain scepticisme, ceux qui l’invitent
comme on invite un libérateur. Leur redoutable attitude les protège
de bien des vicissitudes, voilà tout.
81
Il est certainement bon d’être charitable, à la condition
de le comprendre du point de vue de l’égoïste.
82
C’est la douleur rencontrée dans la vie, l’angoisse que cela
provoque, qui fondent les religions, le salut qu’elles proposent, non
l’inquiétude devant la mort, cet avenir inaccessible qui offre
les possibilités de l’imagination, alors que la douleur étreint
la gorge au point de désirer cesser de vivre, au point que la mort est
identifiée à une libération.
83
C’est la morale qui détermine les religions, qui leur donne un
contenu acceptable, parce qu’elle doit rendre compte de l’organisation
sociale – c’est là sa vocation – afin de soumettre
ces penchants qui transforment l’instinct en désir, afin d’en
maîtriser leurs manifestations autrement redoutables pour tout ce qui
réduit la vie à un ordre, à une discipline, à un
système. La religion, c’est ce qui plonge chacun dans l’apnée
de sa naïveté pour être repêchée par le sacerdoce
de ses illusions.
84
Pour donner du souffle à un épisode du passé, il faut le
rendre séduisant, il faut le rendre CONTEMPORAIN.
85
Pour nous autres, contemporain du siècle de Guy Debord, la philosophie
a perdu ses références, lesquelles en faisaient la science de
la logique, laquelle expliquait le monde, pour lui substituer la logique de
la science, laquelle agit sur le monde pour le transformer, non pas dans le
sens qu’en donnait Lamarck, ni dans celui d’une possible amélioration
des conditions d’existence, mais afin de lui ôter ses imperfections,
ses égarements naturelles : tout ce qui distinguait en lui le raisonnement
du sensible et qui sont à l’origine du désir d’améliorer
les conditions d’existence, pour ne lui imposer que la froide détermination
du rendement et ruiner tout ce qui est issu du hasard, cette source de l’esprit
critique. En un mot, imposer l’ère glaciaire du calcul. Passer
du désir de comprendre à l’envie de régner.
86
Dans le fond, on ne croit jamais qu’en soi, même lorsqu’on
évoque Dieu ; surtout lorsqu’on évoque Dieu.
87
Quelques rares auteurs furent auteur d’un seul livre – c’est
le cas de Nietzsche ou de Pascal – dans le sens inverse d’un Thomas
d’Aquin, s’entend.
88
Les dieux, sollicités le plus souvent pour conjurer un sort ou un tourment,
ne sont finalement victimes que de la reconnaissance qu’on leur attribut
par l’expression de leur figure, et qui n’est rien d’autre
que la trahison de nos propres certitudes, ébranlées.
89
De ce qu’est la philosophie, il faut l’entendre dans le sens qu’en
donnait alors le Marquis de Sade, c’est-à-dire à partir
de la place qu’il lui a assignée et qui est l’endroit qui
lui convient, non pas dans les universités, mais dans un boudoir. L’entendre
d’une toute autre manière ne serait qu’une perversion de
cet esprit ; une perversion bien sadique, il est vrai.
90
Concevoir le sacrifice du point de vue de la liberté comme le fait le
christianisme, est un non-sens en cela que l’idée de sacrifice
appartient à un système de pensée, autour duquel gravite
une croyance transcendantale, c’est-à-dire un système de
soumission à cet ordre ; ce qui invalide toute idée de liberté.
91
On peut se ressentir libre de choisir un système de soumission, mais
non d’y être soumis. Dès cet instant, l’individu appartient
à ce système, toute sa pensée lui sera inféodée,
tout son comportement en subira les influences, même les plus anodines.
Il y a une liberté de choix, mais non d’exécuter les principes
qui régissent un système. La liberté s’arrête
là où un principe l’encadre.
92
Le moteur de la liberté est la critique.
93
Dans un système de pensée bloqué par des principes, concevoir
la liberté, c’est la concevoir bornée dans les conditions
admises par ces principes, et qui ne peuvent être dépassés
sans qu’elle ne perde tout son sens. Dans ces conditions, parler de liberté
ne détermine pas une présence mais un aveu.
94
On n’aime rien mieux que la certitude que ce qui existe est vrai par l’habitude
de sa récurrence.
95
Il semble que, seule la paresse d’esprit est juge de ce qui est vrai par
cela que rien ne vient contrarier par sa nouveauté le sommeil de sa raison.
C’est que choisir entre le confort que procure l’absence de responsabilité
et la jouissance que procure sa propre volonté, le petit homme d’aujourd’hui
a tranché et a préféré démissionner de sa
volonté pour lui préférer les facilités que lui
offrent la liberté confisquée par ses maîtres. C’est
qu’à défaut de vaincre d’une situation par ses propres
efforts, il est plus confortable de se soumettre à une situation que
les efforts de maîtres autoritairement proclamés imposent. C’est
ce qui explique que le salariat a tant de succès.
96
Où se trouve donc tous ces peuples dont on aime croire qu’ils étaient
réfractaires à l’avancé du monde de l’argent
et à son spectacle ? Où se trouve donc ces peuples du refus dont
l’histoire nous rapporte les épopées relatées dans
des récits homériques, mais pour lesquels il n’existe point
de preuve ? Et pourquoi donc les rechercher ? Aurait-on besoin de se figurer
la liberté, pour en justifier le désir ? Serions-nous si privé
d’imagination ?
97
Il devrait être sage de manger les fruits de la vie avant qu’ils
ne pourrissent mais la prudence toutefois, nous dicte d’en garder pour
l’occasion. Cependant, de quelle occasion pourrait-il s’agir ? Ne
parle-t-on pas plutôt de celle que l’on manque toujours ? de celle
dont on se rend compte sitôt l’effet passé, alors même
que nous ne l’avons pas vu arriver ? Que faire alors de ces fruits qui
se montraient si généreux en sucre, mais que le temps a chargé
d’amertume ?
98
Lorsque, de la révolte de la jeunesse, nous passons au scepticisme de
l’âge qui marque l’expérience des ans, effaçant
du même coup l’innocence, une part de soi s’est affermie,
rendant la certitude que la marque des ans a imprimée sur sa vie, plus
ignoble encore que la haine qui habitait notre jeunesse, par cela que le dégoût
qui nous accablait alors, n’avait de rival que l’indifférence
qui finit par nous assaillir.
99
Il n’y a nul part où aller que le seul terrain de notre imagination.
L’imagination est LE territoire, et nous ne saurions en connaître
un autre sans prendre le risque de se fourvoyer dans un chemin de travers qui
se révélerait être rempli des pièges que l’on
tente le plus souvent d’éviter, non par sagesse, mais par la crainte
qu’éveille notre sagesse de se voir ensevelie sous la pression
de gens moins scrupuleux. Il ne s’agit pas de prudence, mais d’attention.
C’est que là où un trop plein de prudence interdit, la vigilance
conseille. Seule l’imagination offre l’impertinence de déborder
du cadre de cette bienveillance pour le vagabondage des idées. Seule
l’imagination sait déborder de liberté.
100
L’homme libre avance seule. Quel besoin aurait-il de s’entourer
de disciples et de maîtres ? Il est son seul disciple et son seul maître.
Il ne se suffit pas à lui-même parce qu’il est un rapport
à l’autre, un rapport libéré des entraves qui conditionnent
l’esprit du maître et de ses esclaves. C’est que la liberté
se conçoit dans celle de l’autre, et s’arrête lorsque
l’autre s’en trouve privé, parce qu’elle traduit un
rapport social qui implique les individus entres eux, non une politesse d’aristocrate
inquiet de se voir émasculer de ses prérogatives.
101
Il n’y a nul part où aller en dehors de l’imagination ; l’imagination
est le territoire. Le territoire est là où nous sommes, et là
où nous allons et qui existe dans la certitude de notre conscience, tel
un Christophe Colomb à la veille d’embarquer pour l’inconnu.
102
Des conquêtes de César à celles de Napoléon, de l’invasion
de ces terres nouvelles que la vieille Europe a appelée l’Amérique
au développement des marchandises, de la dérive de l’Art
à l’oubli de l’amour, il n’existe rien qui ne vienne
de l’imagination et qui y retourne, mais non dans un éternel retour,
plutôt comme le ferait une horde de Huns, le pétrole en plus.
1O3
L’argent, produit de l’imagination par excellence, valeur absolue,
pouvoir absolu. C’est là sa faiblesse : il suffirait de ne plus
croire en son pouvoir, pour que la valeur qu’il lui est attribuée
s’effondre, et que nul qui y est soumis n’y trouve matière
à regret. C’est qu’un dictât est craint tant qu’il
s’impose, tant qu’il tient sur le socle de sa vérité.
Que celui-ci vient à s’effriter, et l’horizon ainsi découvert
s’éclaire d’un jour nouveau, qui nous fait bien vite oublier
les ténèbres des jours précédents. Et quoique l’on
ignore comment vivre ce que l’on ne connaît pas, et qui est un argument
de prudence qui nous fait accepter ce que nous connaissons. Le désir
de découvrir le mode d’emploi d’une vie nouvelle, naît
dans l’enthousiasme de l’effondrement des carcans. C’est cette
imagination nouvelle que redoutent tant les tenants de la vieille imagination
figurée par l’argent. De là, toutes les calomnies, les mensonges,
le terrorisme d’une police…
104
De toutes les vérités, la plus certaine c’est qu’aucune
n’est vraie absolument.
105
S’il est sage de se positionner vis-à-vis de l’immensité
de l’univers, il est prudent de se positionner vis-à-vis des autres.
Immensité là bas, petitesse ici. C’est que le vertige de
l’un et l’orgueil de l’autre provoque la sagesse d’un
prudent retrait à qui sait observer, et la véhémence de
la passion à qui est aveugle.
106
A l’observation du ciel, la sagesse nous impose l’humilité,
tandis qu’en observant près de soi, il nous faut, pour être
pourvu d’un minimum de sagesse, disposer de la révolte.
107
La philosophie n’est en rien la science de la sagesse que voulait un Descartes
ou un Montaigne, parce qu’elle n’a jamais été qu’un
discours querelleur sur les querelles de chacun. Elle n’est une voie qu’à
celui qui porte aussi un couteau, parce qu’il n’y a d’arguments
véritables que ceux qui vainquent contre ceux qui sont vaincus.
108
Sur quel critère pouvons nous nous représenter ce que l’on
considère comme normal, et que la morale, abusive par principe, oppose
à ce qui est anormal, ce qui semble anormal, c’est-à-dire
ce qui dérange la logique du bon sens ? Il nous faudrait, pour répondre,
user de critère exempt de pathologie ; le pathologique, cette maladie
de la logique qui se réduit au bon sens.
109
Nous admettons faire une distinction entre le normal et le pathologique à
l’intérieur d’un système référent, lequel
par convenance possède sa logique propre. Mais, pour que ce système
soit élevé au niveau de ce qui le fait admettre pour lui-même,
et donc qu’il n’autorise rien qui ne l’ébranle, c’est-à-dire
qu’il correspond à ce qu’il est admis comme normal, il lui
faut être un système de pouvoir. C’est un système
de pensée qui est tout naturellement appelé à gouverner
le monde. Cependant, au vu des désastres qu’il a répandu
sur l’ensemble de la Terre, il faut bien admettre que ce système
a échoué devant ses promesses, devant sa normalité. Il
n’est pas abusif de conclure que ce système référent
est pathologique, et que la gouverne de ce système est l’expression
de la maladie. A bien des points de vue, on ne saurait le réfuter sans
ruiner l’espoir que nous mettons à le maintenir en place ; sans
ruiner la certitude que nous sommes normaux selon les critères de cette
gouverne, et donc admettre que nous sommes nous-mêmes, malades. Bref,
être visiblement ce qui nous effraie absolument. Mais, qui donc oserait
entreprendre une telle démarche de salut public sans devenir victime
de sa propre thérapeutique…
110
Se mettre au diapason d’un autre, et finir par en attraper le ton : comble
de l’impuissance.
111
La fréquentation de ce qui nous est imposé façonne en chacun
de nous un jardin vidé de sa substance, vidé de nos souvenirs,
de nos émotions, de nos sensations, pour le vivre rempli d’une
cartographie nouvelle qui nous a fabriqué des souvenirs, provoqué
des émotions, éveillé des sensations, tout cela dans un
artifice si parfait que rien ne saurait nous en éloigner sans faire surgir
en nous un effroyable vide, ce que nous redoutons le plus : le détachement
de tous liens, parce qu’alors il nous faut trouver notre propre force,
ou succomber.
112
Là où tout est falsifié (et reste-t-il seulement un terrain
qui ne le soit pas ?), il faut rechercher la vérité d’un
concept dans son origine, et non tel que l’extrapolation à travers
les ans nous l’a rapporté, parce qu’alors on serait bien
en peine d’en dire quoique ce soit qui n’est aussitôt contredit
par ceux-là qui font profession d’abuser des concepts afin de les
rendre présentables. Il nous faut donc aller là où le concept
nous apparaît comme le plus éloigné de sa réalisation,
le trouver à l’état de fossile, là où il n’a
pas encore subi la lente détérioration que les falsificateurs
appointés lui font subir ; le trouver dans sa nature d’origine,
là où se révèle aussi les possibles jeux de sa falsification,
là où l’on peut rencontrer la critique de son esprit afin
d’en faire surgir l’esprit de sa critique, c’est-à-dire
le mouvement de sa réalisation, de sorte qu’il se donne dans sa
vérité, ou qu’il disparaisse.
113
Pour saisir la nature profonde du concept, il faut le saisir dans son mouvement,
celui de sa réalisation, ce qui le révèle, c’est-à-dire,
ce qui donne au présent la consistance qui transforme l’instant
en moment.
114
Du projet de changer le monde, nous sommes parvenus à celui de l’interpréter,
parce que le réel n’est plus qu’un moment du monde du spectacle,
non sa négation, non son dépassement.
115
Le temps n’est qu’un fardeau à celui qui n’a pour tout
bagage que le devoir d’obéissance, et une liberté à
celui pour lequel il est un programme. Le premier a lié son sort au système
du salariat, le second, à sa critique.
116
Qu’est l’intelligence sinon la faculté de comprendre les
choses de la raison en fonction de celle du cœur…
117
Le temps subit par le salariat transporte avec lui la grimace du manque et de
la désillusion et que le masque du devoir justifie.
118
A quoi bon les idées si elles sont privées de l’objet de
leur convoitise, et qui les rend séduisantes par défaut d’être
convaincantes ?
119
Rien n’est encore dit, sinon rien de ce qui se fait n’existerait.
120
Dans ce monde, il est bien difficile de concevoir la tendresse autrement qu’avec
le crachat d’une mitrailleuse.
121
On ne peut offrir un sourire dans le calme ; seulement dans la volupté.
Le sourire est cette forme très spéciale que prend une lame de
rasoir sur le bord des lèvres, lorsqu’on reconnaît à
l’autre l’intelligence provocante qui incite à un duel avec
le charme sublime qui rempli les lèvres de sensualité.
122
La vie est une menace que l’écriture indispose en permanence. C’est
le sens de l’écriture, sa nature assassine.
123
Une écriture qui ne traduit pas une pensée n’est qu’une
maladresse de l’esprit, dont l’usage commun n’en retient que
celui de passer le temps. La longue agonie de l’ennui…
124
D’où vient cette étrange idée que l’on tient
le savoir, de la connaissance que l’autre nous fait parvenir ? Voilà
une conception qui nous fait oublier que tout de ce qui provient de l’autre
passe par le filtre de l’interprétation, de sorte qu’un tel
savoir est souillé de préjugés, déformations, suggestions,
et laisse à chacun le soin de croire qu’il a des choses à
comprendre là seulement où il ne fait qu’interpréter,
croire qu’il transmet, là seulement où il propose, qu’il
entend, là seulement où il dispose. Ceci, indépendamment
de la valeur contenue dans ce savoir. Mais, c’est dans ce cheminement
torsadé, semé des pièges les plus redoutables, qu’une
pensée peut prendre la forme de la vérité qui convient
à cet instant, que l’instant d’après validera ou rejettera,
jusqu’au suivant, jusqu’à ce que ce savoir influence les
esprits de sorte que rien ne puisse en sortir indemne, que rien ne soit admirable,
que rien ne soit acceptable, parce qu’il ne s’agit pas de transmettre
des valeurs, mais de les supprimer, de les dépasser. C’est en cela
qu’on peut parler d’évolution des esprits.
125
Un cataclysme dans l’histoire des idées : Descartes.
126
Un nouveau concept vient d’apparaître en cette fin du XX ème
siècle, celui de l’Union des Etat Européens. Cela rappelle,
non sans une certaine ironie, celui des Etats Unis d’Amérique.
C’est que le besoin se fait sentir à la déjà vieille
Europe de rivaliser avec sa gigantesque concurrente, l’Amérique.
Mais alors que l’Amérique est l’exportation de la vieille
Europe au-delà d’un océan, et qui a donné naissance
à un nouveau pays, l’Union Européenne n’est qu’un
assemblage d’Etats disparates, aux cultures aussi antagoniques que légitimes
par leur construction qui s’inscrit dans les siècles, de langues
aux origines aussi divers que multiples, avec des monnaies dont les valeurs
ne rencontrent que difficilement leur équivalence. Pour qu’un tel
assemblage hétéroclite puisse durer (et tout indique qu’il
va durer), il faut nécessairement que les peuples qui l’habitent
soient dans un état de soumission et d’illusion propre à
tout esclave que des chaînes entravent inutilement. Il faut à ces
esclaves, qu’ils soient soumis volontairement. C’est la condition
pour que l’Europe puisse fonctionner sans qu’elle ne rencontre l’hostilité
du plus grand nombre de ses habitants. L’Europe, c’est l’aveu
que nous avons rencontré la liberté dans l’esclavage, la
force dans la soumission, le bonheur dans la conformité. Ce que le Nazisme
avait rêvé, la démocratie le réalise.
127
L’Europe, c’est le nivellement des esprits, élevés
au niveau des beaux-arts.
128
La vérité n’est que folie, quand la liberté prend
la forme du travail.
129
Donner la vie, comme le font les ventres procréateurs maternels dans
le monde de maintenant, c’est donner la mort par anticipation comme l’égoïste
enferme la liberté pour savourer sans ombrage le fruit de ses désirs.
130
Dans les pays riches, on donne la vie par espoir de voir la sienne s’enrichir
; dans les pays pauvres, on la donne par dépit, par désespoir.
Où l’on voit que le désespoir est bien plus fécond.
C’est désespérant.
131
La vie d’aujourd’hui peut se résumer à cette image,
que celui qui convoite une gourmandise, est prêt à tout pour s’en
emparer dès l’instant qu’il suppose en avoir les moyens,
non pas comme l’alpiniste qui veut se mesurer à l’ascension
de ses propres ambitions, mais comme l’esclave qui, pour avoir quelques
faveurs, n’hésite pas à marcher sur la tête de ses
congénères. Et si l’objet de cette gourmandise est bien
piètre en regard de celui qui gravit sa propre vie sans devoir marcher
sur la tête des autres, il s’en consolera par cela qu’il se
rassasie quand même de la somme de ces maigres réussites ; pareil
à un chasseur de lièvre en rapport à un chasseur de cerf
: son gibier est petit, mais c’est son gibier. C’est que le mérite
que l’on se donne est à la hauteur des ambitions que l’on
chérit.
132
L’esprit contemporain du monde qui se proclame moderne : vomissure de
cervelas, fabrique de ferraille à roulettes, fausses dents faites d’une
brillance d’argent, tronçonneuse de chair humaine. .. D’après
quelques indiscrétions, ça s’appelle : la démocratie.
133
L’armée n’est pas haïssable pour ce qu’elle est,
cette ombre du pouvoir, mais pour l’obligeance faite à l’intelligence
de se soumettre, parce que dans ce cas précis, point n’est besoin
d’une grande vivacité d’esprit ; elle se réduit à
une peau de chagrin, ayant pour tâche d’être une fonction,
la plus parfaite possible, afin de vaincre sur l’idée qu’elle
combat et de convaincre de l’idée qui l’habite. Ceci n’est
pas honorable, et quoiqu’elle exécute avec une très grande
précision les ordres qui lui sont donnés, ce qui est pour le moins
effrayant ; l’effroi au service de l’honneur.
134
Il me semble plus vrai ce qui est compris plutôt que ce qui est acquit,
parce que ce qui est acquit, l’est dans la durée, tandis que tout
ce qui est compris l’est dans un moment que l’instant d’après
fini par contredire parce qu’il n’existe pas de lois immuables.
Il existe une certaine fixité des esprits pour lesquels rien de ce qui
est acquit ne doit être contredit par ce qui advient, parce que rien ne
doit advenir, aucune conquête ne peut se faire, aucun territoire n’est
plus à prendre. Et pourtant, il existe encore un territoire à
conquérir, le plus difficile, le plus inaccessible d’entre tous
ceux qui ont été conquis ou domestiqués jusqu’à
maintenant, le plus inimaginable, parce qu’il se dérobe en permanence
à notre volonté, c’est celui de la liberté.
135
La liberté est une idée captée par le vide du cirque marchand,
et vendue en parcelles inégales. C’est pourquoi, revendiquer l’égalité
entre tous n’est qu’un leurre qui convient au vide du cirque marchand.
Que ferait-on de parts égales de liberté ? Trop grande pour les
uns, trop petite pour d’autres… A quoi bon une liberté qui
se mesure en arpent ? Une liberté qui mesure la dimension de ses murs
?
136
Nous serions bien en peine de savoir distinguer l’espèce humaine
de toutes les espèces vivantes, tant celle là applique rigoureusement
les lois qui régissent l’ensemble de la sphère du monde
vivant, le besoin de se nourrir, le besoin de se reproduire, le besoin d’une
société fortement hiérarchisée avec ses mâles
dominants et dominés, sa femelle légitime et les soumises, et
jusqu’à la parole qui n’est pas l’exclusivité
du genre humain. Mais, alors, quoi ? Et bien, c’est la guerre qui distingue
le genre humain de l’animal et de la plante. Seul, l’espèce
humaine fait la guerre par plaisir et par ambition ; seule l’espèce
humaine a élevée son genre animal à la sphère du
jeu, jeu bien cruel il est vrai, mais pas plus que la vie, qui a fait de la
mort sa condition nécessaire à sa reproduction. Nous sommes fait
à l’image de la vie qui nous a produit ; c’est ce que les
chrétiens nomment Dieu.
137
Afin de paraître légitime, un mensonge doit transformer la faiblesse
en mérite. Nul n’ignore que le mérite n’est que la
formulation d’un mensonge ; mais il est un mensonge recevable.
138
L’entendement ordinaire détermine la vérité comme
s’opposant au mensonge. Voilà qui traduit l’ignorance des
uns et la tactique des autres, comme le montre chaque jour, non sans un certain
artifice, la cour d’un tribunal, se présentant, elle, comme la
vérité sur laquelle il faut porter jugement de faits reprochés,
alors que la vérité ne saurait traduire un fait, mais un moment
du mensonge. Un moment énoncé, il est juste de le remarquer, sur
le mode de la contrariété.
139
Un des traits qui caractérise la liberté, est qu’elle est
dépourvue de système de blocage, qu’elle est hors d’atteinte
de tout système de blocage, qu’elle ne peut rendre compte d’une
idéologie quelconque sans se contredire ou, à l’inverse,
sans devoir ruiner toute idéologie. D’où la nécessité
de la domestiquer ; mais alors, elle perd sa caractéristique et se manifeste
par son contraire. C’est qu’un lion en cage est d’abord en
cage, avant d’être un lion. Contre sa nature de lion.
140
Est libre celui qui conçoit, non celui qui consent.
141
Le dieu cartésien est celui de la raison, c’est-à-dire celui
qu’il appartient à l’homme d’en déterminer la
substance, et qui est la liberté sans laquelle la raison ne serait que
pure folie.
142
La liberté ne peut se réduire au système des lois politiques
et morales, lequel se veut le maintient dans la durée d’un monde
qui réduit la liberté à l’existence de diverses conditions
s’emboîtant entre-elles de telle sorte que chacune dépend
de l’autre dans un ordre hiérarchique. Il y a bien de la liberté,
à l’intérieur de ces conditions, mais dans la mesure où
elles sont admises par ceux, et ceux-là seulement, qui en réprouvent
l’absence qu’ils identifient à l’abandon. C’est
précisément la conscience de cette absence et l’effroi qu’elle
provoque, qui produit le carcan des lois. Le tord est de considérer les
lois comme vraies parce que justes, alors qu’elles ne sont que le symptôme
de l’appétit d’un pouvoir et de la crainte de s’en
trouver privé.
143
La liberté est ce qui n’est pas limité ; ne limite rien.
Elle est la substance que ne limite aucune borne autre que celle que porte l’époque.
C’est là, justement qu’est le vrai de la liberté,
d’être à la fois le but et le moment de son propre dépassement
; d’être le résultat, et le début du problème
que ce résultat provoque ; d’être le perfectionnement de
l’apparition de son concept.
144
On serait tenté par une téléologie. Après tout,
rien du monde vivant ne s’inscrit dans l’éternité,
et rien ne provient d’un temps sans âge. Tout semble se produire
par bouleversement successif, depuis un début déterminé
vers une finalité qui nous échappe encore. Mais, derrière
de tels questionnements, il ne serait pas exagéré de s’inquiéter
de se prendre pour des dinosaures. Allons bon, nous croyant homme, nous fumes
identifié singe, et voilà qu’un nouveau bouleversement nous
suggère provenir de ptérosauriens. Manifestement, l’identification
à Dieu prend des chemins torturés.
145
Si téléologie il y a, il faut la concevoir comme s’inscrivant
dans un moment, un moment qui ne rencontre pas de borne à l’intérieur
de bornes que notre imagination et notre condition repoussent sans cesse. Vertige
de l’esprit carcéral qui imagine ce qu’il ne veut pas voir,
afin de voir ce qu’il ne saurait imaginer autrement que comme fiction.
Cependant, n’est-ce pas parce qu’on imagine la vie que parfois,
on se rebelle contre les conditions réduites qui nous sont imposées,
comme autant de défi que nous portons à nos désirs, et
que la raison raisonnable jugule en permanence…
146
La liberté est l’expression concrète de l’humanité.
147
Pour qui éprouve le désir de dire la vie, d’en formuler
une conscience, la nature de cette conscience est d’en déterminer
les limites, de déterminer les limites du monde dans lequel elle s’exprime,
et de déterminer l’époque dans laquelle s’exercent
ses manifestations sensibles que nous appelons sentiment et qui se manifeste,
pour des raisons diverses, tantôt comme haine, parfois comme amour, ou
si l’on préfère, sous ces formes très spécifiques
que nous nommons telles, indépendamment de ce qu’il faut entendre
réellement par ces mots. Et c’est lorsque nous atteignons ces limites,
que nous éprouvons le désir de repousser encore plus loin les
frontières que cette conscience a précisée, que nous désirons
aborder sur d’autres rivages, avec l’espoir de rencontrer ce qui
va au-delà de ce que nous disposions alors de certitudes, avec ces certitudes,
que nous éprouvons le désir de dépasser ce qui est connu,
qu’alors le possible de ce que nous prenions pour impossible, devient
réalité. Et, que constatons-nous ? Que sur cette terre nouvelle,
inconnue, nous reproduisons ce que nous connaissons, au besoin en dévastant
tout ce que cette terre recèle de mystérieux et que nous ne saurions
apprivoiser. C’est que nous ne saurions relever un défi sans prendre
le soin de l’aborder avec ses propres bagages. Seules les fous s’aventurent
sans filet hors du cadre protecteur de la société qui les a engendrés.
C’est l’état de notre conscience. Ceux qui y sont soumis
y trouvent confort et protection, ceux qui la soumettent y trouvent pouvoir
et richesse. C’est l’état de l’homme le plus libre
du monde…
148
« Le travail rend libre ! » Voilà une maxime qui convient
parfaitement au monde moderne de notre époque. En effet, aujourd’hui,
travailler, c’est s’acquitter du droit d’être esclave,
du droit de choisir dans cette condition la forme d’exploitation humaine
la plus supportable, voir la plus épanouissante, par opposition à
la force brutale du travail de l’ancien esclavage. L’idée
reste la même, celle de servir une force, mais par consentement, avec
des privilèges étendus ; ce que ne connaissait pas l’ancien
esclave dont l’exploitation fut si scandaleuse à l’esprit
d’un Voltaire. Aussi l’esclave moderne se fait-il complice de sa
condition. Autre temps certainement, mais en quoi les mœurs s’en
verraient transformés ?
149
Travailler, c’est produire de quoi manger comme des veaux, sans en avoir
l’apparence.
150
On s’attache par trop facilement à ce que l’on connaît.
Mais quoi de plus naturel pour celui qui redoute le désagrément
d'une mauvaise surprise que l’inconnu peut engendrer ; C’est que
le plus souvent on se résout à patauger dans le connu par crainte
de rencontrer un vide supposé dans lequel l’inconnu nous ferait
tomber en n’observant pas cette habitude, plutôt que par esprit
désabusé ; et finalement, c’est de l’habitude qu’on
succombe, et non du risque à entrevoir ce qu’un esprit curieux
n’hésiterait pas trop à aborder. Cela tient à ce
que l’habitude agi comme une sorte de désagrément domestiqué.
151
Le poids des ans qui se renferment sur l’habitude, c’est-à-dire,
ce qui s’inscrit dans la quotidienneté de la vie, par sa répétition
immuable, produit une fatigue de la réalité en lieu d’une
révolte qu’un tel enfermement laisse supposer apparaître.
A l’ambition de la révolte d’une jeunesse fougueuse, succède
son abandon pour lui préférer le succédané de la
vie, cette étrange idée qui nous fait croire être tout parce
que possédant tout, alors qu’il n’est rien de ce que nous
possédons qui n’appartienne à la vie. C’est plutôt
la vie qui appartient à cette étrange idée.
152
La vie de la possession nous dépossède de la possession de la
vie.
153
Ce n’est pas de fatigue dont nous mourrons, mais de déception ;
une déception harassante accumulée tout au long de cette vie quotidienne
qui a transformé l’ambition en labeur, l’amour en devoir,
la vie en nécessité.
154
Tout ce qui atteint la vie, tout ce qui la meurtrit, tout ce qui la jugule,
tout ce qui la dissout, la transforme en une carapace opaque qui ne laisse rien
venir de ce qui la fructifie, de sorte que les esprits les plus voraces finissent
par être atteints d’un excès de sobriété alimentaire
qui leur donne ce goût aigre que l’on rencontre dans les yeux d’un
chien malade. Et, que peut-il sortir de l’anorexie de l’esprit,
sinon de la bêtise et de la soumission…
155
En passant devant le Palais de Justice de Paris, par un après midi nonchalant
d’un printemps enchanteur, il m’est venu cette pensée à
l’égard de la philosophie : être l’incarnation des
pires idées dans l’histoire des mauvaises idées. On ne saurait
assombrir plus sûrement une telle journée ; c’est que l’influence
de la proximité de certains lieux n’incite pas à l’optimisme,
manifestement… Le Palais de Justice ne sait rendre qu’une justice
de Palais, afin d’apaiser l’esprit de ces Messieurs... Rien d’autre.
156
Si nous ni prenons garde, le siècle qui a commencé avec la première
partie de la guerre du Golfe, vers les années mille neuf cent quatre
vingt dix, et qui s’est poursuivi avec la deuxième partie de cette
guerre au début des années deux mille, sera Leibnizien plutôt
que Cartésien, comme le meilleur des mondes possibles, plutôt que
comme doute, à l’image politique de ce troisième Napoléon
qui préfigura celui de Thiers plutôt que celui de la Commune.
157
Il faudrait sentir la force de prendre sa revanche envers sa destiné
; mais, quel ultimatum nous imposerait de se maudire à ce point?
158
Le pauvre, celui pour qui manque l’essentiel, la richesse de l’esprit,
se vautre dans sa misère comme le porc dans sa soue. Impossible de chercher
à le décrasser ; le risque est trop grand d’en être
soi-même éclaboussé ; d’en être contaminé.
C’est la faiblesse de l’homme que de succomber à la bassesse
et de s’y installer, comme un peuple soumis s’installe dans la paix.
Tranquillité de l’espèce, sans doute ; mais, quel malade
ne rechercherait, à défaut de vaincre sa maladie, en ignorer ses
effets par l’usage constant d’un sédatif ?
159
Comment effacer, de l’ombre de son couloir, ces journées ennuyeuses
qui circulent inépuisablement ? Ne pas y penser, me direz-vous…
Mais, c’est chose impossible, et certainement de mauvais conseil pour
celui qui habite le sous-sol de son esprit, là où se tapissent
tous les mauvais démiurges. Mauvais ? Pour qui ? pour celui qui se trouve
sans cesse influencé par les strates de l’envie, de l’accaparement
; pour celui qui craint y laisser son âme, n’ayant plus rien à
monnayer. Mais, pour l’autre, celui qui n’a rien, pas même
la certitude d’exister ? N’est-ce pas là qu’il trouvera
confort ? Ne lui serait-il pas plus prudent de réinventer Diogène
de Sinope ?
160
Atteindre le calme absolu, se délivrer du monde effrayant de l’esprit
du monde… Voilà qui s’identifie à un suicide. Quel
salut trouver dans le monde, celui qui bâtit une architecture de pouvoir
avec les briques de la soumission ? Soumission du concept ici et donc suicide
du concept là. C’est ça, la grande création de l’esprit,
d’atteindre l’absolu complétude, l’absolu plénitude
par le suicide ! Le suicide comme délivrance… D’où
les fêtes galantes après chaque victoire de la marchandise et de
son monde contre celui des mécréants.
161
Combien parfois, il doit être bon de se sentir comme un légume
; n’aspirer à n’être plus qu’un légume,
cette plante potagère dont tout le souci est de se dorer au soleil avant
la consécration dans l’assiette de celui dont toute la distraction
est de se réchauffer le ventre après avoir pris tout le soin nécessaire
à son épanouissement. Quelle meilleur destiné pourrait-on
souhaiter à celui qui ne craint que l’abandon ?
162
En se promenant dans un cimetière, parmi les tombes, en les observant,
on ne peut éviter de remarquer qu’elles sont très animées,
à l’inverse d’un banc public. Sans doute est-ce dû
plus aux inscriptions qui ornent ces pierres qu’à la présence
de visiteurs intempestifs. A les lire, en effet, on croit y détecter
une histoire. Deux dates, et c’est l’émergence de secrets
étalés à l’indiscrétion qui s’offre
à l’avidité de la curiosité. Que de bruits, en effet,
derrière ces dates… Que de bruits… Tandis que derrière
un banc public, qu’y trouve-t-on, sinon le silence de la vieillesse…
163
On peut sans cesse se poser des questions insolubles ; de ces questions qui
ne contiennent pour toute réponse, que celle de l’imagination,
non pas tant de celle que l’on voudrait voir se révéler,
que de celle qui s’épuise dans l’espérance. Dieu,
par exemple.
164
Dans la vie quotidienne, pris en étau entre la glace et le feu de nos
désirs inassouvis, on a vite fait d’imaginer que l’on pense
de manière attentionnée, que l’on évoque des avis
personnels, que l’on propose des certitudes originales, que l’on
dispose de toute la répartie qu’il sied à un bon esprit…
Alors qu’il n’y a que lieux communs entendus en permanence entre
le drame de la sueur et celui de l’ennui, dans l’aller-retour d’un
temps de labeur. C’est une pensée faite d’à priori,
de petites mesquineries, de misérables jalousies… Mais, n’est-elle
pas là précisément pour vider son estomac des certitudes
ressassées et indigestes, pêle-mêle entre deux rôts…
Là dedans, on recherche des complicités à travers les gueules
ahuries qui se disposent à acquiescer sans distinction, pourvu que le
discours se veuille rassurant, du plus pure, de celui qui est su par cœur,
pareille à une manie. La pensée en boite T.V., arrosée
d’une mauvaise bière… La rancœur à la recherche
de sa consécration !
165
Notre époque, qui fait si peu cas de l’équilibre de l’ordre
naturel, n’a pas manqué d’avoir inventé la pensée
jetable, cette pensée unique à usage unique, dont tout le contenu
est comme ces plats à emporter, qui n’attendent pas qu’en
advienne un avis dont tout le tort serait, sitôt énoncé,
d’être déjà avariés.
166
Cache-toi, paix !
167
L’amour est un crime contre l’humanité, ou n’est rien.
Il se conjugue en terme de codétenus ou ne se conjugue pas.
168
Les maîtres anciens, du moins ceux qui professaient au cour de l’austère
dix neuvième siècle, avaient ceci de décourageant pour
la jeunesse si pleine alors de curiosité, qu’ils imposaient leur
savoir sans chercher l’esprit critique qui pourrait en améliorer
le sens, en faire surgir une vérité jusqu’alors insoupçonnable.
Cette apathie les distingue de leurs homologues actuels, lesquels ont la manie,
en plus, de vouloir enseigner. Mais, à constater la vaste étendue
de la qualité de l’enseignement de leurs connaissances, lors de
catastrophes écologiques, par exemple, on est en droit de se demander
s’il ne serait pas plus sage de mettre les cahiers au feu, et les maîtres
au milieu…
169
Il faut aller du côté où l’on pense !
170
Les idées vraies contiennent leurs propres critiques ; c’est ce
qui les distingue de l’idéologie, laquelle n’admet aucune
critique, et se situe toujours en opposition à la critique. Critiquer,
ce n’est pas admettre, c’est comprendre.
171
La conception du vrai se vérifie par la négation.
172
Que veut-on dire lorsqu’on parle de respect ? Que veut-on signifier ?
Bien souvent, on demande à l’autre d’être respectueux
pour suggérer qu’on l’est soi-même. En cela, on feint
le reproche pour montrer ce qui semble n’être pas si visible, à
savoir que l’on se place au centre d’une situation qu’il nous
plait qu’elle soit respectée. Que cette remarque soit admise, et
nous nous en trouvons heureux, non pour la justesse de celle-ci, mais bien pour
l’attention qu’il nous est portée. En cela, le respect est
le camouflage de la mesquinerie.
173
Que ne ferait-on pour que l’amour soit un opéra italien ; un vaudeville
qui fait grâce au ténor de laisser la soprano se mettre nue devant
les organes du baryton… Hélas, le plus souvent il n’en est
rien, et l’amour se réduit à une ordinaire tragédie
parsemée de mensonges, d’autorités et de soumissions, et
envers lequel il n’y a de liberté que celle de la suspicion de
chacun des amants, l’un vers l’autre, de tromperie. D’où
la législation en cette matière ; cependant qu’elle forme
contradiction en cela que rien n’est plus éloigné de l’esprit
de liberté que l’esprit des lois.
174
La loi dicte les comportements qu’il revient à l’homme libre
de transgresser.
175
Qu’y a-t-il de plus redoutable que de perdre l’esprit ? On ne peut
redouter la mort, parce qu’elle est inscrite dans la vie, elle en est
un moment ; tandis que l’esprit, ce qui détermine la raison, qu’est
donc de plus redoutable que de le perdre, de se découvrir hors de la
normalité ? ne plus être comparable à l’ordinaire,
ne plus pouvoir s’y dissimuler ? L’effrayante perspective de devenir
soi…
176
On peut faire cette observation que ceux qui ont laissé leurs empreintes
sur le monde, qui l’ont influencé, devaient supporter et s’accommoder
de la défaillance de leur propre relation, en cela qu’ils se montrent
le plus souvent excessifs. Leur audace brise toutes les références
pour y substituer leurs nouvelles valeurs, lorsque dans l’adversité,
ils arrivent à les imposer, et sont méprisées lorsqu’ils
échouent. C’est dans cet excès qui n’épargne
rien, que de tels individus prouvent en quoi ils sont normaux en regard des
critères admis de comportement ; et ils le sont de manière excessive,
anormale, folle. Ainsi, on peut dire de la folie qu’elle traduit un comportement
normal à l’excès, et donc un comportement seulement excessivement
normal.
177
Nos yeux ouverts voient. Ils voient comme le fait un poisson rouge, sans expression.
C’est qu’on a perdu le sens de l’observation. Alors, on voit
malgré soi. C’est pourquoi on ignore tout de ce que l’on
voit. On ne distingue rien. Nos yeux se sont adaptés à cette nouvelle
vision. Ils ne scrutent pas. De fait, ils ignorent tout du contenu de ce qu’ils
voient. Ils en ignorent jusqu’au silence, au profond silence. Et nous
nous en accommodons. C’est pourquoi nous ne faisons rien qui vienne contrarier
ce silence. C’est en cela que nous sommes convaincus d’être
libres. Ce qu’on voit, c’est l’impression d’être
libre, de sorte que celui qui ose émettre un point de vue critique de
cette situation est vite arrêté dans son élan salvateur.
Quel besoin devrait-on éprouver à entendre un point de vue que
nous ne voyons pas ? Entendre le silence de la nuit…
178
Nous parlons le langage du silence. C’est un poids de discours en moins.
C’est seulement le poids du silence. Un silence onirique. C’est
un langage semblable au son émit par le bruissement des ailes d’un
papillon. Un silence audible cependant. Un silence de sons organisés.
Le bruit, lui, n’est que fureur, tandis que le silence est langage. C’est
un langage secret, celui du silence de notre domestication. C’est le son
qui convient pour ce monde qui nous a rendu sourd à toutes velléités
d’humanité.
179
Chaque livre est un édifice semblable au granit, cette pierre tombale.
180
Rien n’est plus inégal que de vouloir parler justement de l’inégalité
entre les hommes, sans être couvert de morale et de probité, c’est-à-dire
de feindre être opposé à ce qui en constitue par ailleurs
la nourriture.
181
La vie de maintenant est recouverte d’une odeur épaisse, et dont
il ne fait aucun doute qu’elle provient de ses déchets. C’est
une des caractéristiques fantastiques du monde moderne, celui qui est
apparu au lendemain du six Août 1945, le jour qui a effacé d’un
seul coup l’histoire qui le précéda, que de faire apparaître
la nature du monde moderne comme une immense déchetterie ; la vie est
devenue une accumulation de déchets issue de l’accumulation des
marchandises qu’elle ne cesse de produire à chaque instant, et
dont même le feu, naguère entouré de mystères et
de bienfaits, est aujourd’hui source de pollution catastrophique comme
l’illustre les incendies de pneu. L’amour lui-même n’échappe
pas à sa qualité de déchet, envers lequel il faut maintenant
prendre d’infinies précautions pour se protéger de la maladie
qui s’en est emparée. Hier, passion shakespearienne, aujourd’hui
protocole sanitaire, l’amour est réduit à une copulation
hygiénique entourée d’un principe de précautions
médicales, véritable corvée sanitaire qui enveloppe les
sexes d’une odeur d’hôpital. Par quel étonnant processus
pourrait s’épanouir la vie dans ces conditions ? Et pourtant, elle
continue de se propager, mais en quantité telle qu’elle est devenue
son propre poison. Il faut l’admettre, la raison a déserté
l’esprit du sens de la vie, de sorte qu’elle est devenue déraisonnable,
au point qu’elle est devenue image. Mais, il semble que cela plaît,
du moins au plus grand nombre, de sorte que nous sommes arrivés à
l’âge de rêver sa vie par images médiatiques en lieu
de la vie, en lieu d’être l’exaltation même de la vie.
Ainsi nous épargner du souci de se voir se tremper les pieds dans les
immondices de notre propre nature, cette saleté qui est désormais
blanchie.
182
Il ne se rencontre pas d’amour heureux. Peut-être même n’y
en a-t-il jamais eu. Notre temps en est dépourvu, et quoiqu’il
étale son bonheur, qu’il identifie à l’amour, comme
une prouesse partagée alors qu’il n’y a qu’un écran
factice derrière lequel se cache bien des malheurs. Et l’on peut
voir que les seuls amours qui se montrent pour heureux qu’il nous est
donné de croiser, ont perdus de leur superbe, de leur éclat, de
leur vivacité. Et ce n’est pas le temps qui les a affadit, mais
l’habitude, cette obsession de la répétition… Ce décervelage
des sentiments…
183
L’amour découpé en fuseau horaire, voilà le secret
qui fait croire en sa vertu parce qu’il s’accorde avec le temps
consacré au salariat. Mais, c’est un amour perdu, sans passion.
C’est tout le contraire de l’amour ; c’est un sentiment de
sécurité qui le fixe. C’est ce sentiment qu’en réalité,
beaucoup aspirent partager. C’est l’amour carcéral qui plaît
tant à l’homme moderne si prompt à se choisir une police
plutôt que de vivre libre, et préfère la sécurité
plutôt que l’aventure. Partage de l’uniformité…
184
Vouloir rompre d’avec l’esprit carcéral coïncide avec
la volonté de révolutionner les mœurs.
185
Il n’est rien dont se moque le plus les hommes que la vie. C’est
pourquoi l’esprit étroit, rigide, l’emporte sur celui de
la grandeur. C’est que l’esprit qui sans cesse navigue en direction
de sa grandeur, ignore les frontières et les principes qui le limite
; il les subvertit tous. A un tel homme, la vie se conçoit en mouvement
et changement, et non dans la fixité de quelques règles envers
lesquelles il est tenu d’obéir afin de se maintenir. C’est
une conception qui s’oppose, par son mouvement même, à l’esprit
qui tient pour acquit une donnée à laquelle obéi le plus
grand nombre, cet esprit commun qui se borne à accomplir les tâches
laborieuses auxquelles il identifie la vie dans une immuable répétition,
et dont toute surprise est le plus souvent absente, afin d’éviter
d’assombrir un tel programme. C’est le principe procédurier
de la vie, et qui fait qu’elle se trouve bloquée. Et ceux qui s’opposent
à ce principe, s’ils vainquent, sont admirés plutôt
que reconnus, et s’ils perdent, sont accusés plutôt qu’oubliés.
186
« L’incivilité n’est pas un vice de l’âme…
» Voilà un caractère que La Bruyère n’a pas
manqué d’observer. Il aurait pu préciser qu’elle est
même, la politesse des damnés.
187
Si certains hommes n’avaient eu le culot d’afficher leurs vices,
l’humanité serait bien restée dans la tendresse de son enfance.
Il s’est trouvé des esprits forts pour la provoquer, provoquant
du même coup l’irruption de l’histoire qui l’a obligé
à grandir. Mais, au bout de toutes ces centaines d’années,
on ne peut que faire le constat qu’elle a accouché d’un vieillard
puéril et non de la vigueur d’une humanité agrandie par
ses expériences. C’est le triomphe de l’esprit procédurier
qui ne chérissait que cela pour son plus grand bonheur, et dont nous
héritons, pour notre plus grand malheur.
188
Il y a toujours de la place pour les idées, surtout les plus nouvelles.
Seule une police peut prétendre le contraire, parce que la police ne
respecte qu’une seule idée, celle de les supprimer toutes. On ne
peut le lui reprocher, car c’est là son rôle majeur.
189
Le seul vrai problème que pose la présence d’une police
n’est pas dans ses exactions, mais dans le simple fait qu’elle existe.
190
Dire de quelqu’un qu’il est de marbre, voilà qui fait compliment
ou insulte, mais jamais reconnaissance. Le marbre est tout à la fois
trop dure et trop poli pour satisfaire entièrement à ce qu’il
y a d’humain chez un individu, c’est-à-dire sa maladresse.
191
J’ai toutes les bonnes raisons de croire qu’il faut cesser de penser
; une seule me retient de l’affirmer absolument : celle que je suis vivant.
192
Etre en vie et être vivant est bien différent ; Toutes les plantes
sont vivantes ; elles ne sont pas pour autant en vie. C’est que, être
en vie exige la conscience qui fait défaut au simple fait d’être
vivant. Une plante est vivante, tandis que l’homme est en vie. En cela,
être vivant n’est pas une condition de la pensée, mais c’est
une condition suffisante pour fonctionner. C’est une condition qui semble
satisfaire au plus grand nombre, d’où l’absurdité,
dans cette condition, de vouloir agir, c’est-à-dire penser.
193
Toute pensée est action dès lors qu’elle se conçoit
en vie.
194
Le monde ne se saisit tout d’abord que comme absence. Ce n’est qu’après
s’y être affronté, s’y être confronté
qu’alors, le monde prend tout son sens : il devient présence. Mais,
c’est une présence malheureuse qui survient toujours trop tard.
Une présence si pénible qu’il reste à attendre qu’elle
passe, comme une maladie qui révèle un bien être perturbé
qui ne reste qu’en souvenir.
195
Les propos tenus sur le monde et qui ne sont pas de natures critiques, ne sont,
finalement que le fruit d’un malentendu. La philosophie, en cela est une
science très spéciale ; c’est la science des sourds-muets.
196
Qu’est-ce qu’un fait ? Le jugement de l’œil abusé.
197
L’amour de la vie, passé au tamis des lois sociales, laisse une
amère déception, comme un enthousiasme qui se brise sur la réalité.
198
La vie est une hypothèse qui ne se vérifie que sous la contrainte.
C’est l’espoir des laborieux, qui brisent toute velléité
de désir avec la cravache de la jalousie.
199
Qui éprouve le désir de vivre ; non pas du désir d’appropriation,
mais de celui de la grandeur, celui pour lequel la vie est un don, malgré
le malheur dont il est porteur, plutôt qu’un mérite, malgré
le bonheur qu’il peut apporter... ?
200
Il faut descendre dans le monde de la calomnie, des parias et des renégats,
toucher le fond des caniveaux de l’esprit, pour avoir une petite idée
de la faiblesse de l’âme humaine, pour éprouver le désir
de s’extraire de ces circonstances qui laissent dans la médiocrité
; ce milieu trop faible pour oser grandir, trop fort pour risquer tomber. C’est
le monde du milieu, celui des petits hommes pour lesquels les lois sont faites
et qui, jugeant extrême tout ce qui ne convient pas à leur petitesse,
leur milieu, s’en raillent tant que leur faiblesse ne les trahit pas,
et s’en affolent sitôt que leur force arrive à manquer.
201
Paul Valérie jugeait avec raison que rien n’est plus naturel que
de réduire les autres à l’image qu’ils renvoient ;
il aurait pu ajouter que c’est en raison de l’image inférieur
que nous nous faisons de nous-mêmes, et dont l’autre, dans un jeu
de miroir involontaire, nous renvoie. Au fond, on ne juge véritablement
chez l’autre que notre propre image, et qui se trouve être celle
qui nous satisfait.
202
On ne juge jamais l’autre que pour sa propre insatisfaction, et qui se
trouve être de même nature que celle dont l’autre fait preuve
accablante. C’est cette faiblesse qui permet le jugement.
203
Dans le fond, on aime l’autre pour ce qu’il est visiblement, et
on le déteste pour ce qu’on est essentiellement.
204
Tout désir est désir dans l’immédiateté. Tout
désir qui s’inscrit dans la durée n’est loué
que par le manque, et qui renvoi à un avenir fantasmé.
205
Trop souvent, la nécessité fait corps avec la pensée, au
lieu d’en être qu’un prétexte, et qui fait qu’elle
s’impose comme principe en lieu d’être énoncée
pour ce qu’elle est, un moment dont le but devrait être de savourer
la liberté, et non pour ce qu’il en est admis, le but dans lequel
peut se savourer un moment de liberté.
206
L’esprit dévorant des chasseurs de maladie (qu’est donc un
médecin…), et dont le gibier n’est pas la maladie, mais le
malade lui-même, (la maladie n’étant que le prétexte
à cette chasse), est partout devenu l’objectif de la raison de
maintenant, cette inversion de la raison que dénonce Nietzsche, et qui
est, à proprement parlé, l’idée du dieu des chrétiens,
c’est à dire, l’idée chrétienne de la vérité,
ce mensonge déconcertant, sous forme de perfection sanitaire en lutte
constante avec la raison, comme si l’idée est cette imperfection
insalubre qu’il faut déraciner et que d’aucun dénonce
comme esprit honteux. Cela provient de ce que l’esprit des lois s’est
entre temps déplacé du pouvoir des prêtres contre l’hérésie,
à celui des laïcs contre l’esprit affranchi des valeurs qu’invoque
l’esprit des lois. C’est pourquoi la médecine s’est
déplacée du couvent vers l’hôpital.
207
Pascal, l’exemple d’une intelligence assassinée par le christianisme.
208
Rien n’est plus absurde que de chercher à déterminer le
vrai du faux, non parce qu’une volonté obscure se serait jouée
des humains en rendant inaccessible ce chemin qui semble si évident,
mais parce qu’un tel chemin n’est réel que dans un rapport
de séduction, de sorte que l’on détermine pour vrai ce que
l’on conçoit comme beau, et faux ce que nous concevons comme la
laideur.
209
Ce qui est énoncé logiquement nous semble beau, et cela suffit
à notre entendement, indépendamment de la cohérence de
cet énoncé.
210
La liberté d’esprit exige de rompre avec tous systèmes de
blocages, tous systèmes d’enfermement, tous systèmes encerclés,
c’est-à-dire tout système qui fait une boucle, qui revient
sur lui-même afin de prévenir toute sortie, et d’en interdire
toute entrée. Parmi ces systèmes, on rencontre le milieu carcéral,
et de manière plus subtile, presque impossible à percevoir tant
ses mérites sont reconnus, celui des établissements scolaires
que l’on situe dans un certain nombre de banlieue et dont la nature véritable
n’est pas d’enseigner, mais d’éduquer. Ces endroits,
en effet, sont aux mains d’enseignants dont le rôle se borne à
celui d’éducateur tant ils redoutent d’ouvrir l’esprit
à des jeunes gens programmés pour travailler à des postes
subalternes. Dans ces conditions, un décervelage méthodique est
plus efficace qu’un enseignement difficile, et plus expéditif.
211
Là où la vie est bloquée, elle dépérit.
212
« Se changer les idées » comme on change de vêtements;
que ne ferait-on pas pour se vider complètement la cervelle.
213
Selon Goethe dans ses Elégies Romaines, rien n’est plus malaisé
à défendre que l’honneur. Mais, pourquoi donc faudrait-il
en arriver à défendre l’honneur ? Chargé du sens
qui le remplit de grandeur, l’honneur est combat d’affrontement
offensif, jamais il faut le placer sur la défensive sans qu’un
arrière goût de trahison vienne irriter sa nature. Et ceux qui
le trahissent ne méritent rien moins que l’indifférence
et l’oubli. En quoi y aurait-il déshonneur à ruiner ses
ennemis par l’indifférence ?
214
L’honneur est entièrement contenu dans la certitude de soi, et
non dans le jugement d’un autre.
215
Quel honneur pourrait-on trouver à défendre son honneur ? Excès
d’orgueil sans doute…
216
On n’est jamais séduit que par la nouveauté, tout le charme
du secret ; tout le secret du charme…
217
Lorsque l’objet de notre séduction vient à être dévoilé,
c’est toute sa nudité qui est compromise dans le désir qui
nous habite. C’est que la défloraison fane les ardeurs les plus
chaudes. C’est le prix de la curiosité d’être mal aimé
sitôt découverte, parce que l’on aime rien moins que celui
qui séduit par le secret qu’il cultive.
218
Pour être aimé, il faut dévoiler ses charmes en secret,
avec économie. Toujours garder une carte maîtresse inattendue afin
de surprendre avant d’être pris au dépourvu. Cette loi si
naturelle, la marchandise n’a pas manqué de s’en emparer
avec succès, au préjudice de l’homme qui n’a plus,
pour toute ressource, que d’y ressembler jusqu’à se bloquer,
se haïr, s’éloigner, s’oublier.
219
Nous sommes heureux : un désert de marchandises s’étale
devant nos yeux éblouis.
220
La vie est bien plus une farce qu’une tragédie. Il est mieux d’en
dire qu’elle est absurde, plutôt qu’elle est tragique ; ainsi
s’épargner un discours stérile pour un sourire d’invitation.
C’est que rire de la misère évite une déréliction
insupportable et bénéficie aux opportuns, mais à défaut
de provoquer la colère. C’est en cela que la vie est une farce.
221
Derrière les jours gris de nos frêles existences, s’étale
la nuit noire de notre oubli dans le soi-même de l’apparence.
222
En notre époque dispendieuse, il est prudent de s’en tenir à
passer le jour à ne rien faire qui ne contrarie sa nonchalance, et la
nuit à y réfléchir dans un sommeil du juste. Certes, les
plus assidus au labeur salarial trouveront à redire là où
les plus précieux n’y verront que simple faiblesse, mais tous s’accorderont
sur le peu de bénéfice qu’ils pourraient tirer d’une
telle situation. C’est que besogneux et fainéant se retrouvent
dans la même marmite lorsqu’il s’agit de leur petit intérêt,
et se lèvent comme un seul homme pour dénoncer l’infâme.
De jour comme de nuit, le temps ainsi prit sur le labeur est effrayant pour
ceux qui soumettent l’esprit à la morale chrétienne. A ceux
qui respectent la vie jusqu’à la nonchalance, il leur reste le
plaisir d’en rire.
223
Quelle sorte de message pourrais-je transmettre ? Y a-t-il seulement un message
qui soit transmissible ? Sans doute, peut-on en trouver un et qui est celui
de n’en avoir aucun.
224
Tout se passe comme s’il n’y avait plus rien à dire, semblable
à une usine remplie d’ouvriers serviables que l’on a congédiés
pour manque d’usage. C’est la faillite des idées, parce que
leur usage est devenu impropre à la vie, comme l’usine dont il
ne reste de trace que sa pollution.
225
Il n’y a véritablement que dans les capitales intellectuelles qu’il
est possible de transformer l’existence en réalité. Partout
ailleurs, la réalité ne traduit qu’une simple existence.
226
« Je déclare et j’affirme à la face du monde et des
générations à venir que je tiens la fausse prudence, par
laquelle les esprits bornés prétendent se soustraire au danger,
pour la chose la plus pernicieuse qu’ait pu inspirer la crainte et la
terreur. » Clausewitz. Dans nos démocraties, la crainte et la terreur
ont disparues, pas l’esprit borné, la chose la plus pernicieuse
qu’ait pu inspirer la démocratie.
227
Le plus souvent, on écrit parce qu’on n’est pas entendu ni
comprit autrement. Faute d’exercer ses talents par d’autres moyens,
on se plaît à croire que quelques mots écrits, choisis pour
leur force de conviction, peuvent suffire, alors qu’ils ne font qu’amuser
les plus dissipés, et ennuyer les plus disciplinés. Il faut en
convenir, la lecture est devenue un passe temps pour besogneux, entre deux moments
stoppés. Dans toute autre condition, l’écriture ne saurait
rencontrer que la suffisance des pédants, et l’indifférence
des ignorants.
228
Ecrire, lorsque aucune disposition reconnue n’en permet l’exécution,
est une prétention qu’il ne semble donner qu’à un
malade de l’envisager, c’est-à-dire quelqu’un épris
d’un sentiment qui ne convient pas à son rang, quelqu’un
pour qui, selon le pauvre public de notre temps, être à sa place
correspond à la situation déterminée par le labeur salarial,
ce temps privé du moment de sa réflexion. Dans ces conditions,
écrire est un non-sens que seul un malade peut se permettre de transgresser.
229
La beauté est une qualité arbitraire qui dépend du goût
et de l’opinion du plus grand nombre, et se flétrit dès
que la mode de son expression est passée.
230
Il y a une espèce de honte à être misérable à
la vue de certains bonheurs. Dans ce cas précis, la révolte seule
pardonne.
231
Soyez dans votre désert à vous !
232
Il est sage de n’écrire que pour soi, et fort imprudent de se laisser
convaincre d’écrire pour les autres, parce qu’alors il faut
trouver l’intelligence des propos à transmettre ; hors, il n’y
a pas de gens assez fous pour les accepter, c’est-à-dire assez
révoltés pour les comprendre dans le sens de la critique. Il n’y
a que ceux qui sont convaincus de leur force, et ceux qui sont convaincus par
la force.
233
L’écriture instrumente la force ou la faiblesse en fonction de
l’intérêt de chacune des parties. Là dedans, rien
n’est exclu à celui qui conçoit que tout est permis.
234
On n’écrit jamais pour sa génération, ni non plus
pour les générations à venir. On écrit pour soi.
La conséquence que d’autres viennent à vous lire est un
autre sujet.
235
Qui pourrait être mieux placé que soi-même pour écrire
sa propre biographie ? Les historiens ? Certainement pas, pour cette raison
qu’ils l’écrivent comme un médecin établit
une ordonnance après une consultation. Les écrivains ? Ils ne
savent qu’écrire des fictions. Il n’y a que soi qui est capable
d’écrire les moments jugés essentiels d’une vie, avec
cette petite dose d’imagination qui l’éloigne de l’histoire,
mais qui la rapproche de la vie.
236
En venir à écrire sa vie, c’est juger que le moment est
venu d’imprimer la fiction de sa vie pour prévenir de tout mensonge
qui viendrait par surprise en retarder la lecture.
237
Ecrire, c’est contracter son corps.
238
Celui qui écrit espère secrètement voyager, surtout celui
qui n’éprouve aucun désir de voyager ailleurs que dans son
imagination.
239
On entend dire parfois que l’écriture est un rêve, une sorte
de rêve éveillé. Mais, c’est pour dissimuler qu’elle
est un fantasme, une torture de l’esprit pour celui qui en est épris.
L’écriture, la véritable écriture traduit le désir
absolu d’être définitivement oublié pour soi-même,
afin de ne livrer au public que la part obscure qui n’est pas soi, cette
part qu’on accepte de livrer à la publicité afin de mieux
se dérober encore. La véritable écriture est un fantasme
de l’oubli.
240
Les mots mentent toujours à ceux qui ne les maîtrisent pas ; à
ceux qui n’en maîtrisent que l’illusion de s’en croire
maître. C’est cette illusion qui justifie l’Académie.
241
Il faut laisser à l’oralité le superflu des convenances,
mais s’attacher à la précision que l’écriture
exige. En cette matière, faire l’inverse n’est pas seulement
une faute ; c’est aussi faire preuve d’une pédanterie irrecevable,
à moins de s’y complaire.
242
La seule attitude possible qui convient est celle de ruiner toutes les attitudes,
condition nécessaire pour effleurer, ne serait-ce qu’un instant,
le substrat de la beauté ; le taedium vitae. C’est une attitude
extrêmement périlleuse ; ceci explique la raison de bien des mensonges.
243
Il faudrait trouver le moyen de se détourner du monde, non parce qu’il
ennuie, mais parce qu’il détruit.
244
La jeunesse craint d’être jugée pour ce qu’elle n’est
pas, et juge les autres par crainte de s’y reconnaître.
245
Trouver le courage d’écrire sur son agenda le seul mot qui mérite
d’y figurer, le mot : rien. Quel autre mot pourrait le remplacer qui ne
mette immédiatement dans l’embarras…
246
Comment pourrait-on être séduit par une écriture ? Ce n’est
pas l’écriture qui séduit, mais l’auteur, sa pensée,
quelque soit la façon dont elle se révèle. L’écriture
n’est qu’un exercice particulier qui ne possède pas plus
de réalité que n’importe quelle autre forme d’exercice.
Elle a ses caractéristiques, plus abstraite que la peinture, plus violente
que la sculpture… L’écriture n’est qu’un choix
dont les mots ne pèsent que le temps de leur séduction, le temps
d’oublier l’auteur.
247
En soi, l’écriture est un non-sens. C’est de la vie, dont
il s’agit. De la vie. Le rôle de l’écriture, semblable
aux effets des drogues ou de l’alcool, aide seulement à faire passer
la vie.
248
La jeunesse craint d’être jugée pour ce qu’elle n’est
pas, et la vieillesse craint de l’être pour ce qu’elle est.
C’est ce qu’on appelle le conflit des générations.
249
Toute précision, quelque soit sa nature, est d’abord précision
de limites. Elle est induite par ces limites mêmes, cette forme particulière
d’imperfection.
250
L’infini est un moment du fini, et non son indétermination.
251
Toute vie est fragment.
252
Si l’on considère la normalité comme un concept valide,
alors pour devenir réellement et absolument normal, c’est-à-dire
ce qui est gouverné par la raison, (la chose la moins admise par le plus
grand nombre), il faut disparaître totalement ; appliquer à soi
la stratégie de la disparition, afin de ne pas donner prise au pittoresque
qui nous habite à des mains ambitieuses ; conserver pour soi-même
ce pittoresque afin d’en cultiver sa singularité dans la clandestinité.
Laisser à l’autre le soin de croire à notre petit esprit
afin de ne pas éveiller la jalousie qui sommeil dans le sien ; ainsi
agir dans l’assurance de notre certitude en feignant ne pas agir contre
l’assurance de la sienne.
253
Le bonheur, cette condescendance de la médiocrité.
254
En regard des meurtres qui soulageraient notre égoïsme, à
la lecture des textes tragiques, il y a comme une obsession narcissique de la
guérison à en être possédé. Plus encore chez
Racine que chez Corneille. Plus il y a de crime, plus on s’y confond,
plus on s’en amuse. On savoure secrètement le crime qu’on
n’ose imaginer autrement. Les dramaturges sont notre alibi. Ils nous déchargent
de notre lâcheté.
255
La véritable écriture est une prophylaxie. Aucune autre mission
ne peut lui convenir.
256
Dans l’écriture, il faut se donner le droit de tout dire. Tout,
c’est-à-dire ce qu’habituellement on ne dit pas, ou si peu
qu’il en est comme rien, ou à mots si couverts qu’ils semblent
hermétiques, occultes, c’est-à-dire ce qu’instinctivement
on dérobe, soit par pudeur, soit par crainte, soit par humilité,
à l’attention de l’autre, ce lecteur par nature inquisiteur.
L’écriture doit s’énoncer avec le sens de sa vérité,
celle qui trahit le sens caché de sa conscience en permettant de dire
la désinvolture de ses penchants, de sorte à les élever
au niveau d’un entendement, hors duquel le jugement de la folie reste
seul maître. S’entendre : premier sens de la liberté.
257
Comment débarquer dans la lucidité ? Et qu’en faire ? Le
voile n’est-il pas plus rassurant, plus réconfortant ? Qu’y
a-t-il de meilleur : la tranquillité par la glaciation des esprits, ou
bien la chaleur insoutenable de leurs mouvements ? Nous avons notre réponse
; elle est devant nos yeux, et ce que nous en faisons est à la hauteur
de nos ambitions, c’est-à-dire du peu d’empressement à
lever le voile devant l’incongruité de ce qu’il nous est
donné de faire, plutôt que de faire ce que nous nous donnons. Si
bien adapté à la cécité, nous en avons perdu la
faculté d’observation. Mais enfin, cela nous dispense de l’inconvénient
d’être responsable de sa vie. Voilà un handicap qui nous
avantage par sa nature incomparable, par sa distinction !
258
Une constatation : pour le commun, bloquer l’esprit sur tel ou tel principe
particulier, et en éprouver un fort sentiment de vérité,
c’est là une conduite de vie envers laquelle aucun argument ne
saurait convaincre du contraire. De là le malheur de ce que rien n’est
saisi autrement qu’en rapport à ce versant étroit, cette
petite soupe personnelle que chacun trouve excellente puisque n’étant
pas contrariante ; cette petite soupe qui remplit si bien son petit bol. Il
est petit, ce bol ; mais enfin, c’est le nôtre. De là cette
étrange impression d’être libre d’en faire ce qu’on
veut, alors qu’il est seulement donné d’en faire le peu qu’il
est possible. C’est l’image même du salariat, qui est vécu
sur le mode de la liberté, alors qu’il n’est qu’un
moment de la soumission. C’est que le blocage de l’esprit engendre
toujours des monstres, comme une infection produit du pus.
259
Le blocage de la raison engendre une incontinence de folie.
260
Il y a des moments de froide lucidité intense où cesser de penser
apparaîtrait comme un bienfait. Oublier cet organe dans lequel se concentre
la pensée, voilà une joie bien difficile à atteindre, non
pas tant parce qu’il se manifeste en permanence, que parce qu’il
ne se manifeste que trop peu, laissant un vide inconfortable envers lequel toute
pensée, à défaut d’être un bienfait, apparaît
comme une sorte de plein qui laisse une traînée d’effroi…Bienveillant.
Abomination de la pensée…
261
Atteint par la douleur, ne pas la faire entendre attise la jalousie et la suspicion
; la faire entendre produit le dégoût et le mépris. La mort
seule, engendre l’indulgence et l’oubli.
262
Il y a chez l’homme comme un instinct de conservation qui agit contre
sa propre nature, son épanouissement, et qui fait qu’il s’approprie
une part de la vie dans l’espoir de la faire durer. Cet instinct est d’autant
plus protectionniste, que l’impression de posséder est plus grand,
et donc celle de tout perdre plus accrue, qu’il ruine toute velléité
de grandeur, tout espoir ambitieux. D’où la nécessité
d’imposer des valeurs qui verrouillent cet instinct afin de se protéger.
Qu’il en ressort l’âme du propriétaire n’indispose
que ceux qui y sont soumis pour cela qu’ils espèrent atteindre
un tel niveau de bassesse. Ainsi, rester ce qu’ils sont, sans l’apparence
de ce qu’ils sont.
263
On dit très souvent que l’histoire se répète, alors
qu’elle ne fait que déféquer. Il suffit de voir Paris aujourd’hui,
pour s’en convaincre sans difficulté.
264
Un bloc de néant ravageur : le christianisme !
265
Quand cessera la dialectique du maître et de l’esclave, cessera
du même coup le christianisme.
266
Chercher un sens à la vie, et devenir fou ; destin de celui qui l’a
trouvé…
267
Se trifouiller les entrailles ; en faire sortir la barbaque qui pue le chancre
de la misère est le privilège des fous ou des chrétiens,
c’est-à-dire des fanatiques.
268
Atteindre les limites du désespoir, et ne pas sombrer dans la mélancolie…
269
On peut toujours me dire cette chose éblouissante qui illumine d’un
trait de génie toute la distance qui sépare un philosophe d’un
imbécile, qu’à la fin l’éclair ne laissera
qu’une traînée de poudre ; tout juste de quoi y salir ses
os…
270
Que peut-on faire d’une liberté qui ne consacre pas à l’amour
c’est-à-dire, d’une liberté qui s’ouvre sur
le désert ?
271
L’homme désire le calme et la volupté que la paix produit,
et il obtient la frénésie et le dénuement que la guerre
engendre.
272
La politique est une tromperie qui promet ce qu’elle ne veut pas faire,
afin de faire ce qu’elle ne promet pas.
273
La politique, c’est l’art de séduire avec du mensonge, afin
de faire admettre l’abus qu’engendre le pouvoir de l’exercer.
274
Entre la paix et la guerre, il n’y a qu’une différence de
stratégie.
275
L’homme est un inconnu pour lui-même qui admet ce qu’il devient
en devenant le sujet de son ignorance.
276
Ce qu’est un philosophe : un saltimbanque à la recherche de sa
destiné qu’il découvre au détour d’un désert,
ou un être vil qui voit bien qu’au loin se cache, derrière
l’orage, la splendeur de son propre ciel bleu, et qui ne sait rien en
faire. Bref, l’idée au service de l’impuissance…
277
Tout acte que l’œil ordinaire méconnaît et qu’un
œil exigent distingue, apporte une solution par son esprit contrariant.
Le contraire n’apporte que les solutions reconnues, c’est-à-dire
dont les termes finissent par être éculés, mais dont l’habitude
apaise l’esprit tourmenté.
278
Lorsque l’on observe le ciel, lorsqu’on se trouve dans l’exubérance
de la forêt, et même au cœur de l’océan, alors
que l’horizon ne distingue rien, on est frappé par une étrange
impression, celle qu’il y a quelque chose plutôt que rien autour
de nous et dans l’univers. Non pas ce quelque chose dû à
notre présence, mais ce quelque chose qui donne le vertige malgré
notre présence. Partout autour de nous, aussi loin que nos yeux puissent
voir, dans l’immensité de l’univers, nous arrivons à
distinguer un astre. Mais, ce que nous ne voyons pas, parce que nous ne voulons
pas le voir, c’est le vide immense qui se trouve entre les astres, un
vide tel qu’il est fort probable que nous sommes seuls dans l’univers
palpable, celui que nos instruments permettent d’observer. Voilà
un coup qu’on ne peut attribuer qu’à un démiurge ;
un démiurge indigne comme on le dit d’un parent qui abandonne son
enfant. On douterait pour moins que cela…
279
« se vaincre plutôt soi-même que le monde. »(Descartes)
Comment peut-on penser de manière aussi désespérée...
280
Il y a toujours une extrême maladresse à louer quelqu’un,
parce qu’alors on est tenu d’en faire plus qu’il ne le faut
dans un sens ou dans l’autre. Pas assez éveille le mépris
; trop éveille la moquerie ou le soupçon, mais rester juste n’éveille
que l’indifférence.
281
La dialectique est l’art de monologuer à plusieurs.
282
Dieu est l’ombre du néant.
283
Bien souvent, on est trop négligent avec soi-même, trop relâche
: on se résout à se détourner de l’affrontement avec
la force du monde ; on s’y plie, convaincu de notre faiblesse par l’incurie
de notre force. On s’en protège par soumission ; on s’y soumet
par protection.
284
Il devrait être prudent de faire attention à soi. Faire attention
à soi, ne signifie pas s’écarter devant l’adversité,
mais de s’en protéger, au besoin en faisant usage de la force,
non pas la force brutale de l’impétueux, mais celle de l’affrontement
par le raisonnement ; ainsi, éviter le ressentiment qu’une humiliante
défaite provoquerait, et se détourner d’un sentiment de
puissance que pourrait entraîner la faiblesse de l’adversaire. Faire
attention à soi, c’est-à-dire trouver l’équilibre
qui permet de se mesurer à l’autre.
285
Revenu de tout, y compris de son scepticisme, et ne pas avoir perdu la raison…
286
La poésie, c’est boire à la source de la vie ; à
condition qu’elle ait la couleur du sang.
287
L’hiver de la pensée : l’étalage d’une couverture
sur un trottoir, un soir d’ivresse, alors que le soleil a éteint
sa clarté, que les nénuphars se sont noyés, que la lune
se cache derrière ses persiennes, que la buée écrase les
couleurs qui scintillent sous les lampadaires…
288
« Il faut bien vivre », dit le résigné. « Il
faut vivre », dit le pessimiste.
289
On dit généralement d’un proverbe que c’est un bon
mot qui a fait date. Et pourquoi pas un méchant mot…
290
Rien ne se mérite. Rien, sauf pour les besogneux. Le mérite :
morale des esclaves.
291
Il y a demain lorsque l’âge ne perturbe pas encore ses propres convictions.
292
Vieillir, ce n’est pas du temps qui passe, mais de la peau qui se flétrit.
293
Qu’importe mensonge et vérité, laideur et beauté,
petitesse et grandeur lorsque hier est déjà de l’histoire,
et que demain ne s’articule plus dans un projet.
294
Le malheur n’est pas qu’il y ait du mensonge, mais que la beauté
se fane jusqu’à faire passer sa jeunesse pour du mensonge.
295
Lorsqu’on est jeune, on ne voit pas le demain que l’on regrette
en vieillissant.
296
On peut ignorer le vide, et feindre remplir l’absence, à condition
de ne rien avoir à regretter.
297
Qu’est-ce que l’amour sinon le feu incendiaire de la passion…
L’amour qui ne s’exprime pas avec la véhémence que
la passion déchaîne, n’est pas de l’amour, même
s’il en a l’apparence. Il n’est qu’un rationnement de
l’amour soumis à la loi économique qui gère les relations
humaines ; une nourriture semblable aux prix des légumes, sensée
satisfaire un ventre en désir dont le but inavoué est celui de
la procréation. Ainsi apprivoisé, cet amour que l’on crut
sincère, faisant fi des convenances, se transforme en un amour plus «
serein », plus « responsable », soucieux de sa bonne représentation,
s’inscrivant dans la gestion de la vie quotidienne, où toute surprise
annonce un désordre qui ne convient plus. La passion consumée,
que peut-il bien rester sinon les promesses que la gestion de la vie quotidienne
transforme en devoir…
298
Sitôt passé les émois d’un amour nouveau, beaucoup
n’osent renoncer à ce qui s’en suit, et préfèrent
entretenir la durée de cet amour, au prix il est vrai de l’extinction
de cette flamme tellement savoureuse, au prix du gèle de désirs
si émotifs, au prix de la suppression des rêves que cette passion
a éveillés… Passer de la passion de l’illusion à
l’illusion de la passion… Et finir dans l’amertume…
299
Lorsque vient à l’esprit l’image de Mozart, on évoque
sa beauté, sa jeunesse, sa passion, son génie, mais non son requiem,
brutalement inachevé, et l’abandon de sa dépouille dans
une fosse commune. C’est que, entre sa vie et la nôtre, le monde
est passé de la haine au cynisme ; du siècle des Lumières
à celui du Spectacle ; du cinéma comme moquerie, au cinéma
comme tactique…
300
On me demande parfois, de quoi est constituée ma révolte, et je
réponds qu’elle est constituée de ce que nous sommes. Sur
quoi, la révolte pourrait-elle se bâtir, se constituer, sinon sur
l’ambition que nous nous formulons et qui ne rencontre que des obstacles
? Et qu’est donc l’ambition que nous nous formulons, sinon celle
d’être soi-même…
301
Hors de soi, quel sens peut-on attribuer à l’entendement qui ne
relève de l’un des troubles mentaux dont rend compte la psychopathologie
?
302
Malgré la vie, le temps passe.
303
Lorsqu’on évoque le pays dans lequel nous naissons, il y a bien
des manières d’en appréhender la reconnaissance, de la plus
vulgaire qui s’appuie sur le mobile de la propriété issu
de la notion de race et d’état, à celui dont rend compte
l’idée généreuse de psychogéographie, et qui
repose sur cette simple constatation : là où nous sommes, nous
sommes chez soi, c’est-à-dire là où peut s’épanouir
librement notre humanité, là où se développe une
culture. Nul doute que cela ne puisse se rencontrer dans aucun pays reconnu,
trop étroit pour permettre de mener à bien cette tâche :
l’épanouissement de notre genre. Soumis, nous le sommes aussi envers
notre propre espace individuel, lequel a la dimension imposée en fonction
de l’argent qui se trouve dans la poche, en opposition farouche avec celui
qui se trouve dans notre tête, au mépris de ce besoin élémentaire
de s’éviter la promiscuité. A quelle culture peut-on faire
référence alors, lorsqu’on parle de pays ? Ne cache-t-elle
pas plutôt un système d’enfermement ?
304
Il ne devrait y avoir qu’un seul pays, celui du genre humain, et qui est
la Terre. L’esprit d’accaparement et des ambitions égoïstes
en a décidé autrement, et l’a divisé en autant de
pays qu’il y a d’ambitieux ; autant de division dont rendent compte
les multiples forces en jeu, obligeant l’ensemble à trouver un
équilibre en permanence instable et qui éclate par endroit, selon
les intérêts de chacun des protagonistes les plus puissants, au
détriment des plus faibles, sans toutefois aller jusqu’à
l’anéantissement de la partie la plus faible sans risquer de rompre
cet équilibre dont ont besoin farouchement les défenseurs de la
division. Quant à nous autres gueux, dont l’intérêt
est de se désunir de cette division, il n’est d’issue que
celle de la soumission, sinon celle du suicide. L’une et l’autre
ne sont pas d’égale valeur, non parce que l’une ferait preuve
de lâcheté, tandis qu’il reviendrait à l’autre
celle du courage, mais bien parce que l’une et l’autre sont les
deux seules possibilités que nous exploitons en permanence, pensant faire
plus que se protéger, pensant faire preuve d’ingénuité.
Ainsi convaincu d’être né libre, comment pourrait-il venir
à l’esprit l’évidence que cette conviction est erronée
sans sombrer dans la déréliction ? Le mensonge d’aujourd’hui
est notre prophylaxie.
305
N’être rien de ce qui arrive, et tout du langage que l’on
signifie. Condition pour parvenir à être.
306
A chaque instant on peut constater, non sans un certain détachement,
que le plus souvent, les gens provoquent des querelles pour les motifs les plus
divers envers lesquels rien de sérieux ne devrait engager, et s’accordent
avec les politesses d’usages pour des motifs qui devraient ouvrir bien
des hostilités. Cela dit, être persuadé de la justesse de
ses points de vue en rejetant les arguments qui les invalident, trahie l’ignorance
et la confusion. A un tel esprit belliqueux, qui soulève des problèmes
dont la nature est de n’en être pas, on pardonnera volontiers à
l’esprit juvénile, et s’éviter prudemment l’esprit
puéril. C’est que la jeunesse de l’un ne peut se confondre
avec la grossièreté de l’autre sans risquer de devoir arbitrer,
c’est-à-dire se retrouver dans la situation de devoir juger, et
donc prendre parti, là où la sagesse nous invite à un prudent
repli.
307
La vérité est l’art de convaincre du sens de la logique
par la cohérence de ses arguments, non de croire en un principe qui n’est
valide que parce qu’il ne rencontre jamais sa contradiction. Il y a, entre
ces deux points de vues, toute la distance qui sépare le jugement sans
appel de la nuance de la critique, entre l’idolâtrie bienveillante
et le doute bénéfique. L’un de ces points de vue consacre
au maintien de ce monde, tandis que l’autre veut aller au delà.
308
La chamaillerie est de toutes les gouvernes. En cela déjà, l’exercice
du pouvoir à gouverner un Etat ne saurait présenter aucune légitimité
sans se présenter comme ridicule et autoritaire ; à moins de considérer
la chamaillerie comme un jeu nécessaire, et donc à en accepter
son autorité, malgré le ridicule que ne sauraient s’épargner
ses consultants, les députés.
309
L’art de gouverner un Etat démocratique consiste à faire
passer un vol pour un prêt.
310
Quoi de plus triste que l’ironie pour celui qui est animé de la
passion que la révolte fait dégager du sens de sa répartie,
face à l’humour noir. L’ironie est un humour qui n’a
pas encore perdu sa virginité, tandis que l’humour noir, le vrai
humour noir, le plus pure, le plus noir, possède la force de renverser
cette humilité en colère. Alors que l’ironie reste dans
la moquerie, l’humour noir est déjà dans la révolte
; il provoque un changement de perspective qui met mal à l’aise
les plus timides de ses proies, et fait triompher les propos les plus téméraires
en esquivant les pointes acérées de ses victimes désappointées
devant tant d’audace. L’ironie est faite pour les âmes blasées,
celles que les échecs successifs ont rendu imperméables à
l’humour, celles que plus rien n’abusent sinon elles mêmes,
et qui ne trouvent de distraction que dans cette forme très spéciales
de moquerie, tandis que l’humour noir met en échec l’esprit
le plus insensible et le respect des conventions le plus incrusté par
l’héritage que la morale chrétienne impose. Et il le fait
avec cet air de naïveté qui trompe jusqu’à ses propres
thuriféraires.
311
Où trouver la vérité, si vérité il y a, sinon
dans le fond du puits de la déréliction… Pour trouver ainsi
quelque chose qui puisse nous satisfaire en matière de vérité,
il nous faut visiter une fosse, ou un puits, ou une grotte… Toutes enclaves
se trouvant à l’abri, dans un périmètre inaccessible,
afin de laisser à nos sentiments toute la force de divaguer sans retenue.
Et refaire surface, ou s’être laissé submergé au point
d’en être devenu fou. Et quoique rien ne garantisse de n’avoir
pas été dupé, croyant avoir choisi volontairement la douleur
et le dégoût, nous nous exposons à la folie comme l’animal
face au chasseur ; et c’est alors que, avec effroi, nous découvrons
que la vérité se trouve au bout du fusil.
312
Rien n’est plus à redouter que ce que nous nommons vérité,
parce que nous en ignorons jusqu’à ses manifestations ; tandis
que le mensonge, qu’y a-t-il de plus banal, de plus quotidien, de plus
humain… Au point que nous nous reprochons sans cesse de le côtoyer
en même temps que nous en redoutons sa disparition. Car alors, quel alibi
trouver qui justifierait notre si agréable soumission…
313
Pourquoi donc il nous semble qu’est préférable un mensonge,
même compliqué, à n’importe quelle vérité,
malgré son évidence ? C’est que le mensonge est un système
de défense efficace ; il n’a pas besoin d’être démontré,
mais seulement cru. Et c’est la force de conviction de l’orateur
qui emporte les suffrages, non la véracité de ses propos, sinon
les débats publics feraient faillite avant même qu’ils ne
se prononcent.
314
Dans le règne de l’apparence, seule compte l’enveloppe. Le
reste ne pourrait pas même figurer comme scribe d’un scénario
de mauvaise qualité ; seulement comme prétexte à justifier
l’apparence.
315
A tout menteur, tout honneur !
316
Quand donc trouvera-t-on le temps de faire comprendre que le temps n’épargne
que ceux qui ont le temps pour eux ? Quand ? Ceci ne serait-il qu’une
simple affaire de temps ?
317
Osez vous vous poser cette question sibylline : soyez odieux avec vous-mêmes
pendant un an, et demandez-vous si vous voyez une différence notable
d’avec les années précédentes, puis tirez en les
conclusions qui s’imposent vis-à-vis des autres. Nul doute que
la méfiance gagnera votre esprit plus sûrement que ne le ferait
la trahison d’un ami.
318
Il y a des natures que leur morale remplit de honte chacune de leur réussite,
et de remords chacune de leur infortune. On les remarque à leur manière
singulière de courber l’échine ; d’autres qui sont
en peine sans même atteindre ce niveau de probité. On les remarque
car ils forment comme une excroissance dans le décor, comme une tâche
qui contrarie la blancheur de leur soumission ; d’autres enfin pour lesquelles
il n’est rien qui ne puisse les atteindre, rien qui ne se brise à
leur contact, rien non plus que leur contact renforce, rien enfin qui ne les
brise. Ceux là ne se rencontrent que dans leur solitude, non parce qu’elle
les protège, mais parce qu’ils y puisent leur force. Ceux là
ne se laissent pas remarquer. Et c’est cela qui les protège.
319
Lorsque la vie se résume à une succession d’échecs,
il faut être doté d’une formidable dose d’humour pour
ne pas sombrer dans la mélancolie. C’est même à cette
condition que l’humour trouve sa formulation la plus authentique, c’est-à-dire
la plus digne parce que c’est la condition pour que l’espèce
humaine atteigne l’âge de l’homme, en opposition d’avec
l’âge des cavernes que partage de si nombreux contemporains.
320
Il semble qu’auparavant les idées les plus contradictoires étaient
discutées dans d’âpres causeries afin de leur donner la cohérence
de leur contenu, ou les rejeter pour la faiblesse de leurs arguments ; trouver
le sens qui pouvait les relier entres elles, ou en rejeter les contradictions
qui les brisaient. L’époque semble révolue d’assister
à de tels affrontements, et bien des vérités sont émises
sans qu’il faille rendre compte de la pertinence de leur cohérence,
ou de l’irrecevabilité due à leur contradiction, sans que
de tels résultats n’éveillent pas même un semblant
de scandale. Et il ne peut y avoir de scandale en effet, par cela que l’esprit
moderne s’est adapté aux temps nouveaux ; lesquels se moquent de
la contradiction pour cela qu’ils en ignorent les effets pourvu qu’un
profit sert de justificatif. Pour cette raison si peu raisonnable, les idées
ne sont là que pour enjoliver une conversation, ou convaincre du meilleur
parti que tel commerce veut imposer contre tel autre jugé plus médiocre
pour sa concurrence qualifiée de déloyale. Le véritable
philosophe d’aujourd’hui n’est pas celui qui pense, mais celui
qui vend, et l’idée la meilleur n’est pas celle qui sait
distinguer l’erreur de ce qui est juste, mais celle qui profite à
celui qui la manipule.
321
Il n’est pas d’entretien aujourd’hui, qui n’ait pour
but les bénéfices d’un commerce. Il n’est pas de discours
qui ne présente d’intérêt que celui qu’évoque
l’idée du profit. Il n’est pas de comportement qui ne soit
influencé par l’argent. On ne saurait l’en blâmer sans
se révolter, ou l’admettre sans se soumettre.
322
La manière d’exprimer les idées importe plus que leur contenu,
d’où l’importance d’une juste orthographe. Le vrai
penseur d’aujourd’hui n’est pas le philosophe, c’est
le grammairien.
323
Une orthographe approximative : preuve de la vitalité des mots, et de
l’évolution de leur sens.
324
L’orthographe n’est qu’une convenance organisée entres
gens lettrés, qui s’articule autour des institutions, et dont l’un
des buts est d’imposer une seule langue à l’intérieur
de frontières qui définissent un pays. Elle est récente,
comme la langue écrite qui la soutient, et changeante au fil des époques
que l’écriture de cette langue traverse. L’orthographe n’est
pas une science, mais une convention arbitraire imposée à une
écriture particulière.
325
Toute l’originalité d’une orthographe est de retirer aux
mots dont la prononciation est similaire leur ambiguïté, et à
la phrase son manque de signification. Elle devient inexacte dès l’instant
qu’elle ne sert plus que la forme, ce caprice de l’esprit carcéral
qu’entretient l’idéalisme réactionnaire, cette superficialité
des idées…
326
L’emploi rigoureux de l’orthographe est excessif, et renforce une
censure discrète plutôt qu’elle ne sert une richesse d’esprit
; elle sert plutôt la science des valets que celle de leur maître,
et s’articule bien avec l’esprit procédurier, cet esprit
étroit qui définit avec une grande approximation l’esprit
réactionnaire de la vieille France, cette chose qui n’existe que
par crainte de son contraire, et que le temps amenuise la vivacité par
la disparition de ceux qui s’en nourrissent.
327
L’esprit procédurier, du moins ce qu’il en reste, se retrouve
à subir tous les affronts s’il veut se maintenir. Passer de l’académisme
à la pensée du profit, il lui faut s’adapter depuis que
les mots s’écrivent avec la technique des journalistes, c’est-à-dire
dans cette novlangue que dénonçait déjà en son temps
un certain George Orwell, et qui est au service des marchandises et de leur
monde.
328
L’orthographe est le sens interdit de l’écriture.
329
L’orthographe, dont le langage parlé se moque, appartient essentiellement
à l’écriture. On peut la concevoir pour confirmer le sens
d’un mot, mais ne saurait se suffire pour concevoir le sens d’une
phrase. Et même, dans ce cas, il lui faut rester l’exception qui
confirme la règle, plutôt que la règle qui vient confirmer
une exception.
330
Selon Alain Rey, l’orthographe n’est qu’une convention inexacte.
Voilà pour chagriner les anciens et bien plaire aux modernes.
331
L’idée qu’une écriture puisse être jugée
en fonction de son orthographe, me fait penser à ces gens qui ne goûtent
un vin qu’en fonction de son étiquette, présupposant par-là
d’une qualité que trahiraient manifestement leurs papilles gustatives.
332
On dit d’une erreur d’orthographe qu’elle est une faute. Voilà
qui justifie une sanction, par évidence.
333
On ne doit pas limiter la conviction qu’une phrase est juste à
l’exactitude de son orthographe, à moins de ne comprendre une langue
qu’à son déchiffrement, qu’à l’analyse
de ses propres hiéroglyphes.
334
Ce n’est pas l’orthographe d’une phrase qui doit convaincre,
mais le sentiment de sincérité qui doit se dégager de cette
phrase. L’esprit de la sensibilité doit rester indépendant
de l’esprit des lois, fussent ceux de l’orthographe et de la grammaire.
C’est en cela qu’on peut vérifier qu’une écriture
est le produit d’un joug ou celui de la liberté. Toute la dimension
qui éloigne la perfection de l’émancipation…
335
Il y a comme une sorte d’indécence et de vice à juger un
texte sur la qualité de son orthographe, plutôt
que sur celle de son style et de son contenu. C’est un vice qui appartient
à des gens qui se sont appropriés l’écriture dans
l’idée d’en interdire un accès trop aisé au
plus grand nombre, ce plus grand nombre il est vrai, dont l’absence de
révolte et l’abaissement à la vulgarité profitent
à ces censeurs. La censure leur accorde, certes, un certain pouvoir,
une force maquillée en jugement, une sentence pour laquelle ils ne veulent
souffrir aucune exception, et cependant elle ressemble plus à une faiblesse
de sous-préfecture, qu’à l’autorité de l’Académie
Française.
336
Pas plus que les menstrues ne font un sexe, l’orthographe ne fait les
idées, malgré le sexe des mots. Cependant que les menstrues semblent
aussi nécessaires à la nature que l’orthographe à
l’intelligence de la lecture.
337
Il est un fait que l’on rencontre aisément dans la classe laborieuse,
toujours soucieuse de l’excellence de son exploitation, qu’elle
reconnaît volontiers son indigence en matière d’écriture,
et accepte volontiers l’observation autoritaire de ses erreurs, en particulier
pour ce qu’il en est de l’orthographe, dont n’a véritablement
cure la classe dominante, sinon pour feindre un savoir dont elle revendique
l’usage exclusif, avec l’espoir qu’il fait défaut à
la classe du labeur. C’est que l’habitude de la soumission entraîne
la reconnaissance de sa faiblesse et l’inusité de vouloir s’en
départir ; et celle de la domination habitue au sentiment de supériorité
qui en fait oublier qu’elle est bâtit sur la veulerie. L’orthographe
est cette matière qui souligne ces défauts.
338
Juger une écriture sur l’habillage de son orthographe plutôt
qu’à la profondeur des idées qu’elle veut entretenir,
c’est vouloir supprimer une maladie, non en soignant le malade, mais le
symptôme, alors que la maladie est celle du médecin plus que d’une
médecine. C’est l’esprit de propreté qui distingue
les notaires et les juges. Il est vrai que s’affranchir d’un obstacle,
c’est montrer des dispositions bien difficiles à supporter pour
tout ce qui a vocation de se maintenir, et de maintenir tout ce qui est à
l’origine de leur ascension sociale, cette théosophie de la propreté,
cet hygiénisme de la pensée.
339
L’orthographie ne devrait se limiter qu’à la nécessité
de donner à la phrase son sens le plus exact possible, afin de lui retirer
la plus grande ambiguïté possible. Chose impossible à respecter
lorsque l’idée est soumise à sa formalité, cette
propreté des conventions…
340
Un conseil prudent envers ceux qui cherchent à éviter les conflits
et l’adversité : n’ayez aucun ami.
341
Les mots ne transmettent pas la vérité, ils s’y adaptent.
342
A quoi bon la mémoire, même d’un passé lointain, si
elle n’influence pas le présent, si elle ne le provoque pas, si
elle n’en est en aucune manière sa source ? Est-ce si périlleux
de se souvenir de moments sans lesquels rien de ce qui se fait n’existerait
? A moins de faire de sa vie un éternel oubli, un éternel regret…
343
La réalité est toujours ce qu’on imagine ; ce qu’on
imagine de ce que nos yeux nous traduisent de réalité. Il y faut
du raisonnement ; en rechercher l’exact prononcé ; l’examiner
; le développer ;le finir ; l’achever ; le dépasser. C’est
ce mouvement de l’imagination qui démontre la réalité
du raisonnement. Et il n’y en a pas d’autre à moins de l’exercice
de l’autorité d’un pouvoir, par nature irréel, et
qui devient réel par la force.
344
On n’échappe pas à ses ravages, pas plus qu’on ne
retient l’espoir. Et c’est à la force de l’espoir qu’on
mesure l’étendu des ravages, par le point d’impact qui en
brise l’illusion, après qu’ayant tellement cru, on finit
par vomir l’amertume qu’il en résulte, avec cette grimace
caractéristique qui fait de l’espoir une déception, et des
certitudes, une illusion. Mais, c’est sur ces fondations que l’on
bâtit un monde.
345
C’est sur la somme de ses défaites que l’on comprend le contenu
de son passé, non sur la succession de ses victoires. Sur une victoire
ne s’établit guère que de l’orgueil, tandis que sur
ses défaites, on en tire l’expérience de ses erreurs, la
raison de ses échecs, et donc la force de vaincre, et qui est la conscience
qui s’installe dans la durée, le contenu véritable de son
passé, le devenir de son présent, le succès de ses convictions
; ou bien disparaître.
346
Le temps véritable, celui de l’homme, a échappé à
son humanité. Il est devenu chronomètre. Il se mesure en fractions
égales, de même division entre la nuit et le jour, se renouvelant
identiquement à lui-même, indépendamment de ce qui lui donne
son contenu, sa dimension aléatoire, l’expression de ses organes,
le battement du cœur, le flux et reflux des marées, le renouvellement
des saisons, la mort qui précède la vie… Le temps de maintenant
est enfin domestiqué, un temps mesurable entre perte et profit. Il est
devenu enfin la mesure de toute chose, la raison économique, hors de
laquelle rien n’est plus concevable, rien ne doit apparaître…
Semblable à un squelette blanchie au soleil de l’éternité…
347
Comment en sommes-nous arrivés à ce point de fixation temporale,
ce corset qui bloque la force obscure et insaisissable qu’est le temps,
ce galion de la liberté vaincu dans l’ébauche de sa conscience
?… Par quelle issue, l’humanité s’est-elle faufilée
pour livrer le temps au chronomètre, ce temps dont l’algidité
est rendue plus agressive, plus morbide, plus âpre par la rectitude froide
de la logique inlassable de sa répétition rigoureusement identique
d’un instant à l’autre, au point de s’être lui-même
affranchie de la source de sa conscience, de son origine humaine, pour s’identifier
à l’argent, cette richesse abstraite qui ruine tout sur son passage
en bâtissant des empires avec l’étoffe dont sont fait les
cauchemars ? Glissement de terrain progressif de l’idéalisme à
l’illusion, du désir à l’envie, de la convoitise à
l’accaparement… Parti du néant, nous n’avons fait qu’ériger
des murs. Protégé du rien, nous sommes arrivés à
gravir des montagnes de sable avec l’espoir de reculer l’échéance
de nos certitudes en semant sur le parcours le purin de nos détritus
sans cesse renouvelés, de notre ignorance sans cesse propagée,
de notre détermination sans cesse imposée… C’est que
l’illusion de la force, entre temps, s’est muée en force
de l’illusion : Indéboulonnable !
348
De quoi veut-on parler lorsqu’on évoque l’avenir ? Existe-t-il
seulement quelque chose qui laisserait entendre un demain insoupçonnable,
et quoique périlleux par cette méconnaissance même ? N’avons
nous pas atteint le bord du gouffre de tout ce que notre imagination a pu produire
et dont le résultat se montre visiblement comme une énorme catastrophe
? Il est vrai, avec cet avantage de n’être pas surprenant malgré
le nihilisme dont il est porteur. Ne devrait on pas plutôt dire : à
cause de ce nihilisme même…
349
Quand donc cesserons-nous d’ajourner l’inévitable ?
350
Il faut affiner un doigté particulièrement subtil pour trouver
les moyens de peindre avec une exquise sensibilité, la prodigieuse certitude
que demain est le seuil du meilleur, alors qu’il dessine les contours
du chaos en rendant la mort plus réelle que ce que la conscience détermine
– mais, non ne la désire – et c’est en cela sans doute,
au comble de la catastrophe, que l’on peut trouver la possibilité
d’évoquer la force de la ruiner ; là où plus aucun
retour possible n’est envisageable. De l’effroi à l’espoir.
Ou, de l’espoir au néant ?
351
Il est difficile de parcourir les rues de la déréliction sans
appréhender le profond désir de découvrir son propre néant.
On pense avenir et on voit impasse ; on se sent ultrasensible dans un monde
infra sensible ; on se projette dans un ailleurs au contenu insaisissable ;
le moindre point d’appui est mouvant comme le sable…le présent
seul semble s’illuminer d’une intense clarté ; mais, c’est
une clarté éblouissante, une clarté excessive, comme un
trop plein de réalité impossible à évacuer vers
un avenir plombé à l’acide sulfurique du désespoir…
C’est que l’excès de réalité étouffe
aussi sûrement que le trop peu de réalité, l’un sous
la chape de plomb de son présent hypothétique, l’autre par
sa raréfaction ; de la sur-vie à la sous-vie. Mais, de l’un
à l’autre, comment trouver l’équilibre sinon par la
métaphore de se voir vivant maintenant, et de s’en satisfaire malgré
tout ?
352
Lorsque l’espoir est la seule issue possible au désespoir, il ne
bâtit pas l’avenir, mais le contraire de l’avenir, le néant.
Mais, c’est de ce néant qu’alors un avenir peut se développer,
sinon disparaître.
353
La pensée n’est pas une idée de la matière, mais
la matière même de l’idée. C’est ainsi qu’on
ne peut diviser le corps de l’esprit, sauf devant la crainte du néant
qu’évoque la mort. La division, jusque dans l’ineffable…
354
La pensée est un jeu de l’esprit, agissant. D’où les
catastrophes qu’engendre le monde de maintenant…
355
La pensée de maintenant, afin de lui donner le sens du vrai (sens, il
faut bien le dire, qui s’est perdu dans la nébuleuse idée
de la valeur), ne peut s’élaborer que sur le doute ; doute d’elle-même
d’abord, et doute de ce doute lui-même ensuite, de sorte que rien
de ce qui est admis habituellement ne puisse trouver grâce à ses
yeux, pas même ce que l’on peut admettre de sa critique, parce qu’il
n’y a rien d’admissible, rien qui ne trouve sens hors de l’éphémère
échange mercantile et de la victoire de son néant.
356
La pensée de maintenant porte les stigmates de la ruine des idées
critiques ; et elle sait qu’elle les porte, d’où l’air
bravache que son positivisme ne manque pas d’arborer. C’est qu’on
se place ou l’on peut, à défaut d’être ce que
l’on veut.
357
La vie est une épreuve de réalité. Il faudrait prendre
conscience de soi-même ; comment est-ce possible sans indisposer à
notre sommeil ?
358
On aime dans l’instant que l’instant d’après écroule.
C’est l’amour d’aujourd’hui, qui se consomme. Qu’aime-t-on
mieux que ce qui se consomme ? A défaut, l’habitude s’installe
dans la durée, et l’amour d’hier tant recherché, disparaît
derrière les devoirs quotidiens qu’engendre la famille, cet enfermement.
Du désir à la fixité, voilà qui laisse peu de place
à l’imaginaire, et quoique l’on se convainque du contraire,
non par illusion, mais par inquiétude que l’illusion ponctue.
359
Bien souvent, on croit pour échapper à l’arbitrage de l’enfermement
quotidien, qu’il suffit de changer d’habitude pour faire de sa vie
une aventure, changer de partenaire pour croire en l’amour, changer d’emploi
salarié pour s’imaginer être libre… Mais, ce n’est
qu’un changement de surface, comme le serpent mue. Un changement bien
tranquillisant…
360
Tant qu’il y aura des couples mariés, il y aura des divorces, comme
la prison contient le désir d’évasion. Qu’est le mariage
sinon l’équivalent d’un sacerdoce auquel il est ajouté
la perpétuité…
361
L’amour est un don, sinon on parle d’autre chose.
362
L’amour est libre ou n’est pas !
363
En amour, être fidèle, n’est pas l’être à
l’autre ni pour l’autre, mais l’être envers soi-même.
Et c’est cela qui engage dans une relation.
364
L’amour ne traduit pas un rapport entre deux individus, mais le désir
de soi envers un autre que l’on reconnaît pour soi-même.
365
L’amour, cette infidélité du désir…
366
« Je suis, moi ! » Dites le contraire, mais n’ayez pas peur
d’être pris en flagrant délit de délire.
367
Pour atteindre le silence de la plénitude, il suffit de cesser de parler
des autres.
368
Etre seul, c’est être avec soi-même face à soi-même.
Là, il n’y a que le mouvement interne de ses propres certitudes,
hors tout. Tandis qu’être deux, c’est déjà ne
plus s’appartenir - et j’entends par s’appartenir, être
entier – c’est se diviser. Une part de soi échappe qui appartient
à l’autre. Terrain glissant des petites compromissions…
369
« Aimer son prochain comme soi-même. » Pas étonnant
qu’il y ait tant de massacres !
370
Définition d’un gueux moderne : une ressource humaine. Quand les
mots en ont fini avec la nostalgie…
371
Quand deux se fond dans un couple, cette masse qui ne distingue pas les individus,
rien ne peut surprendre au risque de la voir se fissurer. La durée d’un
couple tient dans son aptitude à ce que chacun de ses membres ignore
les secrets penchants de l’autre ; jusqu’à lui refuser toute
distinction autre que celle dont la nature est indépendante de la volonté
des individus qui le composent. La moindre fausse note éveille le soupçon
de tromperie plutôt que la réflexion, la méfiance plutôt
que la générosité, la jalousie plutôt que le respect.
Et c’est avec cela que l’on fonde une famille…
372
Quelle chose étrange que d’être qualifié de fou par
un psychiatre ; comme s’il était donné à ces gens
la nature de juger de la faculté qu’on les esprits lucides d’être
en dérangement…
373
Je suis cohérent avec moi-même, étant parfaitement inutile
pour qui que ce soit - j’entends, comme fonction, métier, profession
- ne ressentant pas le besoin de m’être utile ; je le suis suffisamment
par ma faculté de prolétaire sans devoir, en plus, en apporter
la preuve.
374
Prendre goût à tenter quelque chose, et aboutir à la frustration,
l’insatisfaction et la contrariété… Comment s’en
faire le reproche sans se contredire aussitôt…
375
La vérité est épuisante ; personne n’y croit jamais.
376
On est plus enclin à respecter la mémoire des morts, qu’à
se disputer les idées des vivants.
377
La vieillesse se distingue de la jeunesse par son aptitude à mourir.
378
Ce qu’est un Etat démocratique : un Etat qui, à peine fondé,
cède sa place à l’imagination. Chose inimaginable cependant,
pour un esprit démocrate.
379
On entend parfois parler d’Etat Providence comme de quelque chose de regrettable
parce qu’illusoire et honteux, rappelant la nature des relations liant
les enfants à leurs parents, cette dépendance absolue –
et la comparaison n’est pas déplacée -. Mais, que devrait-être
l’exercice d’un Etat, si sa responsabilité première
n’est pas de protéger ceux qui lui sont soumis, de les installer
dans une dépendance absolue à son autorité, hors de laquelle
il ne saurait être question de vivre par cela même que l’Etat
en interdit toute évasion possible sans qu’elle soit punie de la
déchéance, de l’oubli et de la mort…
380
La nature de l’Etat est de s’emparer de tout ce que la vie produit,
afin de s’en nourrir. Il ne faut rien en attendre d’autre que l’illusion
de sa protection en retour dans ses variantes dites démocratiques, comme
l’éleveur protège son troupeau afin de le mener à
terme à l’abattoir dans les conditions qui conviennent à
son but, et qui est de toute autre nature que celle qu’il feint d’entretenir.
Dans ces conditions, il est seulement demandé à l’esprit
d’appropriation de se justifier pour se légitimer. Vu la singulière
facilité de la tâche – et les scandales financiers n’en
sont pas une des moindres, - on ne sera pas étonné de la légèreté
avec laquelle un tel esprit se justifie, ni de la désinvolture avec laquelle
il infère de ses arguments. On observera seulement que cela éveille
la jalousie, et non la révolte. C’est ce qui fait dire que les
bas esprits n’ont que ce qu’ils méritent, alors que par ce
fait, ils empêchent toute velléité d’affranchissement
; et cela ne constitue pas un mérite.
381
Travailler, c’est s’acquitter du droit d’être un esclave
sans conscience autre que celle qui suffit à cette activité, dans
une relative tranquillité, malgré les caprices du commerce, et
de s’en satisfaire. Voilà qui s’oppose au travail brutal
que connaissaient les esclaves des anciens empires. Signe des temps : nous sommes
passés de la brutalité à la dilution ; de l’obéissance
au consentement ; de la vérité au mensonge ; de la soumission
à son spectacle...
382
Le monde est brutal. Nous vivons au cœur de la brutalité sans nous
soucier un instant des risques rencontrés, comme si nous ne les voyons
pas, non à cause d’un aveuglement subit, mais par l’éblouissement
que renvoient les vitrines, et dont le scintillement nous empêche de distinguer
quoique ce soit de palpable, et donc de se servir. C’est dans cette rupture
de relation qu’est la brutalité, dans cette absence d’humanité,
non dans les faits rapportés par quelques commentateurs ignorants dont
tout le souci est d’être entendu et non discuté. Pourquoi
se priveraient-ils de ce rapport de force ? Le public de manants télévisuels
contemporains leur est tout acquis, sachant distinguer là, des propos
indiscutables par l’universalité de leur diffusion, derrière
une vitrine cathodique aux milles scintillements attractifs. Pourquoi prendre
la peine de rechercher des preuves aux résultats aléatoires, là
où il suffit de voir et d’entendre, là où il suffit
d’admettre ce qui sera oublié l’instant d’après
? La brutalité du monde se laisse voir, et cela suffit à notre
bonheur.
383
Il nous est donné de voir la misère partout, mais non de la supprimer
; de s’y apitoyer, mais non de la mépriser ; de la supporter mais
non de la briser, et cela afin de s’y comparer. Ainsi ôter toute
envie de s’en extraire, se croyant à l’abri alors même
que nous sommes en son cœur.
384
Le rapport au monde est vécu, selon les uns, comme rapport au manque,
et selon les autres, comme rapport d’abondance. D’où l’envie
des uns pour la situation des autres, et le mépris de ceux-ci pour les
premiers. Que pourrait bien évoquer d’autre, un rapport au manque,
lorsqu’il est comparé à l’abondance sans cesse montrée,
et quoique jamais, ne serait ce que timidement, effleurée ? De la révolte
? Mais, pour cela il faut éprouver autre chose que l’envie, autre
chose que l’ambition de gravir les échelons qui mènent vers
l’argent, autre chose que la conquête vers la première place,
autre chose qui ne se ressent pas comme manque qu’il faut remplir, mais
comme une richesse supérieure à celle qui trouve sa force dans
la comparaison d’avec son absence, une force incomparable qui renvoie
dos-à-dos tous ceux dont l’imagination est bornée par la
seule richesse que possède le monde, son spectacle ; une force qui va
au-delà des valeurs reconnues et qui n’attend aucune consolation
ni encouragement, une force qui exploserait si elle devait se réaliser
; elle se trouve être la certitude de soi, l’absolue certitude,
celle qui se rencontre sur les chemins de la liberté. « Où
ça, avez-vous dis ? », entends-je d’ici les sourds et les
aveugles, pour me faire croire qu’ils sont incrédules alors que
leur doute est bâtit sur le ressentiment et la suspicion. En effet, où
ça ? Ne connaissant de chemins que ceux qui mènent vers la routine
du labeur salarial et l’obéissance sans distinction aux lois et
à leurs faiseurs. C’est cela qu’on appelle la vie, ce défaut
d’en connaître la saveur par l’habitude de n’en connaître
que sa fadeur.
385
Notre époque a inventé la prostitution présentable jusqu’à
l’indécence institutionnalisée : Cannes.
386
Tout ce qui a trait à la vie, par sa nature changeante, par l’impossibilité
de la fixer, pèse comme une menace permanente sur l’esprit de ceux
que leur rang oblige à se maintenir afin d’être ce qu’ils
croient être sans l’inquiétude de devoir le démontrer
à chaque instant, (situation qui en fragiliserait les fondations si elles
devaient sans cesse être remises en cause). D’où l’autorité
et l’asservissement qui en découle. Nier la vie afin d’en
jouir… N’a-t-on jamais vue plus grande perversité, plus grande
bassesse, plus grande ironie…
387
Identifier l’autre à la menace qui pèse sur la vie, le fait
apparaître comme cause de toutes les incertitudes ; d’où
le mot de Sartre pour qui « L’enfer, c’est les autres. »
Mais alors que l’autre, aux yeux de l’autre, c’est soi. Au
vue du peu de respect que l’on s’accorde, il est à craindre
que nous préférons l’enfer à toute autre considération.
Sans doute est-ce là la gratitude que nous allouons envers le moindre
tyran, si prompt à être publiquement ce que nous sommes secrètement.
C’est aussi que nous sommes si décomposés que la moindre
manifestation de liberté nous apparaît comme une menace bien plus
grande que la menace la plus grande qu’un despote autorise. Si vous n’êtes
pas convaincus de cette assertion, il vous suffit d’observer le résultat
de vos élections démocratiques ; partout, usurpation de pouvoir
; partout, manifestation de pouvoir ; partout, justification de pouvoir. Quand
la dépossession règne au nom de l’appropriation…
388
Comment la critique ne serait pas violence, face à notre bouclier ?
389
La raison, ce fragment de l’esprit humain… Cette immondice de la
logique… Cette logique de l’esprit fragmentaire…
390
Les comportements sont d’abord dictés par l’ignorance. L’élevage
primaire de l’espèce n’est que le produit de notre crainte
d’assister impuissant à ce que nos progénitures nous échappent
; il n’est en rien un enseignement ; seulement une éducation. Par
elle, nous faisons en sorte d’installer dans la durée cet élevage
primitif. La cause en est la crainte de devoir remettre en question ce qui a
permis de nous maintenir dans l’apparence de la raison, et pour laquelle
nous avons tout lieu de croire dans la raison de l’apparence.
391
Toute critique qui ne se fait pas à l’échelle de la pensée,
cette singularité de l’espèce humaine, ne traduit que la
cuirasse qui enferre la conscience ; qui l’enferre jusqu’à
la limite de l’étouffement. Et c’est cette limite qui, partout,
fait force de loi, cette cuirasse dont l’esprit policier n’en est
que la manifestation la plus visible.
392
La police n’est que la cuirasse caractérielle de la société,
hors de laquelle, cette société ne serait que l’expression
de la folie. En effet, comment concevoir une société fondée
sur une forte hiérarchisation des esprits, sans sa structure de protection
?
393
Se protéger sans ouvrir les hostilités n’engendre que des
fortifications. On s’y sent en confiance, les croyant imprenables comme
des citadelles alors qu’elles ne sont qu’un système d’enfermement.
Comment s’emparer d’une citadelle ? En bloquant toutes les issues.
A trop vouloir se défendre, on finit stérile.
394
Etre placé sous le tir conjugué de tous ceux qui aspirent à
la tranquillité de l’esprit, de tous ceux qui désirent qu’il
ne se passe jamais rien, de tous ceux qui recherchent l’abstinence, de
sorte qu’ils ne soient pas troublés dans leur quiétude,
et trouver malgré ceux-ci le moyen de déblayer le terrain…
Voilà qui fait preuve d’un tempérament peu ordinaire, d’un
tempérament audacieux, d’un tempérament fougueux…
Derrière lequel se reposent les esprits ordinaires qui n’aspirent
qu’à leur tranquillité… L’hypocrisie de la méthode
vaut bien une reconnaissance de bas étages, à défaut de
s’y corrompre, parce qu’alors, le risque est grand de voir cette
faiblesse s’emparer de la force. Immanquablement, elle réduirait
cette force en poussière ; elle en ferait une petitesse qu’il suffirait
de déblayer. Et ainsi, succomber durablement à l’épidémie
de la médiocrité.
395
La critique qui ne traduit que la pandémie du mécontentement,
ne s’exécute que sur le terrain de la thérapie, et qui est
le contraceptif de la pensée.
396
La plus sinistre conséquence d’être né avec pour seul
bagage, que sa misérable vie, c’est d’être partout
considéré comme un effet secondaire, une sorte de figurant inutile
pour lequel il faille trouver un emploi, c’est-à-dire une case,
un tiroir dans lequel rien ne doit pouvoir s’échapper, afin d’en
tirer un peu de sang. Pour cela, il y faut des conditions fort simples à
réunir, parce qu’elles appartiennent au domaine de la reconnaissance
sociale, cette chose qui donne autorisation d’exploitation sur un marché.
Cela ne retire rien de l’effet secondaire de cette existence. A l’inverse,
c’est ainsi qu’elle est reconnue, par cet effet, comme on reconnaît
un cancer par ses métastases. C’est ainsi que l’on devient
ce que nous redoutions tant, ce cancer pour lequel rien n’est laissé
au hasard. Mis sous perfusion, intubé, il reste à attendre que
la vie passe. Qu’importe la quantité de temps qu’il faille
pour qu’elle passe. Il faut qu’elle passe, et c’est la seule
chose qu’il est demandé à celui qui n’a, pour tout
bagage, que son indigence. Ainsi dépouillé, la liberté
n’est plus qu’une vaste plaisanterie.
397
Homme libre : rien, dans un monde qui a transformé la vie en spectacle.
398
Il y a cette manière désinvolte de reporter à demain ce
qui embarrasse le présent en se disant qu’on a toute la vie devant
soi. Mais, devant soi, il n’y a rien que l’espoir qui se perd dans
le néant. Que pourrait-il bien y avoir devant ce qui n’est qu’une
hypothèse, sinon le désir que tout pourrait aller mieux ; ce qui
dispense d’infléchir le cour du présent. Il suffit, pour
s’en convaincre, de se retourner, et de constater ce qu’on a fait
d’hier, devenu ce présent qu’on aspire à oublier plus
vite qu’il est apparu. C’est s’avouer impuissant avant même
de connaître sa force, en se disant que demain est un autre jour, alors
qu’il n’est que la succession d’un aujourd’hui qui a
perdu l’enthousiasme de l’imagination pour le scepticisme de l’âge.
399
Il arrive parfois, d’appréhender demain avec effroi. Est-ce à
dire que c’est la crainte de perdre une saveur chèrement acquise
? Ou bien, plutôt le constat que tout continu, alors qu’on espère
une saveur qui ne réchauffe que l’imagination… C’est
que dans un présent, même effroyable, il est possible de trouver
les armes de son combat qu’un demain ne saurait, au mieux, transformer
qu’en hypothèse.
400
La vie… Dans son petit nénuphar ! Ah, comme on aime s’y blottir
; surtout, que rien n’apparaisse qui en vienne contrarier la tranquillité…
C’est si bon, ces petites lâchetés qui nous préservent
des affrontements. Point de courage là dedans, mais à quoi bon
le courage lorsque la servilité tient lieu de référence,
et la peur de bravoure…
401
Qu’entend-on par la confiance que l’on accorde à l’autre,
c’est-à-dire de cette confiance qui ne saurait souffrir aucun manquement
sans quelle soit ressentie aussitôt comme une terrible brûlure ?
N’est-elle pas l’exercice d’un ajustement ; d’un discours
qu’il convient d’accorder à la situation qui l’a provoquée,
et pour lequel nous sommes tenu d’y répondre ? Le tout est dans
l’ajustement, et si erreur il y a, elle ne peut-être contenue que
dans l’ajustement à ce but ; une erreur de parallaxe. De là
à faire de la confiance une question de géométrie…
402
Il est un fait qu’il est prudent de ne pas dénoncer pour son mensonge,
c’est celui de la pondération dans ses relations. Il est, en effet
préférable de modérer sa générosité,
de sorte à laisser à l’autre l’espace qui est le sien,
et dans lequel il puisse, à son tour, savourer la jouissance d’exprimer
la sienne. Ainsi, lui accorder l’espace qui lui revient en lui laissant
l’impression de la décision. C’est que le respect tient dans
la manie à savoir équilibrer la part qu’il nous revient,
de celle qu’il faut permettre. Savoir s’effacer afin de mieux proposer…
Disposer… Imposer !
403
La France dit-on, est le pays de la bonne table. Voilà une réputation
usurpée, car enfin, il est bien difficile de trouver une table où
chacun des convives y trouve plaisir ; qu’un seul grimace, et c’est
toute la table qui est contrariée. Et pourquoi cela ? simplement parce
que nous préférons partager notre repas, plutôt que de l’offrir.
Nous en attendons une approbation, une reconnaissance puisque nous trouvons
nous-mêmes plaisir à le déguster ; nous trouvons plaisir
à déguster le plaisir de celui qui accueille ce met avec tant
d’affection ; nous le dévorons secrètement. Cela prouve
modestement, mais naturellement, notre penchant pour le cannibalisme, voilà
tout.
404
Le capitalisme, c’est le cannibalisme de la représentation.
405
Inviter quelqu’un, sans en retirer une satisfaction au moins égale
à celle de notre solitude, c’est dévoyer nos sentiments
; faire de la générosité, un sacrifice.
406
Au coure du temps, derrière le silence se distinguaient les sons incessants
d’une nature luxuriante. Aujourd’hui, le silence est identique à
la procession qui mène un cadavre vers le cimetière. Entres les
deux, seul le feuillage d’automne garde la même fraîcheur.
407
Chaque fois que le monde est devenu muet à nos oreilles sourdes, il est
apparu des bouleversements sociaux ; des bouleversements qui l’ont transfigurés,
parce que les hommes n’ont pas tant soif de comprendre que d’entendre.
Chaque bouleversement social est une réponse au pesant silence qui l’a
précédé. Ainsi, le siècle de Voltaire a-t-il accouché
de la Révolution Française, et celui du troisième empire,
de la Commune. Marteler les esprits avec un bruit incessant mais monotone, tel
celui que diffuse les postes de télévision, et il sera obtenu
la garantie d’une paix durable, non pas de cette paix qui marque le florilège
des connaissances et des arts, mais de celle qui marque l’absence, de
celle qui souligne l’électrocardiogramme d’un trait continu
dans un bip ininterrompu. La monotonie au service de la tranquillité
; le privilège de la domestication…
408
Penser le monde pour le produire, le contrôler, le faire durer, le développer…
Ou bien, pour le transformer, le supprimer, le dépasser. Deux ambitions
antagoniques qu’il suffit de neutraliser pour en stériliser ses
effets. C’est le programme de la démocratie.
409
S’il est prudent, avant d’entreprendre un projet, d’y réfléchir,
ce n’est pas pour en éviter une exécution dont la nature
le ferait apparaître pour peu profitable, mais afin de le mener à
bien sans rencontrer d’obstacle qui en rendrait périlleux l’exécution.
En somme, ne pas confondre prudence et censure.
410
On s’accommode des divisions par la nature de notre condition ; Chacun
trouvera dans le rôle qui lui est attribué, la justification de
son être en opposition à ce qui est désigné comme
complément, en vue de l’affaiblir. Ainsi, de la division entre
ouvrier et intellectuel, entre homme et femme… Alors que c’est cet
esprit de division qui montre la nature affaiblie de la force pour laquelle
chacun se reconnaît.
411
La division fait de la faiblesse, un privilège, et de la force, un abus.
412
Selon Pascal, la grandeur de l’homme est contenue dans la nature de son
être, et qui est d’être pensant, malgré sa fragilité
qu’il comparait à un roseau. Lorsqu’on voit le peu de cas
dont fait l’homme de la grandeur de la pensée, on est en droit
de se demander si la comparaison avec le roseau n’est pas exagérée
; ne serait-il pas plus juste de la comparer aux stigmates de notre temps, un
virus par exemple…
413
S’il était possible, au temps de Pascal, de comparer la grandeur
de l’homme à un roseau pensant, il faut admettre que, depuis la
pensée s’est combinée à bien d’autres substrats,
tous plus insignifiants les uns des autres, de sorte qu’elle sert principalement
de substratum, de strate inférieure inféodée à l’esprit
d’accaparement, au point que sans cet esprit, elle semble comme amputée
de quelque chose d’essentiel, quelque chose qui justifie sa soumission
envers elle, quelque chose sans laquelle, elle n’est qu’une dérision.
Cette chose n’est pas sa force de conviction ; Au contraire, elle en est
sa faiblesse : la raison marchande.
414
Quand la folie tient lieu de raison, la raison n’est qu’un accident
de parcours qu’il convient de juguler afin d’en amortir ses effets,
afin de la donner pour irresponsable. Ainsi, il ne vient à l’idée
de personne de voir en Diogène de Sinope quelqu’un de raisonnable,
qu’Aristote avait affublé du sobriquet de Chien, sans doute par
qu’il vivait dans un tonneau ! Quelle galanterie, entre philosophe…
; ce Diogène, qui fit du cynisme une doctrine, devait être trop
exemplaire pour être admis sans moquerie. Quel philosophe, en effet, peut
se vanter d’avoir repoussé l’offre du maître des lieux,
Alexandre, sous le prétexte qu’il lui fait de l’ombre ? Mais,
il est vrai que trouver sa force dans le dépouillement est une idée
bien étrangère à notre conscience, nous qui sommes si parvenus
à faire de notre néant un bien suprême par la raison de
la folie marchande, qu’il ne peut nous arriver que d’en être
flatté à défaut d’en être perturbé,
et encore moins d’en être lucidement effrayé. C’est
que la raison marchande tient lieu de l’état de notre raison par
la raison de son état, et qui est celle de l’appropriation par
le commerce. Y voir de la folie, voilà qui est cynique…
415
Si, au temps de La Fontaine, on pouvait comparer le roseau à la malice
de la ruse qui le fait se plier pour ne pas rompre, aujourd’hui le roseau
serait comparé au vice de l’hypocrite qui le fait se courber par
ambition. Louvoyer par crainte de défier celui qui dispose de notre destin,
afin d’en être reconnu, protège certainement de bien des
maux, mais non du plus essentiel et qui est celui d’apparaître pour
ce que l’on montre. Et que par hasard, advient le désintéressement
de notre protecteur pour notre chétive personne, et nous ne tarderons
pas à récolter les moqueries de ceux qui l’instant d’avant,
jalousaient votre place. C’est qu’il est plus aisé d’apprendre
la faiblesse et d’en faire usage, que de s’en affranchir.
416
Les hommes sont fâchés avec la vérité, non parce
qu’ils sont sots, mais parce qu’il n’existe de vérité
que de sottise.
417
Nous croyons savoir beaucoup de la vision de l’homme, de l’étude
de l’organe de la vue, à l’interprétation du monde,
de sorte à ce que ce savoir bouleverse tout de la manière dont
on se place dans le monde. Et pourtant, il faut bien se rendre à cette
évidence que nous avons échoué dans l’idée
que ce savoir aurait pu nous rendre plus sage, plus disponible, plus visionnaire.
A cela, une raison : nous en avons inversé l’ordre : nous interprétons
ce savoir en fonction de notre place, plutôt que d’interpréter
notre situation en regard des nouvelles étendues de nos connaissances
. De l’usage qu’il nous apporte, à l’usage que nous
lui apportons, nous sommes passés de l’admiration à l’intervention
; plus net, avec un champ d’interprétation plus restreint ; de
la myopie à la scotomisation.
418
Qu’y a-t-il de plus troublant que d’ouvrir les yeux sur une vaste
étendue ? Première réaction, s’en protéger.
D’où les murailles de Chine.
419
Nous n’abolissons les murs que pour s’en construire de plus efficaces
; abattre des murailles, et endosser des cuirasses…
420
Quoi de plus naturel, après avoir quitté un rivage familier, d’en
rechercher un semblable, de réduire l’inconnu à du connu.
De la frontière du placenta, à celle de la patrie. De la restriction
de l’enfance à celle de la famille. De l’univers de la garderie
à celui du salariat. Voyager d’une dépendance à une
autre…
421
Voir l’autre comme intime, et finir par se haïr…
422
A étudier de près les idées de Darwin, on ne peut manquer
d’y voir, non une explication du monde naturel, mais une allégorie
de notre monde moderne qu’il traduit par une lutte incessante entres les
forts et les faibles, dans une hiérarchisation de la nécessité
où chaque espèce trouve sa place en vue de se nourrir et de se
reproduire, où chacun dévore plus maladroit que soi, et est dévoré
par plus malin, à l’image de l’humanité. Mais alors,
la civilisation ne serait rien d’autre qu’une copie, et non le produit
d’une évolution ? Comment, l’humanité, une vulgaire
contrefaçon de l’instinct de survie ? Partir de Dieu, et arriver
à notre bestialité…
423
Il n’est pas tant de se demander où nous allons, que de savoir
ce que nous faisons, qu’elle moyen on se donne, parce que c’est
de ce moyen que découle là où nous allons. Le moyen, voilà
ce qui fonde nos buts, ce qui détermine notre réalité.
Et cela dépend des certitudes que l’on s’accorde en tenant
compte des conséquences que cela entraîne. C’est en cela
qu’il est possible de parler de responsabilité. Tout autre cas
montre seulement notre attachement à ce que l’on croit ; la certitude
de ce que l’on fait par la certitude de ce que l’on est ; et qui
est la manière la plus incertaine d’y parvenir autrement que par
la force.
424
Méfions-nous des louanges ; elles cachent mal les défauts qu’on
nous caresse par des vertus que l’on nous prête, alors qu’on
les ignore. Un remède : s’éviter les flatteurs afin de s’éviter
un mal qui en occasionne de bien plus nombreux. Il est des abstinences comme
d’une médecine ; il faut la juger à son efficacité
plutôt qu’à la gène qu’elle peut provoquer,
de sorte à ne rien regretter de ce que l’on s’est donné
pour tâche de s’éviter. Trouver la certitude de ce que l’on
est par la force qui nous habite, plutôt que par la flatterie qu’on
nous impose. Ca éloigne de bien des gens, sans doute, mais c’est
de cet éloignement qu’on peut juger de nos idées, et non
par la désobligeance de ceux qui nous tenaient jusque là en estime,
mais que quelques propos ont montré leur désinvolture. Au reste,
il faut se juger soi-même ; s’amuser de ce qui nous plaisent, corriger
ce qui nous indispose, qui donc serait à même de mieux le faire
que soi même ? Nos amis nous estiment trop pour savoir nous juger avec
l’appréciation requise ; nos ennemis ne pensent qu’à
cela. Flattons nous d’être au moins aussi impartial que le plus
impartial de nos amis, et plus exigent que ne saurait le faire le plus coriace
de nos ennemis, voilà qui garantit une justesse autrement controversée.
Finalement, mettre tout le monde d’accord afin d’être en accord
avec soi-même.
425
Qui éprouve le besoin de devoir garder ses amis, par-là même
devrait s’en méfier. A quoi donc se reporter qui engage un tel
besoin ? L’amitié se bâtit dans l’épreuve, et
non serait un dû. Il n’est besoin de la garder, puisque ayant des
fondations solides, elle se maintient durablement. Une amitié qui vacille
à la moindre contrariété est le fruit du besogneux qui
n’y voit que l’intérêt. Méfions-nous des amitiés
faciles ; elles n’engagent que le superficiel et rompent à la moindre
difficulté.
426
La liberté qui est la conséquence d’une idée, ne
traduit que l’application de cette idée ; l’idée qui
est la conséquence de la liberté, traduit l’exercice de
la liberté. Le premier point de vue est circonscrit aux limites que le
second transcende.
427
L’émancipation de l’humanité est suspendue au projet
d’abandonner le système de loi de « cause à effet
», pour l’affranchissement des passions. Perturber le cours des
choses ordinairement admises, afin de leur donner un sens plus approprié
aux passions qu’à la raison ; transmuter les valeurs habituellement
reconnues par la raison du plus fort vers de nouvelles lois adaptées
à l’épanouissement des êtres plutôt qu’à
l’appropriation de la vie. Déplacer le rapport de pouvoir de l’intérêt
vers le sensible, de la fixité à la critique, voilà en
quelques mots le contenu de la nouvelle révolution copernicienne qu’il
nous faut accomplir et qui entraîne le déplacement des valeurs
viles, à leur transmutation en des valeurs nobles, du commerce qui tolère,
à l’hospitalité qui permet, afin de ruiner l’accomplissement
mortifère du monde mercantile. Respirer l’odeur de la vie, plutôt
que les crédits qu’on lui impose ou les bénéfices
qu’on lui accorde.
428
Le géocentrisme n’est pas anéanti, il s’est seulement
déplacé ; malgré Copernic, le profit est resté au
centre des préoccupations humaines. De l’almageste de Ptolémée
à celui du profit, il n’y a qu’une différence de symbole,
mais non de pouvoir. Nier une erreur de parallaxe pour mieux en ajuster sa perfection…
D’une imposture à une autre…
429
A force de traverser les fleuves de la vie, on finira bien par se rendre compte
qu’ils sont asséchés ; et que l’expérience
que l’on peut en tirer, c’est que nous les empruntons parce que
nous avons soif, et cela nous rend égoïste, non dans le but de s’enrichir
– qui donc a, aujourd’hui une idée de ce qu’est la
richesse ? – mais dans celui de s’accrocher à la seule branche
d’arbre qui nous fait prendre de la hauteur, afin, croit-on, de ne pas
se noyer. Mais les fleuves asséchés nous ont déjà
condamnés à nous maintenir dans cette illusion. Et plus nous prenons
de la hauteur, moins nous voyons que les fleuves sont asséchés,
et cela nous rend arrogants. C’est que puiser sa force de la crainte ne
peut donner les conditions d’une entente durable ; seulement celles de
son autorité, afin de se maintenir durablement au dessus des fleuves
asséchés ; afin seulement d’apprivoiser sa crainte par cela
que, voyant la soumission partout, on s’accommode du pouvoir qu’elle
nous permet. Ainsi, juger de notre autorité, la croyant fondée
sur l’observation alors qu’elle n’est que le fruit de notre
ignorance : être assoiffé de la moindre goutte d’eau, la
prenant pour un lac et s’imaginer vivre dans l’abondance alors que
notre fleuve est vide.
430
Laissons les hommes passer comme les fleuves ; laissons les années passer
comme le vent. Qu’importe ; la condamnation est la même pour tous.
On la trouve inscrite dans la pierre, comme le fossile dans le temps.
431
De ne traverser la vie que par sauts d’obstacles, en les ignorant ou en
feignant les regarder de haut, on finit par comprendre qu’il n’y
a personne que l’on puisse rencontrer de cette manière ; seulement
notre ambition. C’est ce qui explique bien des brutalités…
432
A qui parler d’abord, sinon à soi-même… Qui donc serait
mieux placé que soi pour entendre nos doléances, nos gémissements
sans qu’il en ressente une honte insupportable ou une colère impardonnable
? Nous sommes seuls juge de notre propre adaptation à notre abaissement,
étant seul capable de s’en moquer ou à l’inverse,
de s’y complaire.
433
Depuis que les philosophes ont donné leur nom à la fabrication
de leur technologie, ainsi de Singer ou de Renault, la pensée d’aujourd’hui
est devenue un travail. Un travail utile à la production et à
la publicité des marchandises qui portent le nom de ces philosophes,
faut-il le préciser, et quoique nuisible à l’épanouissement
de tout ce qui ne trouve pas matière à publicité, c’est-à-dire
tout ce dont la marchandise ne peut s’emparer, et que ces philosophes
bannissent ; comme furent bannis, en leur temps les hérétiques
que l’inquisition traqua, n’étant pas corvéables par
la domination des philosophes de leur temps. Dans le fond, ce qui distingue
ce temps là du notre n’est qu’une simple question de style.
434
En quoi serions nous habilités à inventer de nouvelles hypothèses
d’explication du monde ? Celles que nous avons à portée
de notre raisonnement devraient bien suffire, n’ayant pas pris la peine
de les éprouver pratiquement. Il semble que n’en rien connaître
que seulement savoir qu’elles existent, suffit seul à les savourer.
Savoir qu’une idée existe semble lui donner une pertinence qui
dispense de sa vérification. N’est-ce pas le message que veulent
nous livrer nos jeunes savants ?
435
Nous aimons goûter un met pour cette seule raison qu’il est nouveau,
et non pour sa qualité ; pour cette seule raison que sa nouveauté
attire notre attention, avant que de se délaisser de ce goût devenu
fade de l’avoir trop entretenu. C’est pareillement que nous aimons:
De la convoitise à la consommation, puis de l’ennui à l’oubli.
436
Il est vain d’offrir à des palais disgracieux, des mets nouveaux,
étant le plus souvent rejetés, non pour leur pertinence, mais
par ce fait qu’étant inconnus, ils sont soupçonneux. Mais,
qu'en apparaisse la mode de leur consommation, et du soupçon devenu ridicule,
ils en viennent à être convoités pour leur soudaine convenance.
Cependant que du bannissement à la reconnaissance, il y a comme un goût
douteux, car rien n’altère plus le goût que lorsque c’est
la mode qui s’en charge. On sait que ce qui est communément partagé
est justement ce dont personne en particulier ne veut, malgré cet avantage
que cela prévient de succomber à l’aigreur de la jalousie.
437
On dit de la mémoire qu’elle est sélective. En effet, rien
de grand ne reste longtemps gravé dans la mémoire ; seulement
les petites mesquineries ; ce qui est suffisamment contrariant pour s’en
plaindre sans aller jusqu’à devoir s’en répartir plus
; préférer les petites escarmouches qui font mal, sans atteindre
au niveau de la vengeance, voilà ce que retient notre mémoire,
sans doute pour combler les veillées d’hivers de notre vieillesse...
438
La discrétion rend plus aimable lorsque le tord produit d’un mal
donné, se fait dans le secret. Il nous évite les quolibets.
439
Rien n’est plus ridicule que les querelles sur les petites choses sans
surprise qui alimentent les conversations des bigotes, et quoique c’est
à la quantité de ces conversations qu’on pourra en définir
leur qualité, en terme clinique, s’entend !
440
Assurément, les temps sont à la distraction bienheureuse, de celle
qui dérive de la confusion des esprits à croire en la beauté
du monde et au bonheur qu’il prodigue, du moins dans le périmètre
qui limite l’horizon de notre territoire à celui de notre espace
vital. Cela permet de se comparer à pire en ignorant ce qu’il y
a de mieux, afin de trouver la sérénité qui fait défaut
si on ne se réfère qu’à soi-même.
441
On se croit enfant du soleil, alors que c’est la lune qui guide nos pas.
Nous sommes le fruit des ténèbres et non celui de la lumière.
Il suffit d’observer nos gesticulations incohérentes et déroutantes,
de nos petites perfidies à nos grandes catastrophes ; assurément,
c’est des ténèbres que nous pouvons ainsi durer. Elles abritent
notre déroute et permettent nos escarmouches. Perdus au milieu de nul
part, c’est l’opacité qui nous gouverne, comme elle fait
briller les étoiles. De là notre propension, le jour, à
nous blottir à l’ombre du soleil ; n’être pas vu sous
une clarté qui trahie le relief de notre peau, souligne les stigmates
de nos perversités et que la nuit rend plus maléfique.
442
L’observation des étoiles nous enseigne que les astéroïdes
furent le projet d’une planète qui ne s’est jamais formée,
s’étant effondrée sur elle-même, la réduisant
en autant de morceaux dispersés dans l’univers. La Terre fait exception
; il lui faut, pour en arriver au même résultat, en passer par
les hommes ; un petit détour afin de vérifier que l’humanité
est une mauvaise idée. Maintenant, c’est chose démontrée.
Il n’y a plus qu’à attendre…
443
Ce qui distingue la vie du chaos, est que ce système complexe est ordonné,
alors que la nature du chaos est d’être dispersée. Cependant,
il est un fait que la vie tend naturellement vers le chaos, d’une unité
primitive vers une multitude qui survient dans la division, c’est que
plus on apprend les règles de la courtoisie, et plus est subtile l’art
de s’anéantir, comme si, naturellement, nous allons vers notre
intelligence en multipliant les facultés de notre anéantissement.
Etre certain de la mort en démultipliant la manière d’y
accéder…
444
L’excès ne traduit que les catastrophes que la modération
abrite.
445
De la mesure : le système solaire serait âgé de quatre milliards
d’années. La terre qui abrite l’esprit des hommes, serait
âgée de trois milliards six cent millions d’années.
Entre temps, l’espèce humaine est passée de quelques rares
troupeaux à la surpopulation. Ceci constitue un prélude à
la réflexion qui mène inévitablement vers le préambule
à des désaccords… Multipliez le nombre d’interlocuteurs
et vous multiplierez d’autant la quantité de propositions. Cela
participe certainement de la débâcle à laquelle ce troupeau
est arrivé. Chacun des interlocuteurs ayant sa recette, c’est à
celui qui va juger de la supériorité de la sienne en affamant
légèrement ce troupeau qui ne demande qu’à brouter.
S’assurer de la soumission de son cheptel afin de s’assurer de la
bonne entente avec ses concurrents les plus puissants et amoindrir les autres,
voilà le sens de l’évolution des esprits. Et cela constitue
l’ordre que tout le monde admet, par crainte d’en saisir sa fatuité.
446
Il n’est surprenant à personne, à l’observation du
ciel nocturne parsemé de soleils tous plus brillants les uns des autres,
de n’y voir scintiller que mille fleurs plutôt qu’être
éblouis par une seule gerbe de lumière, comme le fait notre astre
diurne. Mais, cela convient bien à notre esprit, habitué à
admettre notre condition sans plus de réflexion. Bien plus, nous sommes
condamnés à l’admettre par le fait que nous sommes convaincus
du contraire, que nous sommes convaincus d’aller vers plus de compréhension,
plus de découverte, et que cela nous donne l’impression d’être
référent, alors même que nous nous éloignons de toute
référence autre que celle de notre absolue certitude produite
par notre absolue soumission. Vivre sous mille soleils qui n’éclairent
pas, plutôt qu’avec un seul qui éblouit.
447
Nous vivons vieux de la crainte de voir la clarté de notre nuit étoilée.
448
Avancer dans la connaissance nous fait apparaître des contraintes insoupçonnées.
C’est que, ce qu’hier fut de l’ordre de l’impossible,
nous apparaît aujourd’hui de l’ordre de l’inaccessible,
non pas tant du fait qu’en résolvant l’impossible, on repousse
les limites de l’inaccessible, que de les multiplier, un peu comme si
des dieux se jouaient de nous en apportant aujourd’hui mille réponses
de ce qu’ils dérobaient hier à notre singulière entente
en nous soumettant leur singulière réponse. On conviendrait d’être
démuni devant un choix si divers, si nous n’y mettions la préoccupation
de porter notre attention que sur un objectif particulier, un objectif bien
étrange qui soumet à l’arbitrage de son exceptionnelle conviction,
et qui est celle du souci de l’intérêt – intérêt
d’argent, intérêt de pouvoir - au mépris de toute
considération humaine. On pourrait y voir la marque de l’ironie
de dieux cruellement intentionnés si nous n’éprouvions le
désir d’en jouir. C’est que, dans le fond, la jouissance
pardonne tout.
449
Comprendre le possible, et en faire une force vindicative…
450
L’espèce humaine n’est peut-être qu’un prétexte
à la vie ; mais, c’est un prétexte pensant.
451
Rien n’égale en jeunesse ce que l’entendement ordinaire,
dans son incomparable mépris, nomme pensée.
452
Il est maladroit de se fâcher avec la modernité du monde parce
qu’une quelconque mode donnerait tord au commerce de cette modernité,
et mieux de faire en sorte de la détourner pour satisfaire à son
appétit tout en s’en approprier les méfaits afin de l’empoisonner,
de sorte que, des mets qu’elle nous promit en permanence, nous nous en
octroyons le succulent tout en piétinant son cadavre comme on le ferait
d’une puissance jusqu’alors invaincue que son temps a mené
à terme, et qu’il ne reste plus qu’à abattre. Naturellement,
en agissant ainsi, on se met à dos tout ce qui est bien pensant, non
parce qu’ils regrettent ce qui leurs avait toujours donné tord
malgré tout, mais parce qu’ils répugnent à fêter
un cadavre qui leur avait tout de même bien donné satisfaction.
C’est que, au banquet de la liberté, n’y prenne plaisir que
ceux qui ne laissent aucun regret gâter leur appétit.
453
La pensée qui s’exprime librement se prouve par la critique, mais
c’est le raisonnement qui démontre sa justesse.
454
Déjà Debord, en son temps, faisait la remarque « qu’on
a pu voir la falsification s’épaissir et descendre jusque dans
la fabrication des choses les plus triviales, comme une brume poisseuse qui
s’accumule au niveau du sol de toute l’existence quotidienne. »
De sorte qu’aujourd’hui, faute de distinguer la falsification de
ce qui serait authentique, on s’accommode de l’un en falsifiant
le second. Sans point de repère, toutes les directions se valent puisque
aucune n’est certaine. Ainsi, chacun fait sien de la sienne sans se préoccuper
de sa qualité dès l’instant qu’il s’y sent en
paix, ayant avec lui l’autorité d’une pacification durable.
Et cela seul suffit comme critère de valeur.
455
S’abaisser au point de réduire la vie à la ressemblance
de son chien dont il ne manque, semble-t-il que la parole...
456
L’esprit de liberté contient tout ce que le monde exècre,
les bas-fonds dans lesquelles Stendal disait y trouver l’amour, d’où
le nuage de répulsion qui l’entoure, et la nécessité
de le juguler sous celui de l’esprit des lois.
457
Dans un billet que Madame du Deffand remit à Voltaire, elle lui avoua
avoir « mille raisons de vous aimer ; d’abord, vous êtes mon
contemporain, qualité dont je fais grand cas, et que je trouve dans bien
peu de personne. » Qui donc, aujourd’hui oserait faire pareil aveux
sans être pris aussitôt pour un malade mental ? C’est qu’il
n’y a de contemporain que ce que le spectacle met en scène le temps
de quelques secondes que le temps suivant efface pour une nouvelle mise en scène
aussi vite oubliée que la première est apparue. La contemporanéité
est devenue cette matière qui remplit les images dans une succession
frénétique qui ne laisse pas le temps à la réflexion.
C’est ce qui donne l’impression du mouvement. Et c’est cette
impression qui est invoquée pour avoir aujourd’hui mille raisons
d’aimer.
458
On croit aimer, et tout finit avant de se rendre compte que rien n’a véritablement
commencé. C’est le prix de l’illusion que de s’effondrer
au moment où nous y croyons. Et c’est la rupture de ce moment qui
occasionne la douleur, non son éloignement. Il est toujours délicat
de briser un lien, même illusoire ; tandis qu’une fois brisé,
on se trouve bien étonné de s’y être retrouvé
un jour enferré. C’est ainsi que le regret de l’attachement
se trouve plus vite oublié qu’il n’est apparu.
459
On ne devrait pas se laisser aller dans la fidélité, à
moins de douter de l’autre.
460
Il n’est pas de liberté concevable hors de la volonté.
461
Le sens de la vie se confond avec l’expression de son entière liberté.
Toute autre manière de le concevoir se confond avec celui de la dépendance,
quelque soit par ailleurs la raison qui pourrait justifier d’une dépendance,
et quelque soit la manière dont cette dépendance s’exécute.
462
Il est des dépendances qui donnent l’impression de liberté
par le respect qu’on leur voue.
463
« Ce que j’ai fait, nul ne l’a fait avant moi. » C’est
en ces termes que Nabuchodonosor laissa éclater son triomphe, à
la suite de la victoire de ses conquêtes. Depuis, on ne peut que constater
amèrement qu’il n’y a plus rien à faire qui n’ait
déjà été fait, et quoiqu’en des façons
bien différentes jusqu’à parfois les supposer incompatibles
(mais, que peut bien signifier l’incompatibilité, dans le mouvement
du temps ?). La longue marche d’adaptation à des conditions qui
n’eurent de nouvelles que la lente progression vers leur résultat,
l’espoir en moins. C’est ce qu’Hérodote appela Histoire.
464
Une pensée, pour être vivante, doit respirer. Il lui faut exprimer
ses odeurs, et il nous faut toutes les humer, savoir les distinguer, afin de
s’éloigner des plus douteuses et ne retenir que les plus authentiques,
non pour leurs véracités supposées, mais pour leurs clartés
vérifiées, exactement comme on le fait d’un vin, et pour
la même raison : l’ivresse que cela procure.
465
Les pensées bloquées font les âmes mortes d’une armée
de pierre.
466
Le mouvement du temps est un caprice de l’esprit.
467
Vivre est inutile.
468
Dans le fond, la pensée n’est qu’un malentendu. Il suffit
de constater ses résultats pour se convaincre de son inaptitude à
transcender le besoin en goût, et de son habileté à transformer
la beauté en égout.
469
Réduire la vie à l’usage de ses effets par l’utilité
de sa fonction, ne saurait convenir qu’à un esprit fonctionnaire,
dont c’est la tâche, et pour lequel les réponses n’admettent
aucune nuance, sinon quelques déclinaisons afin d’en renforcer
leur persuasion. Ce qui mobilise cette sorte d’énergie, c’est
l’efficacité recherchée de la solution logique d’un
problème. La fragilité de cette conception est contenue dans l’idée
que la vie est logique, froidement logique ; ce qui exclu l’homme de fait.
470
Tout ce qui ordinairement désignait des qualités humaines, la
générosité, l’amitié, l’amour, est aujourd’hui
appliquée à un système de servilité d’autant
plus effroyable qu’il s’est paré du manteau de velours de
l’obligeance à rendre compte de ce qui uni chacun par le respect
des conventions fondées par le christianisme. Nul n’y échappe,
malgré l’ignorance entretenue de ses conditions de captivité.
C’est qu’il nous suffit de croire être libre pour que notre
esprit se trouve apaisé de bien des contraintes que le doute incommode.
En cela, le christianisme n’a pas été aboli, il a seulement
changé de place. Il s’est adapté aux conditions modernes
de captivité. Ce qui l’absout de toute justification, et nous assure
d’une sérénité légitimée.
471
La force de l’homme épris de liberté n’est pas dans
le fait d’avoir des réponses pour tout, mais des questions sur
ce qui le préoccupe, et qui sont autant d’entraves qu’elles
n’ont toujours pas de solution.
472
S’il revient à l’homme captif d’avoir des questions
pour tout, il appartient à l’homme libre d’avoir les réponses
possibles. On conviendra que c’est une espèce en voie de disparition.
473
Que devrions nous retenir qui pourrait nous fortifier ? A quelle expérience
faisons nous référence pour ne pas reproduire ses erreurs ? Il
semble, en matière de mémoire, que nous retenons plus volontiers
ce qui nous renforce dans nos convictions, malgré l’incertitude
qu’elles contiennent, que ce qui tonifie le doute qu’une erreur
accentue.
474
Douter, n’est pas l’aveu de son inclinaison devant ses manquements,
mais celui de son inclination à les résoudre.
475
Agir en iconoclaste : désespérer l’espoir.
476
Il semble que plus nous découvrons nos origines préhistoriques
et plus nous distinguons les confins de l’univers, plus nous nous rapprochons
de nos préliminaires (et pourquoi n’y en aurait-il qu’un
seul ?), comme si, plus nous avançons, et plus notre passé se
dévoile, mettant à mal bien des hypothèses, dont celles
que le mouvement du temps s’effectue de façon linéaire,
constante, irréversible, alors qu’il semble faire une boucle en
accélérant sa déhiscence ;admettre que plus nous croyons
progresser, et plus s’étale devant nos yeux étonnés
notre propre régression.
477
Gouverner, c’est l’art de soumettre nos alliés et de corrompre
nos ennemis, afin de disposer de la force.
478
On ne saurait gouverner sans corruption, à moins de n’avoir aucune
concurrence à redouter.
479
Dans l’équilibre de la terreur, les parties en présence
s’engagent à respecter les règles qui les maintiennent dans
cet équilibre. Que la plus puissante vienne à briser le consensus,
et le centre de gravité se déplace en sa faveur, maintenant cet
équilibre d’un seul côté, celui qui fait preuve de
puissance inégalable. Cela montre seulement que ce n’est plus l’union
qui fait la force ; elle est devenue l’aveu de la faiblesse.
480
L’union avec des partenaires de force inégale, renforce l’unité
d’un ennemi cohérent, de force au moins égale à cette
union.
481
Dans une union, la faiblesse du plus puissant est contenue dans sa négligence
à en référer à ses partenaires, les sachant impuissants.
Se croyant invincible, il ignore leurs doléances tout en s’assurant
de leur soumission, créant ainsi les conditions de leur ressentiment.
482
Tout de la vie semble nous échapper, de sorte que l’on convoite
ce qui fut donné puisque n’étant plus accessible autrement
que par les caprices de la séduction ou à défaut, par l’usage
de la force. Et on en obtient le superficiel par manque de ne s’être
pas vu offert l’essentiel.
483
N’ayant que le superflu, il reste à l’exploiter, condition
pour ne pas paraître ridicule et sans succès.
484
Briser le miroir de la glaciation, ou finir pétrifié…
485
Que devrait-on retenir que nous ne sachions déjà et qui ne mérite
que l’oubli ? Quand cesserons-nous de grouiller et de s’articuler
inutilement ? Quand cesserons-nous de croire à ce que nous faisons alors
que nous n’obtenons que des résultats qui ne convainc pas ? Sommes-nous
si sûr de continuer ce que nous faisons, si nous n’avions aucun
privilège, aussi futile qu’évanescent, en échange
du gaspillage de notre temps à le soumettre à la préoccupation
de notre modernité ? La modernité : cette distinction qui nous
fait croire à des privilèges que les époques passées
ignoraient, alors qu’elles ne furent que la grossesse qui accoucha de
notre temps.
486
Nous n’avons pas changé d’époque ; nous ignorons seulement
ce que c’est qu’une époque. Et c’est cette ignorance
qui nous donne l’impression d’avoir changé d’époque.
487
Il n’existe plus de rendez-vous qui aient un lieu où pouvoir attendre.
Il n’y a plus rien à attendre, et il n’y a plus de lieu.
Il ne reste que le fourmillement et la contemplation.
488
Toute connaissance n’est connaissance qu’à la faveur de la
nuit, à l’abri de la contagion pathologique des plates-formes universelles
du système médiatique dont le rôle, nous l’oublions
bien vite, se circonscrit à l’information et non s’ouvre
à un savoir. C’est qu’il y a entre l’information et
le savoir toute la distance qui éloigne un concierge du philosophe ;
ce qu’on a l’habitude de prendre pour du raisonné et qui
n’est que du raisonnable.
489
Voyez tous ces puissants contempteurs ; ce n’est pas leur folie qui est
effrayante, mais qu’ils risquent de nous emporter dans leur effondrement,
que l’histoire par un tour cruel, réserve toujours à celui
qui s’accroche au temps. Mais, cruauté effroyable, et s’il
n’y avait plus d’histoire ? Que du temps échangeable, que
du temps monnayable…
490
Tout ce qui est essentiel échappe à la plupart d’entre nous,
non parce que nous en ignorons jusqu’à l’existence, mais
parce que nous le négligeons, lui préférant la fatuité
qu’apporte le salariat en consommant, plutôt que d’admettre
l’humilité de notre condition qui en dévoilerait la nature.
Pouvoir de séduction des chimères…
491
Croire en la maturité des siècles, justifie l’apathie et
l’indolence, et renforce la soumission et l’illusion. C’est
qu’il n’est rien de meilleurs demain que méconnaîtrait
aujourd’hui et qu’espérait hier. La force d’adaptation
est bien supérieure à celle qui nous en extirperait. C’est
en cela qu’on parle d’impuissance.
492
On parle d’amour comme de quelqu’un dont les poumons, défectueux,
se trouvent dépendant d’une machine respiratoire, et nous le vivons
de la même façon, sur le mode de la dépendance, sans quiétude
ni méfiance passées les premiers émois, mais avant que
ne vienne le dégoût dû à l’usure du temps qui
provoque la séparation. Cela n’altère en rien la dépendance,
ça la renforce jusqu’à l’indifférence. D’un
partenaire à un autre… Comme une machine respiratoire qu’il
suffit de changer de rythme. Rien que de très ordinaire…
493
Les amours d’aujourd’hui se confondent avec des clefs de passe-partout,
et corrompent la sincérité des sentiments : il faut leur trouver
une place entre le labeur salarial et la chambre à coucher ; si possible,
un jour chômé.
494
« Votre appel a été transféré sur une messagerie
vocale. » Ah ! quelle merveille que de pouvoir ainsi communiquer sans
qu’un seul instant ne soit interrompu et n’occasionne colère
et déception. Orwell l’avait rêvé ; nous l’avons
réalisé !
495
On peut tout négocier, y compris le mensonge.
496
Faveur et disgrâce sont de même nature, celle de la fausseté.
Mais alors que la première est due à un excès d’enthousiasme,
la seconde, celui de la déconvenue dus à l’excès
de la première.
497
Il existe des gens qui n’ont pour toute odeur, que celle de leur sexe.
On le remarque à cette manière animale qu’ils ont d’entreprendre
une relation, de satisfaire à un coït. On leur pardonnerait volontiers
s’ils ne devaient tromper pour atteindre ce but. Mais, c’est la
victime qui est blâmable de s’être laissé ainsi séduire
; d’admettre un mensonge pour sauver ce qui lui reste de morale, parce
qu’alors, à l’adresse du premier de réussir son entreprise,
vient s’ajouter la justification du second de s’être laissé
prendre à un sentiment qui ne s’est réduit qu’à
de peu.
498
L’amour est un prétexte pour vivre sexuellement ce que le sexe
ne saurait atteindre seul.
499
Inévitable vagabondage qui pousse le champ de ruine de ce siècle
commençant vers sa consécration : le règne absolu du mensonge.
500
S’arracher de la force d’attraction qu’exerce la dépendance
entre les individus, demande plus que de la conviction, cela demande de l’allégresse,
un retour de la curiosité qui anime la jeunesse, vers l’espoir
qui fortifie la maturité, et que l’esprit atteint de caducité
interdit par tous les moyens qu’il a en sa possession, alors que déjà
il s’employait à être dans le renoncement dès l’âge
de sa force, et qu’il soumit à la répression de son propre
esprit et de ses organes. C’est que l’esprit jeune est à
l’espoir, ce que l’esprit vieux est à la résignation.
301
Hors de soi, quel sens peut-on attribuer à l’entendement qui ne
relève de l’un des troubles mentaux dont rend compte la psychopathologie
?
302
Malgré la vie, le temps passe.
303
Lorsqu’on évoque le pays dans lequel nous naissons, il y a bien
des manières d’en appréhender la reconnaissance, de la plus
vulgaire qui s’appuie sur le mobile de la propriété issu
de la notion de race et d’état, à celui dont rend compte
l’idée généreuse de psychogéographie, et qui
repose sur cette simple constatation : là où nous sommes, nous
sommes chez soi, c’est-à-dire là où peut s’épanouir
librement notre humanité, là où se développe une
culture. Nul doute que cela ne puisse se rencontrer dans aucun pays reconnu,
trop étroit pour permettre de mener à bien cette tâche :
l’épanouissement de notre genre. Soumis, nous le sommes aussi envers
notre propre espace individuel, lequel a la dimension imposée en fonction
de l’argent qui se trouve dans la poche, en opposition farouche avec celui
qui se trouve dans notre tête, au mépris de ce besoin élémentaire
de s’éviter la promiscuité. A quelle culture peut-on faire
référence alors, lorsqu’on parle de pays ? Ne cache-t-elle
pas plutôt un système d’enfermement ?
304
Il ne devrait y avoir qu’un seul pays, celui du genre humain, et qui est
la Terre. L’esprit d’accaparement et des ambitions égoïstes
en a décidé autrement, et l’a divisé en autant de
pays qu’il y a d’ambitieux ; autant de division dont rendent compte
les multiples forces en jeu, obligeant l’ensemble à trouver un
équilibre en permanence instable et qui éclate par endroit, selon
les intérêts de chacun des protagonistes les plus puissants, au
détriment des plus faibles, sans toutefois aller jusqu’à
l’anéantissement de la partie la plus faible sans risquer de rompre
cet équilibre dont ont besoin farouchement les défenseurs de la
division. Quant à nous autres gueux, dont l’intérêt
est de se désunir de cette division, il n’est d’issue que
celle de la soumission, sinon celle du suicide. L’une et l’autre
ne sont pas d’égale valeur, non parce que l’une ferait preuve
de lâcheté, tandis qu’il reviendrait à l’autre
celle du courage, mais bien parce que l’une et l’autre sont les
deux seules possibilités que nous exploitons en permanence, pensant faire
plus que se protéger, pensant faire preuve d’ingénuité.
Ainsi convaincu d’être né libre, comment pourrait-il venir
à l’esprit l’évidence que cette conviction est erronée
sans sombrer dans la déréliction ? Le mensonge d’aujourd’hui
est notre prophylaxie.
305
N’être rien de ce qui arrive, et tout du langage que l’on
signifie. Condition pour parvenir à être.
306
A chaque instant on peut constater, non sans un certain détachement,
que le plus souvent, les gens provoquent des querelles pour les motifs les plus
divers envers lesquels rien de sérieux ne devrait engager, et s’accordent
avec les politesses d’usages pour des motifs qui devraient ouvrir bien
des hostilités. Cela dit, être persuadé de la justesse de
ses points de vue en rejetant les arguments qui les invalident, trahie l’ignorance
et la confusion. A un tel esprit belliqueux, qui soulève des problèmes
dont la nature est de n’en être pas, on pardonnera volontiers à
l’esprit juvénile, et s’éviter prudemment l’esprit
puéril. C’est que la jeunesse de l’un ne peut se confondre
avec la grossièreté de l’autre sans risquer de devoir arbitrer,
c’est-à-dire se retrouver dans la situation de devoir juger, et
donc prendre parti, là où la sagesse nous invite à un prudent
repli.
307
La vérité est l’art de convaincre du sens de la logique
par la cohérence de ses arguments, non de croire en un principe qui n’est
valide que parce qu’il ne rencontre jamais sa contradiction. Il y a, entre
ces deux points de vues, toute la distance qui sépare le jugement sans
appel de la nuance de la critique, entre l’idolâtrie bienveillante
et le doute bénéfique. L’un de ces points de vue consacre
au maintien de ce monde, tandis que l’autre veut aller au delà.
308
La chamaillerie est de toutes les gouvernes. En cela déjà, l’exercice
du pouvoir à gouverner un Etat ne saurait présenter aucune légitimité
sans se présenter comme ridicule et autoritaire ; à moins de considérer
la chamaillerie comme un jeu nécessaire, et donc à en accepter
son autorité, malgré le ridicule que ne sauraient s’épargner
ses consultants, les députés.
309
L’art de gouverner un Etat démocratique consiste à faire
passer un vol pour un prêt.
310
Quoi de plus triste que l’ironie pour celui qui est animé de la
passion que la révolte fait dégager du sens de sa répartie,
face à l’humour noir. L’ironie est un humour qui n’a
pas encore perdu sa virginité, tandis que l’humour noir, le vrai
humour noir, le plus pure, le plus noir, possède la force de renverser
cette humilité en colère. Alors que l’ironie reste dans
la moquerie, l’humour noir est déjà dans la révolte
; il provoque un changement de perspective qui met mal à l’aise
les plus timides de ses proies, et fait triompher les propos les plus téméraires
en esquivant les pointes acérées de ses victimes désappointées
devant tant d’audace. L’ironie est faite pour les âmes blasées,
celles que les échecs successifs ont rendu imperméables à
l’humour, celles que plus rien n’abusent sinon elles mêmes,
et qui ne trouvent de distraction que dans cette forme très spéciales
de moquerie, tandis que l’humour noir met en échec l’esprit
le plus insensible et le respect des conventions le plus incrusté par
l’héritage que la morale chrétienne impose. Et il le fait
avec cet air de naïveté qui trompe jusqu’à ses propres
thuriféraires.
311
Où trouver la vérité, si vérité il y a, sinon
dans le fond du puits de la déréliction… Pour trouver ainsi
quelque chose qui puisse nous satisfaire en matière de vérité,
il nous faut visiter une fosse, ou un puits, ou une grotte… Toutes enclaves
se trouvant à l’abri, dans un périmètre inaccessible,
afin de laisser à nos sentiments toute la force de divaguer sans retenue.
Et refaire surface, ou s’être laissé submergé au point
d’en être devenu fou. Et quoique rien ne garantisse de n’avoir
pas été dupé, croyant avoir choisi volontairement la douleur
et le dégoût, nous nous exposons à la folie comme l’animal
face au chasseur ; et c’est alors que, avec effroi, nous découvrons
que la vérité se trouve au bout du fusil.
312
Rien n’est plus à redouter que ce que nous nommons vérité,
parce que nous en ignorons jusqu’à ses manifestations ; tandis
que le mensonge, qu’y a-t-il de plus banal, de plus quotidien, de plus
humain… Au point que nous nous reprochons sans cesse de le côtoyer
en même temps que nous en redoutons sa disparition. Car alors, quel alibi
trouver qui justifierait notre si agréable soumission…
313
Pourquoi donc il nous semble qu’est préférable un mensonge,
même compliqué, à n’importe quelle vérité,
malgré son évidence ? C’est que le mensonge est un système
de défense efficace ; il n’a pas besoin d’être démontré,
mais seulement cru. Et c’est la force de conviction de l’orateur
qui emporte les suffrages, non la véracité de ses propos, sinon
les débats publics feraient faillite avant même qu’ils ne
se prononcent.
314
Dans le règne de l’apparence, seule compte l’enveloppe. Le
reste ne pourrait pas même figurer comme scribe d’un scénario
de mauvaise qualité ; seulement comme prétexte à justifier
l’apparence.
315
A tout menteur, tout honneur !
316
Quand donc trouvera-t-on le temps de faire comprendre que le temps n’épargne
que ceux qui ont le temps pour eux ? Quand ? Ceci ne serait-il qu’une
simple affaire de temps ?
317
Osez vous vous poser cette question sibylline : soyez odieux avec vous-mêmes
pendant un an, et demandez-vous si vous voyez une différence notable
d’avec les années précédentes, puis tirez en les
conclusions qui s’imposent vis-à-vis des autres. Nul doute que
la méfiance gagnera votre esprit plus sûrement que ne le ferait
la trahison d’un ami.
318
Il y a des natures que leur morale remplit de honte chacune de leur réussite,
et de remords chacune de leur infortune. On les remarque à leur manière
singulière de courber l’échine ; d’autres qui sont
en peine sans même atteindre ce niveau de probité. On les remarque
car ils forment comme une excroissance dans le décor, comme une tâche
qui contrarie la blancheur de leur soumission ; d’autres enfin pour lesquelles
il n’est rien qui ne puisse les atteindre, rien qui ne se brise à
leur contact, rien non plus que leur contact renforce, rien enfin qui ne les
brise. Ceux là ne se rencontrent que dans leur solitude, non parce qu’elle
les protège, mais parce qu’ils y puisent leur force. Ceux là
ne se laissent pas remarquer. Et c’est cela qui les protège.
319
Lorsque la vie se résume à une succession d’échecs,
il faut être doté d’une formidable dose d’humour pour
ne pas sombrer dans la mélancolie. C’est même à cette
condition que l’humour trouve sa formulation la plus authentique, c’est-à-dire
la plus digne parce que c’est la condition pour que l’espèce
humaine atteigne l’âge de l’homme, en opposition d’avec
l’âge des cavernes que partage de si nombreux contemporains.
320
Il semble qu’auparavant les idées les plus contradictoires étaient
discutées dans d’âpres causeries afin de leur donner la cohérence
de leur contenu, ou les rejeter pour la faiblesse de leurs arguments ; trouver
le sens qui pouvait les relier entres elles, ou en rejeter les contradictions
qui les brisaient. L’époque semble révolue d’assister
à de tels affrontements, et bien des vérités sont émises
sans qu’il faille rendre compte de la pertinence de leur cohérence,
ou de l’irrecevabilité due à leur contradiction, sans que
de tels résultats n’éveillent pas même un semblant
de scandale. Et il ne peut y avoir de scandale en effet, par cela que l’esprit
moderne s’est adapté aux temps nouveaux ; lesquels se moquent de
la contradiction pour cela qu’ils en ignorent les effets pourvu qu’un
profit sert de justificatif. Pour cette raison si peu raisonnable, les idées
ne sont là que pour enjoliver une conversation, ou convaincre du meilleur
parti que tel commerce veut imposer contre tel autre jugé plus médiocre
pour sa concurrence qualifiée de déloyale. Le véritable
philosophe d’aujourd’hui n’est pas celui qui pense, mais celui
qui vend, et l’idée la meilleur n’est pas celle qui sait
distinguer l’erreur de ce qui est juste, mais celle qui profite à
celui qui la manipule.
321
Il n’est pas d’entretien aujourd’hui, qui n’ait pour
but les bénéfices d’un commerce. Il n’est pas de discours
qui ne présente d’intérêt que celui qu’évoque
l’idée du profit. Il n’est pas de comportement qui ne soit
influencé par l’argent. On ne saurait l’en blâmer sans
se révolter, ou l’admettre sans se soumettre.
322
La manière d’exprimer les idées importe plus que leur contenu,
d’où l’importance d’une juste orthographe. Le vrai
penseur d’aujourd’hui n’est pas le philosophe, c’est
le grammairien.
323
Une orthographe approximative : preuve de la vitalité des mots, et de
l’évolution de leur sens.
324
L’orthographe n’est qu’une convenance organisée entres
gens lettrés, qui s’articule autour des institutions, et dont l’un
des buts est d’imposer une seule langue à l’intérieur
de frontières qui définissent un pays. Elle est récente,
comme la langue écrite qui la soutient, et changeante au fil des époques
que l’écriture de cette langue traverse. L’orthographe n’est
pas une science, mais une convention arbitraire imposée à une
écriture particulière.
325
Toute l’originalité d’une orthographe est de retirer aux
mots dont la prononciation est similaire leur ambiguïté, et à
la phrase son manque de signification. Elle devient inexacte dès l’instant
qu’elle ne sert plus que la forme, ce caprice de l’esprit carcéral
qu’entretient l’idéalisme réactionnaire, cette superficialité
des idées…
326
L’emploi rigoureux de l’orthographe est excessif, et renforce une
censure discrète plutôt qu’elle ne sert une richesse d’esprit
; elle sert plutôt la science des valets que celle de leur maître,
et s’articule bien avec l’esprit procédurier, cet esprit
étroit qui définit avec une grande approximation l’esprit
réactionnaire de la vieille France, cette chose qui n’existe que
par crainte de son contraire, et que le temps amenuise la vivacité par
la disparition de ceux qui s’en nourrissent.
327
L’esprit procédurier, du moins ce qu’il en reste, se retrouve
à subir tous les affronts s’il veut se maintenir. Passer de l’académisme
à la pensée du profit, il lui faut s’adapter depuis que
les mots s’écrivent avec la technique des journalistes, c’est-à-dire
dans cette novlangue que dénonçait déjà en son temps
un certain George Orwell, et qui est au service des marchandises et de leur
monde.
328
L’orthographe est le sens interdit de l’écriture.
329
L’orthographe, dont le langage parlé se moque, appartient essentiellement
à l’écriture. On peut la concevoir pour confirmer le sens
d’un mot, mais ne saurait se suffire pour concevoir le sens d’une
phrase. Et même, dans ce cas, il lui faut rester l’exception qui
confirme la règle, plutôt que la règle qui vient confirmer
une exception.
330
Selon Alain Rey, l’orthographe n’est qu’une convention inexacte.
Voilà pour chagriner les anciens et bien plaire aux modernes.
331
L’idée qu’une écriture puisse être jugée
en fonction de son orthographe, me fait penser à ces gens qui ne goûtent
un vin qu’en fonction de son étiquette, présupposant par-là
d’une qualité que trahiraient manifestement leurs papilles gustatives.
332
On dit d’une erreur d’orthographe qu’elle est une faute. Voilà
qui justifie une sanction, par évidence.
333
On ne doit pas limiter la conviction qu’une phrase est juste à
l’exactitude de son orthographe, à moins de ne comprendre une langue
qu’à son déchiffrement, qu’à l’analyse
de ses propres hiéroglyphes.
334
Ce n’est pas l’orthographe d’une phrase qui doit convaincre,
mais le sentiment de sincérité qui doit se dégager de cette
phrase. L’esprit de la sensibilité doit rester indépendant
de l’esprit des lois, fussent ceux de l’orthographe et de la grammaire.
C’est en cela qu’on peut vérifier qu’une écriture
est le produit d’un joug ou celui de la liberté. Toute la dimension
qui éloigne la perfection de l’émancipation…
335
Il y a comme une sorte d’indécence et de vice à juger un
texte sur la qualité de son orthographe, plutôt que sur celle de
son style et de son contenu. C’est un vice qui appartient à des
gens qui se sont appropriés l’écriture dans l’idée
d’en interdire un accès trop aisé au plus nombre, ce plus
grand nombre il est vrai, dont l’absence de révolte et l’abaissement
à la vulgarité profitent à ces censeurs. La censure leur
accorde, certes, un certain pouvoir, une force maquillée en jugement,
une sentence pour laquelle ils ne veulent souffrir aucune exception, et cependant
elle ressemble plus à une faiblesse de sous-préfecture, qu’à
l’autorité de l’Académie Française.
336
Pas plus que les menstrues ne font un sexe, l’orthographe ne fait les
idées, malgré le sexe des mots. Cependant que les menstrues semblent
aussi nécessaires à la nature que l’orthographe à
l’intelligence de la lecture.
337
Il est un fait que l’on rencontre aisément dans la classe laborieuse,
toujours soucieuse de l’excellence de son exploitation, qu’elle
reconnaît volontiers son indigence en matière d’écriture,
et accepte volontiers l’observation autoritaire de ses erreurs, en particulier
pour ce qu’il en est de l’orthographe, dont n’a véritablement
cure la classe dominante, sinon pour feindre un savoir dont elle revendique
l’usage exclusif, avec l’espoir qu’il fait défaut à
la classe du labeur. C’est que l’habitude de la soumission entraîne
la reconnaissance de sa faiblesse et l’inusité de vouloir s’en
départir ; et celle de la domination habitue au sentiment de supériorité
qui en fait oublier qu’elle est bâtit sur la veulerie. L’orthographe
est cette matière qui souligne ces défauts.
338
Juger une écriture sur l’habillage de son orthographe plutôt
qu’à la profondeur des idées qu’elle veut entretenir,
c’est vouloir supprimer une maladie, non en soignant le malade, mais le
symptôme, alors que la maladie est celle du médecin plus que d’une
médecine. C’est l’esprit de propreté qui distingue
les notaires et les juges. Il est vrai que s’affranchir d’un obstacle,
c’est montrer des dispositions bien difficiles à supporter pour
tout ce qui a vocation de se maintenir, et de maintenir tout ce qui est à
l’origine de leur ascension sociale, cette théosophie de la propreté,
cet hygiénisme de la pensée.
339
L’orthographie ne devrait se limiter qu’à la nécessité
de donner à la phrase son sens le plus exact possible, afin de lui retirer
la plus grande ambiguïté possible. Chose impossible à respecter
lorsque l’idée est soumise à sa formalité, cette
propreté des conventions…
340
Un conseil prudent envers ceux qui cherchent à éviter les conflits
et l’adversité : n’ayez aucun ami.
341
Les mots ne transmettent pas la vérité, ils s’y adaptent.
342
A quoi bon la mémoire, même d’un passé lointain, si
elle n’influence pas le présent, si elle ne le provoque pas, si
elle n’en est en aucune manière sa source ? Est-ce si périlleux
de se souvenir de moments sans lesquels rien de ce qui se fait n’existerait
? A moins de faire de sa vie un éternel oubli, un éternel regret…
343
La réalité est toujours ce qu’on imagine ; ce qu’on
imagine de ce que nos yeux nous traduisent de réalité. Il y faut
du raisonnement ; en rechercher l’exact prononcé ; l’examiner
; le développer ;le finir ; l’achever ; le dépasser. C’est
ce mouvement de l’imagination qui démontre la réalité
du raisonnement. Et il n’y en a pas d’autre à moins de l’exercice
de l’autorité d’un pouvoir, par nature irréel, et
qui devient réel par la force.
344
On n’échappe pas à ses ravages, pas plus qu’on ne
retient l’espoir. Et c’est à la force de l’espoir qu’on
mesure l’étendu des ravages, par le point d’impact qui en
brise l’illusion, après qu’ayant tellement cru, on finit
par vomir l’amertume qu’il en résulte, avec cette grimace
caractéristique qui fait de l’espoir une déception, et des
certitudes, une illusion. Mais, c’est sur ces fondations que l’on
bâtit un monde.
345
C’est sur la somme de ses défaites que l’on comprend le contenu
de son passé, non sur la succession de ses victoires. Sur une victoire
ne s’établit guère que de l’orgueil, tandis que sur
ses défaites, on en tire l’expérience de ses erreurs, la
raison de ses échecs, et donc la force de vaincre, et qui est la conscience
qui s’installe dans la durée, le contenu véritable de son
passé, le devenir de son présent, le succès de ses convictions
; ou bien disparaître.
346
Le temps véritable, celui de l’homme, a échappé à
son humanité. Il est devenu chronomètre. Il se mesure en fractions
égales, de même division entre la nuit et le jour, se renouvelant
identiquement à lui-même, indépendamment de ce qui lui donne
son contenu, sa dimension aléatoire, l’expression de ses organes,
le battement du cœur, le flux et reflux des marées, le renouvellement
des saisons, la mort qui précède la vie… Le temps de maintenant
est enfin domestiqué, un temps mesurable entre perte et profit. Il est
devenu enfin la mesure de toute chose, la raison économique, hors de
laquelle rien n’est plus concevable, rien ne doit apparaître…
Semblable à un squelette blanchie au soleil de l’éternité…
347
Comment en sommes-nous arrivés à ce point de fixation temporale,
ce corset qui bloque la force obscure et insaisissable qu’est le temps,
ce galion de la liberté vaincu dans l’ébauche de sa conscience
?… Par quelle issue, l’humanité s’est-elle faufilée
pour livrer le temps au chronomètre, ce temps dont l’algidité
est rendue plus agressive, plus morbide, plus âpre par la rectitude froide
de la logique inlassable de sa répétition rigoureusement identique
d’un instant à l’autre, au point de s’être lui-même
affranchie de la source de sa conscience, de son origine humaine, pour s’identifier
à l’argent, cette richesse abstraite qui ruine tout sur son passage
en bâtissant des empires avec l’étoffe dont sont fait les
cauchemars ? Glissement de terrain progressif de l’idéalisme à
l’illusion, du désir à l’envie, de la convoitise à
l’accaparement… Parti du néant, nous n’avons fait qu’ériger
des murs. Protégé du rien, nous sommes arrivés à
gravir des montagnes de sable avec l’espoir de reculer l’échéance
de nos certitudes en semant sur le parcours le purin de nos détritus
sans cesse renouvelés, de notre ignorance sans cesse propagée,
de notre détermination sans cesse imposée… C’est que
l’illusion de la force, entre temps, s’est muée en force
de l’illusion : Indéboulonnable !
348
De quoi veut-on parler lorsqu’on évoque l’avenir ? Existe-t-il
seulement quelque chose qui laisserait entendre un demain insoupçonnable,
et quoique périlleux par cette méconnaissance même ? N’avons
nous pas atteint le bord du gouffre de tout ce que notre imagination a pu produire
et dont le résultat se montre visiblement comme une énorme catastrophe
? Il est vrai, avec cet avantage de n’être pas surprenant malgré
le nihilisme dont il est porteur. Ne devrait on pas plutôt dire : à
cause de ce nihilisme même…
349
Quand donc cesserons-nous d’ajourner l’inévitable ?
350
Il faut affiner un doigté particulièrement subtil pour trouver
les moyens de peindre avec une exquise sensibilité, la prodigieuse certitude
que demain est le seuil du meilleur, alors qu’il dessine les contours
du chaos en rendant la mort plus réelle que ce que la conscience détermine
– mais, non ne la désire – et c’est en cela sans doute,
au comble de la catastrophe, que l’on peut trouver la possibilité
d’évoquer la force de la ruiner ; là où plus aucun
retour possible n’est envisageable. De l’effroi à l’espoir.
Ou, de l’espoir au néant ?
351
Il est difficile de parcourir les rues de la déréliction sans
appréhender le profond désir de découvrir son propre néant.
On pense avenir et on voit impasse ; on se sent ultrasensible dans un monde
infra sensible ; on se projette dans un ailleurs au contenu insaisissable ;
le moindre point d’appui est mouvant comme le sable…le présent
seul semble s’illuminer d’une intense clarté ; mais, c’est
une clarté éblouissante, une clarté excessive, comme un
trop plein de réalité impossible à évacuer vers
un avenir plombé à l’acide sulfurique du désespoir…
C’est que l’excès de réalité étouffe
aussi sûrement que le trop peu de réalité, l’un sous
la chape de plomb de son présent hypothétique, l’autre par
sa raréfaction ; de la sur-vie à la sous-vie. Mais, de l’un
à l’autre, comment trouver l’équilibre sinon par la
métaphore de se voir vivant maintenant, et de s’en satisfaire malgré
tout ?
352
Lorsque l’espoir est la seule issue possible au désespoir, il ne
bâtit pas l’avenir, mais le contraire de l’avenir, le néant.
Mais, c’est de ce néant qu’alors un avenir peut se développer,
sinon disparaître.
353
La pensée n’est pas une idée de la matière, mais
la matière même de l’idée. C’est ainsi qu’on
ne peut diviser le corps de l’esprit, sauf devant la crainte du néant
qu’évoque la mort. La division, jusque dans l’ineffable…
354
La pensée est un jeu de l’esprit, agissant. D’où les
catastrophes qu’engendre le monde de maintenant…
355
La pensée de maintenant, afin de lui donner le sens du vrai (sens, il
faut bien le dire, qui s’est perdu dans la nébuleuse idée
de la valeur), ne peut s’élaborer que sur le doute ; doute d’elle-même
d’abord, et doute de ce doute lui-même ensuite, de sorte que rien
de ce qui est admis habituellement ne puisse trouver grâce à ses
yeux, pas même ce que l’on peut admettre de sa critique, parce qu’il
n’y a rien d’admissible, rien qui ne trouve sens hors de l’éphémère
échange mercantile et de la victoire de son néant.
356
La pensée de maintenant porte les stigmates de la ruine des idées
critiques ; et elle sait qu’elle les porte, d’où l’air
bravache que son positivisme ne manque pas d’arborer. C’est qu’on
se place ou l’on peut, à défaut d’être ce que
l’on veut.
357
La vie est une épreuve de réalité. Il faudrait prendre
conscience de soi-même ; comment est-ce possible sans indisposer à
notre sommeil ?
358
On aime dans l’instant que l’instant d’après écroule.
C’est l’amour d’aujourd’hui, qui se consomme. Qu’aime-t-on
mieux que ce qui se consomme ? A défaut, l’habitude s’installe
dans la durée, et l’amour d’hier tant recherché, disparaît
derrière les devoirs quotidiens qu’engendre la famille, cet enfermement.
Du désir à la fixité, voilà qui laisse peu de place
à l’imaginaire, et quoique l’on se convainque du contraire,
non par illusion, mais par inquiétude que l’illusion ponctue.
359
Bien souvent, on croit pour échapper à l’arbitrage de l’enfermement
quotidien, qu’il suffit de changer d’habitude pour faire de sa vie
une aventure, changer de partenaire pour croire en l’amour, changer d’emploi
salarié pour s’imaginer être libre… Mais, ce n’est
qu’un changement de surface, comme le serpent mue. Un changement bien
tranquillisant…
360
Tant qu’il y aura des couples mariés, il y aura des divorces, comme
la prison contient le désir d’évasion. Qu’est le mariage
sinon l’équivalent d’un sacerdoce auquel il est ajouté
la perpétuité…
361
L’amour est un don, sinon on parle d’autre chose.
362
L’amour est libre ou n’est pas !
363
En amour, être fidèle, n’est pas l’être à
l’autre ni pour l’autre, mais l’être envers soi-même.
Et c’est cela qui engage dans une relation.
364
L’amour ne traduit pas un rapport entre deux individus, mais le désir
de soi envers un autre que l’on reconnaît pour soi-même.
365
L’amour, cette infidélité du désir…
366
« Je suis, moi ! » Dites le contraire, mais n’ayez pas peur
d’être pris en flagrant délit de délire.
367
Pour atteindre le silence de la plénitude, il suffit de cesser de parler
des autres.
368
Etre seul, c’est être avec soi-même face à soi-même.
Là, il n’y a que le mouvement interne de ses propres certitudes,
hors tout. Tandis qu’être deux, c’est déjà ne
plus s’appartenir - et j’entends par s’appartenir, être
entier – c’est se diviser. Une part de soi échappe qui appartient
à l’autre. Terrain glissant des petites compromissions…
369
« Aimer son prochain comme soi-même. » Pas étonnant
qu’il y ait tant de massacres !
370
Définition d’un gueux moderne : une ressource humaine. Quand les
mots en ont fini avec la nostalgie…
371
Quand deux se fond dans un couple, cette masse qui ne distingue pas les individus,
rien ne peut surprendre au risque de la voir se fissurer. La durée d’un
couple tient dans son aptitude à ce que chacun de ses membres ignore
les secrets penchants de l’autre ; jusqu’à lui refuser toute
distinction autre que celle dont la nature est indépendante de la volonté
des individus qui le composent. La moindre fausse note éveille le soupçon
de tromperie plutôt que la réflexion, la méfiance plutôt
que la générosité, la jalousie plutôt que le respect.
Et c’est avec cela que l’on fonde une famille…
372
Quelle chose étrange que d’être qualifié de fou par
un psychiatre ; comme s’il était donné à ces gens
la nature de juger de la faculté qu’on les esprits lucides d’être
en dérangement…
373
Je suis cohérent avec moi-même, étant parfaitement inutile
pour qui que ce soit - j’entends, comme fonction, métier, profession
- ne ressentant pas le besoin de m’être utile ; je le suis suffisamment
par ma faculté de prolétaire sans devoir, en plus, en apporter
la preuve.
374
Prendre goût à tenter quelque chose, et aboutir à la frustration,
l’insatisfaction et la contrariété… Comment s’en
faire le reproche sans se contredire aussitôt…
375
La vérité est épuisante ; personne n’y croit jamais.
376
On est plus enclin à respecter la mémoire des morts, qu’à
se disputer les idées des vivants.
377
La vieillesse se distingue de la jeunesse par son aptitude à mourir.
378
Ce qu’est un Etat démocratique : un Etat qui, à peine fondé,
cède sa place à l’imagination. Chose inimaginable cependant,
pour un esprit démocrate.
379
On entend parfois parler d’Etat Providence comme de quelque chose de regrettable
parce qu’illusoire et honteux, rappelant la nature des relations liant
les enfants à leurs parents, cette dépendance absolue –
et la comparaison n’est pas déplacée -. Mais, que devrait-être
l’exercice d’un Etat, si sa responsabilité première
n’est pas de protéger ceux qui lui sont soumis, de les installer
dans une dépendance absolue à son autorité, hors de laquelle
il ne saurait être question de vivre par cela même que l’Etat
en interdit toute évasion possible sans qu’elle soit punie de la
déchéance, de l’oubli et de la mort…
380
La nature de l’Etat est de s’emparer de tout ce que la vie produit,
afin de s’en nourrir. Il ne faut rien en attendre d’autre que l’illusion
de sa protection en retour dans ses variantes dites démocratiques, comme
l’éleveur protège son troupeau afin de le mener à
terme à l’abattoir dans les conditions qui conviennent à
son but, et qui est de toute autre nature que celle qu’il feint d’entretenir.
Dans ces conditions, il est seulement demandé à l’esprit
d’appropriation de se justifier pour se légitimer. Vu la singulière
facilité de la tâche – et les scandales financiers n’en
sont pas une des moindres, - on ne sera pas étonné de la légèreté
avec laquelle un tel esprit se justifie, ni de la désinvolture avec laquelle
il infère de ses arguments. On observera seulement que cela éveille
la jalousie, et non la révolte. C’est ce qui fait dire que les
bas esprits n’ont que ce qu’ils méritent, alors que par ce
fait, ils empêchent toute velléité d’affranchissement
; et cela ne constitue pas un mérite.
381
Travailler, c’est s’acquitter du droit d’être un esclave
sans conscience autre que celle qui suffit à cette activité, dans
une relative tranquillité, malgré les caprices du commerce, et
de s’en satisfaire. Voilà qui s’oppose au travail brutal
que connaissaient les esclaves des anciens empires. Signe des temps : nous sommes
passés de la brutalité à la dilution ; de l’obéissance
au consentement ; de la vérité au mensonge ; de la soumission
à son spectacle...
382
Le monde est brutal. Nous vivons au cœur de la brutalité sans nous
soucier un instant des risques rencontrés, comme si nous ne les voyons
pas, non à cause d’un aveuglement subit, mais par l’éblouissement
que renvoient les vitrines, et dont le scintillement nous empêche de distinguer
quoique ce soit de palpable, et donc de se servir. C’est dans cette rupture
de relation qu’est la brutalité, dans cette absence d’humanité,
non dans les faits rapportés par quelques commentateurs ignorants dont
tout le souci est d’être entendu et non discuté. Pourquoi
se priveraient-ils de ce rapport de force ? Le public de manants télévisuels
contemporains leur est tout acquis, sachant distinguer là, des propos
indiscutables par l’universalité de leur diffusion, derrière
une vitrine cathodique aux milles scintillements attractifs. Pourquoi prendre
la peine de rechercher des preuves aux résultats aléatoires, là
où il suffit de voir et d’entendre, là où il suffit
d’admettre ce qui sera oublié l’instant d’après
? La brutalité du monde se laisse voir, et cela suffit à notre
bonheur.
383
Il nous est donné de voir la misère partout, mais non de la supprimer
; de s’y apitoyer, mais non de la mépriser ; de la supporter mais
non de la briser, et cela afin de s’y comparer. Ainsi ôter toute
envie de s’en extraire, se croyant à l’abri alors même
que nous sommes en son cœur.
384
Le rapport au monde est vécu, selon les uns, comme rapport au manque,
et selon les autres, comme rapport d’abondance. D’où l’envie
des uns pour la situation des autres, et le mépris de ceux-ci pour les
premiers. Que pourrait bien évoquer d’autre, un rapport au manque,
lorsqu’il est comparé à l’abondance sans cesse montrée,
et quoique jamais, ne serait ce que timidement, effleurée ? De la révolte
? Mais, pour cela il faut éprouver autre chose que l’envie, autre
chose que l’ambition de gravir les échelons qui mènent vers
l’argent, autre chose que la conquête vers la première place,
autre chose qui ne se ressent pas comme manque qu’il faut remplir, mais
comme une richesse supérieure à celle qui trouve sa force dans
la comparaison d’avec son absence, une force incomparable qui renvoie
dos-à-dos tous ceux dont l’imagination est bornée par la
seule richesse que possède le monde, son spectacle ; une force qui va
au-delà des valeurs reconnues et qui n’attend aucune consolation
ni encouragement, une force qui exploserait si elle devait se réaliser
; elle se trouve être la certitude de soi, l’absolue certitude,
celle qui se rencontre sur les chemins de la liberté. « Où
ça, avez-vous dis ? », entends-je d’ici les sourds et les
aveugles, pour me faire croire qu’ils sont incrédules alors que
leur doute est bâtit sur le ressentiment et la suspicion. En effet, où
ça ? Ne connaissant de chemins que ceux qui mènent vers la routine
du labeur salarial et l’obéissance sans distinction aux lois et
à leurs faiseurs. C’est cela qu’on appelle la vie, ce défaut
d’en connaître la saveur par l’habitude de n’en connaître
que sa fadeur.
385
Notre époque a inventé la prostitution présentable jusqu’à
l’indécence institutionnalisée : Cannes.
386
Tout ce qui a trait à la vie, par sa nature changeante, par l’impossibilité
de la fixer, pèse comme une menace permanente sur l’esprit de ceux
que leur rang oblige à se maintenir afin d’être ce qu’ils
croient être sans l’inquiétude de devoir le démontrer
à chaque instant, (situation qui en fragiliserait les fondations si elles
devaient sans cesse être remises en cause). D’où l’autorité
et l’asservissement qui en découle. Nier la vie afin d’en
jouir… N’a-t-on jamais vue plus grande perversité, plus grande
bassesse, plus grande ironie…
387
Identifier l’autre à la menace qui pèse sur la vie, le fait
apparaître comme cause de toutes les incertitudes ; d’où
le mot de Sartre pour qui « L’enfer, c’est les autres. »
Mais alors que l’autre, aux yeux de l’autre, c’est soi. Au
vue du peu de respect que l’on s’accorde, il est à craindre
que nous préférons l’enfer à toute autre considération.
Sans doute est-ce là la gratitude que nous allouons envers le moindre
tyran, si prompt à être publiquement ce que nous sommes secrètement.
C’est aussi que nous sommes si décomposés que la moindre
manifestation de liberté nous apparaît comme une menace bien plus
grande que la menace la plus grande qu’un despote autorise. Si vous n’êtes
pas convaincus de cette assertion, il vous suffit d’observer le résultat
de vos élections démocratiques ; partout, usurpation de pouvoir
; partout, manifestation de pouvoir ; partout, justification de pouvoir. Quand
la dépossession règne au nom de l’appropriation…
388
Comment la critique ne serait pas violence, face à notre bouclier ?
389
La raison, ce fragment de l’esprit humain… Cette immondice de la
logique… Cette logique de l’esprit fragmentaire…
390
Les comportements sont d’abord dictés par l’ignorance. L’élevage
primaire de l’espèce n’est que le produit de notre crainte
d’assister impuissant à ce que nos progénitures nous échappent
; il n’est en rien un enseignement ; seulement une éducation. Par
elle, nous faisons en sorte d’installer dans la durée cet élevage
primitif. La cause en est la crainte de devoir remettre en question ce qui a
permis de nous maintenir dans l’apparence de la raison, et pour laquelle
nous avons tout lieu de croire dans la raison de l’apparence.
391
Toute critique qui ne se fait pas à l’échelle de la pensée,
cette singularité de l’espèce humaine, ne traduit que la
cuirasse qui enferre la conscience ; qui l’enferre jusqu’à
la limite de l’étouffement. Et c’est cette limite qui, partout,
fait force de loi, cette cuirasse dont l’esprit policier n’en est
que la manifestation la plus visible.
392
La police n’est que la cuirasse caractérielle de la société,
hors de laquelle, cette société ne serait que l’expression
de la folie. En effet, comment concevoir une société fondée
sur une forte hiérarchisation des esprits, sans sa structure de protection
?
393
Se protéger sans ouvrir les hostilités n’engendre que des
fortifications. On s’y sent en confiance, les croyant imprenables comme
des citadelles alors qu’elles ne sont qu’un système d’enfermement.
Comment s’emparer d’une citadelle ? En bloquant toutes les issues.
A trop vouloir se défendre, on finit stérile.
394
Etre placé sous le tir conjugué de tous ceux qui aspirent à
la tranquillité de l’esprit, de tous ceux qui désirent qu’il
ne se passe jamais rien, de tous ceux qui recherchent l’abstinence, de
sorte qu’ils ne soient pas troublés dans leur quiétude,
et trouver malgré ceux-ci le moyen de déblayer le terrain…
Voilà qui fait preuve d’un tempérament peu ordinaire, d’un
tempérament audacieux, d’un tempérament fougueux…
Derrière lequel se reposent les esprits ordinaires qui n’aspirent
qu’à leur tranquillité… L’hypocrisie de la méthode
vaut bien une reconnaissance de bas étages, à défaut de
s’y corrompre, parce qu’alors, le risque est grand de voir cette
faiblesse s’emparer de la force. Immanquablement, elle réduirait
cette force en poussière ; elle en ferait une petitesse qu’il suffirait
de déblayer. Et ainsi, succomber durablement à l’épidémie
de la médiocrité.
395
La critique qui ne traduit que la pandémie du mécontentement,
ne s’exécute que sur le terrain de la thérapie, et qui est
le contraceptif de la pensée.
396
La plus sinistre conséquence d’être né avec pour seul
bagage, que sa misérable vie, c’est d’être partout
considéré comme un effet secondaire, une sorte de figurant inutile
pour lequel il faille trouver un emploi, c’est-à-dire une case,
un tiroir dans lequel rien ne doit pouvoir s’échapper, afin d’en
tirer un peu de sang. Pour cela, il y faut des conditions fort simples à
réunir, parce qu’elles appartiennent au domaine de la reconnaissance
sociale, cette chose qui donne autorisation d’exploitation sur un marché.
Cela ne retire rien de l’effet secondaire de cette existence. A l’inverse,
c’est ainsi qu’elle est reconnue, par cet effet, comme on reconnaît
un cancer par ses métastases. C’est ainsi que l’on devient
ce que nous redoutions tant, ce cancer pour lequel rien n’est laissé
au hasard. Mis sous perfusion, intubé, il reste à attendre que
la vie passe. Qu’importe la quantité de temps qu’il faille
pour qu’elle passe. Il faut qu’elle passe, et c’est la seule
chose qu’il est demandé à celui qui n’a, pour tout
bagage, que son indigence. Ainsi dépouillé, la liberté
n’est plus qu’une vaste plaisanterie.
397
Homme libre : rien, dans un monde qui a transformé la vie en spectacle.
398
Il y a cette manière désinvolte de reporter à demain ce
qui embarrasse le présent en se disant qu’on a toute la vie devant
soi. Mais, devant soi, il n’y a rien que l’espoir qui se perd dans
le néant. Que pourrait-il bien y avoir devant ce qui n’est qu’une
hypothèse, sinon le désir que tout pourrait aller mieux ; ce qui
dispense d’infléchir le cour du présent. Il suffit, pour
s’en convaincre, de se retourner, et de constater ce qu’on a fait
d’hier, devenu ce présent qu’on aspire à oublier plus
vite qu’il est apparu. C’est s’avouer impuissant avant même
de connaître sa force, en se disant que demain est un autre jour, alors
qu’il n’est que la succession d’un aujourd’hui qui a
perdu l’enthousiasme de l’imagination pour le scepticisme de l’âge.
399
Il arrive parfois, d’appréhender demain avec effroi. Est-ce à
dire que c’est la crainte de perdre une saveur chèrement acquise
? Ou bien, plutôt le constat que tout continu, alors qu’on espère
une saveur qui ne réchauffe que l’imagination… C’est
que dans un présent, même effroyable, il est possible de trouver
les armes de son combat qu’un demain ne saurait, au mieux, transformer
qu’en hypothèse.
400
La vie… Dans son petit nénuphar ! Ah, comme on aime s’y blottir
; surtout, que rien n’apparaisse qui en vienne contrarier la tranquillité…
C’est si bon, ces petites lâchetés qui nous préservent
des affrontements. Point de courage là dedans, mais à quoi bon
le courage lorsque la servilité tient lieu de référence,
et la peur de bravoure…
401
Qu’entend-on par la confiance que l’on accorde à l’autre,
c’est-à-dire de cette confiance qui ne saurait souffrir aucun manquement
sans quelle soit ressentie aussitôt comme une terrible brûlure ?
N’est-elle pas l’exercice d’un ajustement ; d’un discours
qu’il convient d’accorder à la situation qui l’a provoquée,
et pour lequel nous sommes tenu d’y répondre ? Le tout est dans
l’ajustement, et si erreur il y a, elle ne peut-être contenue que
dans l’ajustement à ce but ; une erreur de parallaxe. De là
à faire de la confiance une question de géométrie…
402
Il est un fait qu’il est prudent de ne pas dénoncer pour son mensonge,
c’est celui de la pondération dans ses relations. Il est, en effet
préférable de modérer sa générosité,
de sorte à laisser à l’autre l’espace qui est le sien,
et dans lequel il puisse, à son tour, savourer la jouissance d’exprimer
la sienne. Ainsi, lui accorder l’espace qui lui revient en lui laissant
l’impression de la décision. C’est que le respect tient dans
la manie à savoir équilibrer la part qu’il nous revient,
de celle qu’il faut permettre. Savoir s’effacer afin de mieux proposer…
Disposer… Imposer !
403
La France dit-on, est le pays de la bonne table. Voilà une réputation
usurpée, car enfin, il est bien difficile de trouver une table où
chacun des convives y trouve plaisir ; qu’un seul grimace, et c’est
toute la table qui est contrariée. Et pourquoi cela ? simplement parce
que nous préférons partager notre repas, plutôt que de l’offrir.
Nous en attendons une approbation, une reconnaissance puisque nous trouvons
nous-mêmes plaisir à le déguster ; nous trouvons plaisir
à déguster le plaisir de celui qui accueille ce met avec tant
d’affection ; nous le dévorons secrètement. Cela prouve
modestement, mais naturellement, notre penchant pour le cannibalisme, voilà
tout.
404
Le capitalisme, c’est le cannibalisme de la représentation.
405
Inviter quelqu’un, sans en retirer une satisfaction au moins égale
à celle de notre solitude, c’est dévoyer nos sentiments
; faire de la générosité, un sacrifice.
406
Au coure du temps, derrière le silence se distinguaient les sons incessants
d’une nature luxuriante. Aujourd’hui, le silence est identique à
la procession qui mène un cadavre vers le cimetière. Entres les
deux, seul le feuillage d’automne garde la même fraîcheur.
407
Chaque fois que le monde est devenu muet à nos oreilles sourdes, il est
apparu des bouleversements sociaux ; des bouleversements qui l’ont transfigurés,
parce que les hommes n’ont pas tant soif de comprendre que d’entendre.
Chaque bouleversement social est une réponse au pesant silence qui l’a
précédé. Ainsi, le siècle de Voltaire a-t-il accouché
de la Révolution Française, et celui du troisième empire,
de la Commune. Marteler les esprits avec un bruit incessant mais monotone, tel
celui que diffuse les postes de télévision, et il sera obtenu
la garantie d’une paix durable, non pas de cette paix qui marque le florilège
des connaissances et des arts, mais de celle qui marque l’absence, de
celle qui souligne l’électrocardiogramme d’un trait continu
dans un bip ininterrompu. La monotonie au service de la tranquillité
; le privilège de la domestication…
408
Penser le monde pour le produire, le contrôler, le faire durer, le développer…
Ou bien, pour le transformer, le supprimer, le dépasser. Deux ambitions
antagoniques qu’il suffit de neutraliser pour en stériliser ses
effets. C’est le programme de la démocratie.
409
S’il est prudent, avant d’entreprendre un projet, d’y réfléchir,
ce n’est pas pour en éviter une exécution dont la nature
le ferait apparaître pour peu profitable, mais afin de le mener à
bien sans rencontrer d’obstacle qui en rendrait périlleux l’exécution.
En somme, ne pas confondre prudence et censure.
410
On s’accommode des divisions par la nature de notre condition ; Chacun
trouvera dans le rôle qui lui est attribué, la justification de
son être en opposition à ce qui est désigné comme
complément, en vue de l’affaiblir. Ainsi, de la division entre
ouvrier et intellectuel, entre homme et femme… Alors que c’est cet
esprit de division qui montre la nature affaiblie de la force pour laquelle
chacun se reconnaît.
411
La division fait de la faiblesse, un privilège, et de la force, un abus.
412
Selon Pascal, la grandeur de l’homme est contenue dans la nature de son
être, et qui est d’être pensant, malgré sa fragilité
qu’il comparait à un roseau. Lorsqu’on voit le peu de cas
dont fait l’homme de la grandeur de la pensée, on est en droit
de se demander si la comparaison avec le roseau n’est pas exagérée
; ne serait-il pas plus juste de la comparer aux stigmates de notre temps, un
virus par exemple…
413
S’il était possible, au temps de Pascal, de comparer la grandeur
de l’homme à un roseau pensant, il faut admettre que, depuis la
pensée s’est combinée à bien d’autres substrats,
tous plus insignifiants les uns des autres, de sorte qu’elle sert principalement
de substratum, de strate inférieure inféodée à l’esprit
d’accaparement, au point que sans cet esprit, elle semble comme amputée
de quelque chose d’essentiel, quelque chose qui justifie sa soumission
envers elle, quelque chose sans laquelle, elle n’est qu’une dérision.
Cette chose n’est pas sa force de conviction ; Au contraire, elle en est
sa faiblesse : la raison marchande.
414
Quand la folie tient lieu de raison, la raison n’est qu’un accident
de parcours qu’il convient de juguler afin d’en amortir ses effets,
afin de la donner pour irresponsable. Ainsi, il ne vient à l’idée
de personne de voir en Diogène de Sinope quelqu’un de raisonnable,
qu’Aristote avait affublé du sobriquet de Chien, sans doute par
qu’il vivait dans un tonneau ! Quelle galanterie, entre philosophe…
; ce Diogène, qui fit du cynisme une doctrine, devait être trop
exemplaire pour être admis sans moquerie. Quel philosophe, en effet, peut
se vanter d’avoir repoussé l’offre du maître des lieux,
Alexandre, sous le prétexte qu’il lui fait de l’ombre ? Mais,
il est vrai que trouver sa force dans le dépouillement est une idée
bien étrangère à notre conscience, nous qui sommes si parvenus
à faire de notre néant un bien suprême par la raison de
la folie marchande, qu’il ne peut nous arriver que d’en être
flatté à défaut d’en être perturbé,
et encore moins d’en être lucidement effrayé. C’est
que la raison marchande tient lieu de l’état de notre raison par
la raison de son état, et qui est celle de l’appropriation par
le commerce. Y voir de la folie, voilà qui est cynique…
415
Si, au temps de La Fontaine, on pouvait comparer le roseau à la malice
de la ruse qui le fait se plier pour ne pas rompre, aujourd’hui le roseau
serait comparé au vice de l’hypocrite qui le fait se courber par
ambition. Louvoyer par crainte de défier celui qui dispose de notre destin,
afin d’en être reconnu, protège certainement de bien des
maux, mais non du plus essentiel et qui est celui d’apparaître pour
ce que l’on montre. Et que par hasard, advient le désintéressement
de notre protecteur pour notre chétive personne, et nous ne tarderons
pas à récolter les moqueries de ceux qui l’instant d’avant,
jalousaient votre place. C’est qu’il est plus aisé d’apprendre
la faiblesse et d’en faire usage, que de s’en affranchir.
416
Les hommes sont fâchés avec la vérité, non parce
qu’ils sont sots, mais parce qu’il n’existe de vérité
que de sottise.
417
Nous croyons savoir beaucoup de la vision de l’homme, de l’étude
de l’organe de la vue, à l’interprétation du monde,
de sorte à ce que ce savoir bouleverse tout de la manière dont
on se place dans le monde. Et pourtant, il faut bien se rendre à cette
évidence que nous avons échoué dans l’idée
que ce savoir aurait pu nous rendre plus sage, plus disponible, plus visionnaire.
A cela, une raison : nous en avons inversé l’ordre : nous interprétons
ce savoir en fonction de notre place, plutôt que d’interpréter
notre situation en regard des nouvelles étendues de nos connaissances
. De l’usage qu’il nous apporte, à l’usage que nous
lui apportons, nous sommes passés de l’admiration à l’intervention
; plus net, avec un champ d’interprétation plus restreint ; de
la myopie à la scotomisation.
418
Qu’y a-t-il de plus troublant que d’ouvrir les yeux sur une vaste
étendue ? Première réaction, s’en protéger.
D’où les murailles de Chine.
419
Nous n’abolissons les murs que pour s’en construire de plus efficaces
; abattre des murailles, et endosser des cuirasses…
420
Quoi de plus naturel, après avoir quitté un rivage familier, d’en
rechercher un semblable, de réduire l’inconnu à du connu.
De la frontière du placenta, à celle de la patrie. De la restriction
de l’enfance à celle de la famille. De l’univers de la garderie
à celui du salariat. Voyager d’une dépendance à une
autre…
421
Voir l’autre comme intime, et finir par se haïr…
422
A étudier de près les idées de Darwin, on ne peut manquer
d’y voir, non une explication du monde naturel, mais une allégorie
de notre monde moderne qu’il traduit par une lutte incessante entres les
forts et les faibles, dans une hiérarchisation de la nécessité
où chaque espèce trouve sa place en vue de se nourrir et de se
reproduire, où chacun dévore plus maladroit que soi, et est dévoré
par plus malin, à l’image de l’humanité. Mais alors,
la civilisation ne serait rien d’autre qu’une copie, et non le produit
d’une évolution ? Comment, l’humanité, une vulgaire
contrefaçon de l’instinct de survie ? Partir de Dieu, et arriver
à notre bestialité…
423
Il n’est pas tant de se demander où nous allons, que de savoir
ce que nous faisons, qu’elle moyen on se donne, parce que c’est
de ce moyen que découle là où nous allons. Le moyen, voilà
ce qui fonde nos buts, ce qui détermine notre réalité.
Et cela dépend des certitudes que l’on s’accorde en tenant
compte des conséquences que cela entraîne. C’est en cela
qu’il est possible de parler de responsabilité. Tout autre cas
montre seulement notre attachement à ce que l’on croit ; la certitude
de ce que l’on fait par la certitude de ce que l’on est ; et qui
est la manière la plus incertaine d’y parvenir autrement que par
la force.
424
Méfions-nous des louanges ; elles cachent mal les défauts qu’on
nous caresse par des vertus que l’on nous prête, alors qu’on
les ignore. Un remède : s’éviter les flatteurs afin de s’éviter
un mal qui en occasionne de bien plus nombreux. Il est des abstinences comme
d’une médecine ; il faut la juger à son efficacité
plutôt qu’à la gène qu’elle peut provoquer,
de sorte à ne rien regretter de ce que l’on s’est donné
pour tâche de s’éviter. Trouver la certitude de ce que l’on
est par la force qui nous habite, plutôt que par la flatterie qu’on
nous impose. Ca éloigne de bien des gens, sans doute, mais c’est
de cet éloignement qu’on peut juger de nos idées, et non
par la désobligeance de ceux qui nous tenaient jusque là en estime,
mais que quelques propos ont montré leur désinvolture. Au reste,
il faut se juger soi-même ; s’amuser de ce qui nous plaisent, corriger
ce qui nous indispose, qui donc serait à même de mieux le faire
que soi même ? Nos amis nous estiment trop pour savoir nous juger avec
l’appréciation requise ; nos ennemis ne pensent qu’à
cela. Flattons nous d’être au moins aussi impartial que le plus
impartial de nos amis, et plus exigent que ne saurait le faire le plus coriace
de nos ennemis, voilà qui garantit une justesse autrement controversée.
Finalement, mettre tout le monde d’accord afin d’être en accord
avec soi-même.
425
Qui éprouve le besoin de devoir garder ses amis, par-là même
devrait s’en méfier. A quoi donc se reporter qui engage un tel
besoin ? L’amitié se bâtit dans l’épreuve, et
non serait un dû. Il n’est besoin de la garder, puisque ayant des
fondations solides, elle se maintient durablement. Une amitié qui vacille
à la moindre contrariété est le fruit du besogneux qui
n’y voit que l’intérêt. Méfions-nous des amitiés
faciles ; elles n’engagent que le superficiel et rompent à la moindre
difficulté.
426
La liberté qui est la conséquence d’une idée, ne
traduit que l’application de cette idée ; l’idée qui
est la conséquence de la liberté, traduit l’exercice de
la liberté. Le premier point de vue est circonscrit aux limites que le
second transcende.
427
L’émancipation de l’humanité est suspendue au projet
d’abandonner le système de loi de « cause à effet
», pour l’affranchissement des passions. Perturber le cours des
choses ordinairement admises, afin de leur donner un sens plus approprié
aux passions qu’à la raison ; transmuter les valeurs habituellement
reconnues par la raison du plus fort vers de nouvelles lois adaptées
à l’épanouissement des êtres plutôt qu’à
l’appropriation de la vie. Déplacer le rapport de pouvoir de l’intérêt
vers le sensible, de la fixité à la critique, voilà en
quelques mots le contenu de la nouvelle révolution copernicienne qu’il
nous faut accomplir et qui entraîne le déplacement des valeurs
viles, à leur transmutation en des valeurs nobles, du commerce qui tolère,
à l’hospitalité qui permet, afin de ruiner l’accomplissement
mortifère du monde mercantile. Respirer l’odeur de la vie, plutôt
que les crédits qu’on lui impose ou les bénéfices
qu’on lui accorde.
428
Le géocentrisme n’est pas anéanti, il s’est seulement
déplacé ; malgré Copernic, le profit est resté au
centre des préoccupations humaines. De l’almageste de Ptolémée
à celui du profit, il n’y a qu’une différence de symbole,
mais non de pouvoir. Nier une erreur de parallaxe pour mieux en ajuster sa perfection…
D’une imposture à une autre…
429
A force de traverser les fleuves de la vie, on finira bien par se rendre compte
qu’ils sont asséchés ; et que l’expérience
que l’on peut en tirer, c’est que nous les empruntons parce que
nous avons soif, et cela nous rend égoïste, non dans le but de s’enrichir
– qui donc a, aujourd’hui une idée de ce qu’est la
richesse ? – mais dans celui de s’accrocher à la seule branche
d’arbre qui nous fait prendre de la hauteur, afin, croit-on, de ne pas
se noyer. Mais les fleuves asséchés nous ont déjà
condamnés à nous maintenir dans cette illusion. Et plus nous prenons
de la hauteur, moins nous voyons que les fleuves sont asséchés,
et cela nous rend arrogants. C’est que puiser sa force de la crainte ne
peut donner les conditions d’une entente durable ; seulement celles de
son autorité, afin de se maintenir durablement au dessus des fleuves
asséchés ; afin seulement d’apprivoiser sa crainte par cela
que, voyant la soumission partout, on s’accommode du pouvoir qu’elle
nous permet. Ainsi, juger de notre autorité, la croyant fondée
sur l’observation alors qu’elle n’est que le fruit de notre
ignorance : être assoiffé de la moindre goutte d’eau, la
prenant pour un lac et s’imaginer vivre dans l’abondance alors que
notre fleuve est vide.
430
Laissons les hommes passer comme les fleuves ; laissons les années passer
comme le vent. Qu’importe ; la condamnation est la même pour tous.
On la trouve inscrite dans la pierre, comme le fossile dans le temps.
431
De ne traverser la vie que par sauts d’obstacles, en les ignorant ou en
feignant les regarder de haut, on finit par comprendre qu’il n’y
a personne que l’on puisse rencontrer de cette manière ; seulement
notre ambition. C’est ce qui explique bien des brutalités…
432
A qui parler d’abord, sinon à soi-même… Qui donc serait
mieux placé que soi pour entendre nos doléances, nos gémissements
sans qu’il en ressente une honte insupportable ou une colère impardonnable
? Nous sommes seuls juge de notre propre adaptation à notre abaissement,
étant seul capable de s’en moquer ou à l’inverse,
de s’y complaire.
433
Depuis que les philosophes ont donné leur nom à la fabrication
de leur technologie, ainsi de Singer ou de Renault, la pensée d’aujourd’hui
est devenue un travail. Un travail utile à la production et à
la publicité des marchandises qui portent le nom de ces philosophes,
faut-il le préciser, et quoique nuisible à l’épanouissement
de tout ce qui ne trouve pas matière à publicité, c’est-à-dire
tout ce dont la marchandise ne peut s’emparer, et que ces philosophes
bannissent ; comme furent bannis, en leur temps les hérétiques
que l’inquisition traqua, n’étant pas corvéables par
la domination des philosophes de leur temps. Dans le fond, ce qui distingue
ce temps là du notre n’est qu’une simple question de style.
434
En quoi serions nous habilités à inventer de nouvelles hypothèses
d’explication du monde ? Celles que nous avons à portée
de notre raisonnement devraient bien suffire, n’ayant pas pris la peine
de les éprouver pratiquement. Il semble que n’en rien connaître
que seulement savoir qu’elles existent, suffit seul à les savourer.
Savoir qu’une idée existe semble lui donner une pertinence qui
dispense de sa vérification. N’est-ce pas le message que veulent
nous livrer nos jeunes savants ?
435
Nous aimons goûter un met pour cette seule raison qu’il est nouveau,
et non pour sa qualité ; pour cette seule raison que sa nouveauté
attire notre attention, avant que de se délaisser de ce goût devenu
fade de l’avoir trop entretenu. C’est pareillement que nous aimons:
De la convoitise à la consommation, puis de l’ennui à l’oubli.
436
Il est vain d’offrir à des palais disgracieux, des mets nouveaux,
étant le plus souvent rejetés, non pour leur pertinence, mais
par ce fait qu’étant inconnus, ils sont soupçonneux. Mais,
qu'en apparaisse la mode de leur consommation, et du soupçon devenu ridicule,
ils en viennent à être convoités pour leur soudaine convenance.
Cependant que du bannissement à la reconnaissance, il y a comme un goût
douteux, car rien n’altère plus le goût que lorsque c’est
la mode qui s’en charge. On sait que ce qui est communément partagé
est justement ce dont personne en particulier ne veut, malgré cet avantage
que cela prévient de succomber à l’aigreur de la jalousie.
437
On dit de la mémoire qu’elle est sélective. En effet, rien
de grand ne reste longtemps gravé dans la mémoire ; seulement
les petites mesquineries ; ce qui est suffisamment contrariant pour s’en
plaindre sans aller jusqu’à devoir s’en répartir plus
; préférer les petites escarmouches qui font mal, sans atteindre
au niveau de la vengeance, voilà ce que retient notre mémoire,
sans doute pour combler les veillées d’hivers de notre vieillesse...
438
La discrétion rend plus aimable lorsque le tord produit d’un mal
donné, se fait dans le secret. Il nous évite les quolibets.
439
Rien n’est plus ridicule que les querelles sur les petites choses sans
surprise qui alimentent les conversations des bigotes, et quoique c’est
à la quantité de ces conversations qu’on pourra en définir
leur qualité, en terme clinique, s’entend !
440
Assurément, les temps sont à la distraction bienheureuse, de celle
qui dérive de la confusion des esprits à croire en la beauté
du monde et au bonheur qu’il prodigue, du moins dans le périmètre
qui limite l’horizon de notre territoire à celui de notre espace
vital. Cela permet de se comparer à pire en ignorant ce qu’il y
a de mieux, afin de trouver la sérénité qui fait défaut
si on ne se réfère qu’à soi-même.
441
On se croit enfant du soleil, alors que c’est la lune qui guide nos pas.
Nous sommes le fruit des ténèbres et non celui de la lumière.
Il suffit d’observer nos gesticulations incohérentes et déroutantes,
de nos petites perfidies à nos grandes catastrophes ; assurément,
c’est des ténèbres que nous pouvons ainsi durer. Elles abritent
notre déroute et permettent nos escarmouches. Perdus au milieu de nul
part, c’est l’opacité qui nous gouverne, comme elle fait
briller les étoiles. De là notre propension, le jour, à
nous blottir à l’ombre du soleil ; n’être pas vu sous
une clarté qui trahie le relief de notre peau, souligne les stigmates
de nos perversités et que la nuit rend plus maléfique.
442
L’observation des étoiles nous enseigne que les astéroïdes
furent le projet d’une planète qui ne s’est jamais formée,
s’étant effondrée sur elle-même, la réduisant
en autant de morceaux dispersés dans l’univers. La Terre fait exception
; il lui faut, pour en arriver au même résultat, en passer par
les hommes ; un petit détour afin de vérifier que l’humanité
est une mauvaise idée. Maintenant, c’est chose démontrée.
Il n’y a plus qu’à attendre…
443
Ce qui distingue la vie du chaos, est que ce système complexe est ordonné,
alors que la nature du chaos est d’être dispersée. Cependant,
il est un fait que la vie tend naturellement vers le chaos, d’une unité
primitive vers une multitude qui survient dans la division, c’est que
plus on apprend les règles de la courtoisie, et plus est subtile l’art
de s’anéantir, comme si, naturellement, nous allons vers notre
intelligence en multipliant les facultés de notre anéantissement.
Etre certain de la mort en démultipliant la manière d’y
accéder…
444
L’excès ne traduit que les catastrophes que la modération
abrite.
445
De la mesure : le système solaire serait âgé de quatre milliards
d’années. La terre qui abrite l’esprit des hommes, serait
âgée de trois milliards six cent millions d’années.
Entre temps, l’espèce humaine est passée de quelques rares
troupeaux à la surpopulation. Ceci constitue un prélude à
la réflexion qui mène inévitablement vers le préambule
à des désaccords… Multipliez le nombre d’interlocuteurs
et vous multiplierez d’autant la quantité de propositions. Cela
participe certainement de la débâcle à laquelle ce troupeau
est arrivé. Chacun des interlocuteurs ayant sa recette, c’est à
celui qui va juger de la supériorité de la sienne en affamant
légèrement ce troupeau qui ne demande qu’à brouter.
S’assurer de la soumission de son cheptel afin de s’assurer de la
bonne entente avec ses concurrents les plus puissants et amoindrir les autres,
voilà le sens de l’évolution des esprits. Et cela constitue
l’ordre que tout le monde admet, par crainte d’en saisir sa fatuité.
446
Il n’est surprenant à personne, à l’observation du
ciel nocturne parsemé de soleils tous plus brillants les uns des autres,
de n’y voir scintiller que mille fleurs plutôt qu’être
éblouis par une seule gerbe de lumière, comme le fait notre astre
diurne. Mais, cela convient bien à notre esprit, habitué à
admettre notre condition sans plus de réflexion. Bien plus, nous sommes
condamnés à l’admettre par le fait que nous sommes convaincus
du contraire, que nous sommes convaincus d’aller vers plus de compréhension,
plus de découverte, et que cela nous donne l’impression d’être
référent, alors même que nous nous éloignons de toute
référence autre que celle de notre absolue certitude produite
par notre absolue soumission. Vivre sous mille soleils qui n’éclairent
pas, plutôt qu’avec un seul qui éblouit.
447
Nous vivons vieux de la crainte de voir la clarté de notre nuit étoilée.
448
Avancer dans la connaissance nous fait apparaître des contraintes insoupçonnées.
C’est que, ce qu’hier fut de l’ordre de l’impossible,
nous apparaît aujourd’hui de l’ordre de l’inaccessible,
non pas tant du fait qu’en résolvant l’impossible, on repousse
les limites de l’inaccessible, que de les multiplier, un peu comme si
des dieux se jouaient de nous en apportant aujourd’hui mille réponses
de ce qu’ils dérobaient hier à notre singulière entente
en nous soumettant leur singulière réponse. On conviendrait d’être
démuni devant un choix si divers, si nous n’y mettions la préoccupation
de porter notre attention que sur un objectif particulier, un objectif bien
étrange qui soumet à l’arbitrage de son exceptionnelle conviction,
et qui est celle du souci de l’intérêt – intérêt
d’argent, intérêt de pouvoir - au mépris de toute
considération humaine. On pourrait y voir la marque de l’ironie
de dieux cruellement intentionnés si nous n’éprouvions le
désir d’en jouir. C’est que, dans le fond, la jouissance
pardonne tout.
449
Comprendre le possible, et en faire une force vindicative…
450
L’espèce humaine n’est peut-être qu’un prétexte
à la vie ; mais, c’est un prétexte pensant.
451
Rien n’égale en jeunesse ce que l’entendement ordinaire,
dans son incomparable mépris, nomme pensée.
452
Il est maladroit de se fâcher avec la modernité du monde parce
qu’une quelconque mode donnerait tord au commerce de cette modernité,
et mieux de faire en sorte de la détourner pour satisfaire à son
appétit tout en s’en approprier les méfaits afin de l’empoisonner,
de sorte que, des mets qu’elle nous promit en permanence, nous nous en
octroyons le succulent tout en piétinant son cadavre comme on le ferait
d’une puissance jusqu’alors invaincue que son temps a mené
à terme, et qu’il ne reste plus qu’à abattre. Naturellement,
en agissant ainsi, on se met à dos tout ce qui est bien pensant, non
parce qu’ils regrettent ce qui leurs avait toujours donné tord
malgré tout, mais parce qu’ils répugnent à fêter
un cadavre qui leur avait tout de même bien donné satisfaction.
C’est que, au banquet de la liberté, n’y prenne plaisir que
ceux qui ne laissent aucun regret gâter leur appétit.
453
La pensée qui s’exprime librement se prouve par la critique, mais
c’est le raisonnement qui démontre sa justesse.
454
Déjà Debord, en son temps, faisait la remarque « qu’on
a pu voir la falsification s’épaissir et descendre jusque dans
la fabrication des choses les plus triviales, comme une brume poisseuse qui
s’accumule au niveau du sol de toute l’existence quotidienne. »
De sorte qu’aujourd’hui, faute de distinguer la falsification de
ce qui serait authentique, on s’accommode de l’un en falsifiant
le second. Sans point de repère, toutes les directions se valent puisque
aucune n’est certaine. Ainsi, chacun fait sien de la sienne sans se préoccuper
de sa qualité dès l’instant qu’il s’y sent en
paix, ayant avec lui l’autorité d’une pacification durable.
Et cela seul suffit comme critère de valeur.
455
S’abaisser au point de réduire la vie à la ressemblance
de son chien dont il ne manque, semble-t-il que la parole...
456
L’esprit de liberté contient tout ce que le monde exècre,
les bas-fonds dans lesquelles Stendal disait y trouver l’amour, d’où
le nuage de répulsion qui l’entoure, et la nécessité
de le juguler sous celui de l’esprit des lois.
457
Dans un billet que Madame du Deffand remit à Voltaire, elle lui avoua
avoir « mille raisons de vous aimer ; d’abord, vous êtes mon
contemporain, qualité dont je fais grand cas, et que je trouve dans bien
peu de personne. » Qui donc, aujourd’hui oserait faire pareil aveux
sans être pris aussitôt pour un malade mental ? C’est qu’il
n’y a de contemporain que ce que le spectacle met en scène le temps
de quelques secondes que le temps suivant efface pour une nouvelle mise en scène
aussi vite oubliée que la première est apparue. La contemporanéité
est devenue cette matière qui remplit les images dans une succession
frénétique qui ne laisse pas le temps à la réflexion.
C’est ce qui donne l’impression du mouvement. Et c’est cette
impression qui est invoquée pour avoir aujourd’hui mille raisons
d’aimer.
458
On croit aimer, et tout finit avant de se rendre compte que rien n’a véritablement
commencé. C’est le prix de l’illusion que de s’effondrer
au moment où nous y croyons. Et c’est la rupture de ce moment qui
occasionne la douleur, non son éloignement. Il est toujours délicat
de briser un lien, même illusoire ; tandis qu’une fois brisé,
on se trouve bien étonné de s’y être retrouvé
un jour enferré. C’est ainsi que le regret de l’attachement
se trouve plus vite oublié qu’il n’est apparu.
459
On ne devrait pas se laisser aller dans la fidélité, à
moins de douter de l’autre.
460
Il n’est pas de liberté concevable hors de la volonté.
461
Le sens de la vie se confond avec l’expression de son entière liberté.
Toute autre manière de le concevoir se confond avec celui de la dépendance,
quelque soit par ailleurs la raison qui pourrait justifier d’une dépendance,
et quelque soit la manière dont cette dépendance s’exécute.
462
Il est des dépendances qui donnent l’impression de liberté
par le respect qu’on leur voue.
463
« Ce que j’ai fait, nul ne l’a fait avant moi. » C’est
en ces termes que Nabuchodonosor laissa éclater son triomphe, à
la suite de la victoire de ses conquêtes. Depuis, on ne peut que constater
amèrement qu’il n’y a plus rien à faire qui n’ait
déjà été fait, et quoiqu’en des façons
bien différentes jusqu’à parfois les supposer incompatibles
(mais, que peut bien signifier l’incompatibilité, dans le mouvement
du temps ?). La longue marche d’adaptation à des conditions qui
n’eurent de nouvelles que la lente progression vers leur résultat,
l’espoir en moins. C’est ce qu’Hérodote appela Histoire.
464
Une pensée, pour être vivante, doit respirer. Il lui faut exprimer
ses odeurs, et il nous faut toutes les humer, savoir les distinguer, afin de
s’éloigner des plus douteuses et ne retenir que les plus authentiques,
non pour leurs véracités supposées, mais pour leurs clartés
vérifiées, exactement comme on le fait d’un vin, et pour
la même raison : l’ivresse que cela procure.
465
Les pensées bloquées font les âmes mortes d’une armée
de pierre.
466
Le mouvement du temps est un caprice de l’esprit.
467
Vivre est inutile.
468
Dans le fond, la pensée n’est qu’un malentendu. Il suffit
de constater ses résultats pour se convaincre de son inaptitude à
transcender le besoin en goût, et de son habileté à transformer
la beauté en égout.
469
Réduire la vie à l’usage de ses effets par l’utilité
de sa fonction, ne saurait convenir qu’à un esprit fonctionnaire,
dont c’est la tâche, et pour lequel les réponses n’admettent
aucune nuance, sinon quelques déclinaisons afin d’en renforcer
leur persuasion. Ce qui mobilise cette sorte d’énergie, c’est
l’efficacité recherchée de la solution logique d’un
problème. La fragilité de cette conception est contenue dans l’idée
que la vie est logique, froidement logique ; ce qui exclu l’homme de fait.
470
Tout ce qui ordinairement désignait des qualités humaines, la
générosité, l’amitié, l’amour, est aujourd’hui
appliquée à un système de servilité d’autant
plus effroyable qu’il s’est paré du manteau de velours de
l’obligeance à rendre compte de ce qui uni chacun par le respect
des conventions fondées par le christianisme. Nul n’y échappe,
malgré l’ignorance entretenue de ses conditions de captivité.
C’est qu’il nous suffit de croire être libre pour que notre
esprit se trouve apaisé de bien des contraintes que le doute incommode.
En cela, le christianisme n’a pas été aboli, il a seulement
changé de place. Il s’est adapté aux conditions modernes
de captivité. Ce qui l’absout de toute justification, et nous assure
d’une sérénité légitimée.
471
La force de l’homme épris de liberté n’est pas dans
le fait d’avoir des réponses pour tout, mais des questions sur
ce qui le préoccupe, et qui sont autant d’entraves qu’elles
n’ont toujours pas de solution.
472
S’il revient à l’homme captif d’avoir des questions
pour tout, il appartient à l’homme libre d’avoir les réponses
possibles. On conviendra que c’est une espèce en voie de disparition.
473
Que devrions nous retenir qui pourrait nous fortifier ? A quelle expérience
faisons nous référence pour ne pas reproduire ses erreurs ? Il
semble, en matière de mémoire, que nous retenons plus volontiers
ce qui nous renforce dans nos convictions, malgré l’incertitude
qu’elles contiennent, que ce qui tonifie le doute qu’une erreur
accentue.
474
Douter, n’est pas l’aveu de son inclinaison devant ses manquements,
mais celui de son inclination à les résoudre.
475
Agir en iconoclaste : désespérer l’espoir.
476
Il semble que plus nous découvrons nos origines préhistoriques
et plus nous distinguons les confins de l’univers, plus nous nous rapprochons
de nos préliminaires (et pourquoi n’y en aurait-il qu’un
seul ?), comme si, plus nous avançons, et plus notre passé se
dévoile, mettant à mal bien des hypothèses, dont celles
que le mouvement du temps s’effectue de façon linéaire,
constante, irréversible, alors qu’il semble faire une boucle en
accélérant sa déhiscence ;admettre que plus nous croyons
progresser, et plus s’étale devant nos yeux étonnés
notre propre régression.
477
Gouverner, c’est l’art de soumettre nos alliés et de corrompre
nos ennemis, afin de disposer de la force.
478
On ne saurait gouverner sans corruption, à moins de n’avoir aucune
concurrence à redouter.
479
Dans l’équilibre de la terreur, les parties en présence
s’engagent à respecter les règles qui les maintiennent dans
cet équilibre. Que la plus puissante vienne à briser le consensus,
et le centre de gravité se déplace en sa faveur, maintenant cet
équilibre d’un seul côté, celui qui fait preuve de
puissance inégalable. Cela montre seulement que ce n’est plus l’union
qui fait la force ; elle est devenue l’aveu de la faiblesse.
480
L’union avec des partenaires de force inégale, renforce l’unité
d’un ennemi cohérent, de force au moins égale à cette
union.
481
Dans une union, la faiblesse du plus puissant est contenue dans sa négligence
à en référer à ses partenaires, les sachant impuissants.
Se croyant invincible, il ignore leurs doléances tout en s’assurant
de leur soumission, créant ainsi les conditions de leur ressentiment.
482
Tout de la vie semble nous échapper, de sorte que l’on convoite
ce qui fut donné puisque n’étant plus accessible autrement
que par les caprices de la séduction ou à défaut, par l’usage
de la force. Et on en obtient le superficiel par manque de ne s’être
pas vu offert l’essentiel.
483
N’ayant que le superflu, il reste à l’exploiter, condition
pour ne pas paraître ridicule et sans succès.
484
Briser le miroir de la glaciation, ou finir pétrifié…
485
Que devrait-on retenir que nous ne sachions déjà et qui ne mérite
que l’oubli ? Quand cesserons-nous de grouiller et de s’articuler
inutilement ? Quand cesserons-nous de croire à ce que nous faisons alors
que nous n’obtenons que des résultats qui ne convainc pas ? Sommes-nous
si sûr de continuer ce que nous faisons, si nous n’avions aucun
privilège, aussi futile qu’évanescent, en échange
du gaspillage de notre temps à le soumettre à la préoccupation
de notre modernité ? La modernité : cette distinction qui nous
fait croire à des privilèges que les époques passées
ignoraient, alors qu’elles ne furent que la grossesse qui accoucha de
notre temps.
486
Nous n’avons pas changé d’époque ; nous ignorons seulement
ce que c’est qu’une époque. Et c’est cette ignorance
qui nous donne l’impression d’avoir changé d’époque.
487
Il n’existe plus de rendez-vous qui aient un lieu où pouvoir attendre.
Il n’y a plus rien à attendre, et il n’y a plus de lieu.
Il ne reste que le fourmillement et la contemplation.
488
Toute connaissance n’est connaissance qu’à la faveur de la
nuit, à l’abri de la contagion pathologique des plates-formes universelles
du système médiatique dont le rôle, nous l’oublions
bien vite, se circonscrit à l’information et non s’ouvre
à un savoir. C’est qu’il y a entre l’information et
le savoir toute la distance qui éloigne un concierge du philosophe ;
ce qu’on a l’habitude de prendre pour du raisonné et qui
n’est que du raisonnable.
489
Voyez tous ces puissants contempteurs ; ce n’est pas leur folie qui est
effrayante, mais qu’ils risquent de nous emporter dans leur effondrement,
que l’histoire par un tour cruel, réserve toujours à celui
qui s’accroche au temps. Mais, cruauté effroyable, et s’il
n’y avait plus d’histoire ? Que du temps échangeable, que
du temps monnayable…
490
Tout ce qui est essentiel échappe à la plupart d’entre nous,
non parce que nous en ignorons jusqu’à l’existence, mais
parce que nous le négligeons, lui préférant la fatuité
qu’apporte le salariat en consommant, plutôt que d’admettre
l’humilité de notre condition qui en dévoilerait la nature.
Pouvoir de séduction des chimères…
491
Croire en la maturité des siècles, justifie l’apathie et
l’indolence, et renforce la soumission et l’illusion. C’est
qu’il n’est rien de meilleurs demain que méconnaîtrait
aujourd’hui et qu’espérait hier. La force d’adaptation
est bien supérieure à celle qui nous en extirperait. C’est
en cela qu’on parle d’impuissance.
492
On parle d’amour comme de quelqu’un dont les poumons, défectueux,
se trouvent dépendant d’une machine respiratoire, et nous le vivons
de la même façon, sur le mode de la dépendance, sans quiétude
ni méfiance passées les premiers émois, mais avant que
ne vienne le dégoût dû à l’usure du temps qui
provoque la séparation. Cela n’altère en rien la dépendance,
ça la renforce jusqu’à l’indifférence. D’un
partenaire à un autre… Comme une machine respiratoire qu’il
suffit de changer de rythme. Rien que de très ordinaire…
493
Les amours d’aujourd’hui se confondent avec des clefs de passe-partout,
et corrompent la sincérité des sentiments : il faut leur trouver
une place entre le labeur salarial et la chambre à coucher ; si possible,
un jour chômé.
494
« Votre appel a été transféré sur une messagerie
vocale. » Ah ! quelle merveille que de pouvoir ainsi communiquer sans
qu’un seul instant ne soit interrompu et n’occasionne colère
et déception. Orwell l’avait rêvé ; nous l’avons
réalisé !
495
On peut tout négocier, y compris le mensonge.
496
Faveur et disgrâce sont de même nature, celle de la fausseté.
Mais alors que la première est due à un excès d’enthousiasme,
la seconde, celui de la déconvenue dus à l’excès
de la première.
497
Il existe des gens qui n’ont pour toute odeur, que celle de leur sexe.
On le remarque à cette manière animale qu’ils ont d’entreprendre
une relation, de satisfaire à un coït. On leur pardonnerait volontiers
s’ils ne devaient tromper pour atteindre ce but. Mais, c’est la
victime qui est blâmable de s’être laissé ainsi séduire
; d’admettre un mensonge pour sauver ce qui lui reste de morale, parce
qu’alors, à l’adresse du premier de réussir son entreprise,
vient s’ajouter la justification du second de s’être laissé
prendre à un sentiment qui ne s’est réduit qu’à
de peu.
498
L’amour est un prétexte pour vivre sexuellement ce que le sexe
ne saurait atteindre seul.
499
Inévitable vagabondage qui pousse le champ de ruine de ce siècle
commençant vers sa consécration : le règne absolu du mensonge.
500
S’arracher de la force d’attraction qu’exerce la dépendance
entre les individus, demande plus que de la conviction, cela demande de l’allégresse,
un retour de la curiosité qui anime la jeunesse, vers l’espoir
qui fortifie la maturité, et que l’esprit atteint de caducité
interdit par tous les moyens qu’il a en sa possession, alors que déjà
il s’employait à être dans le renoncement dès l’âge
de sa force, et qu’il soumit à la répression de son propre
esprit et de ses organes. C’est que l’esprit jeune est à
l’espoir, ce que l’esprit vieux est à la résignation.
501
Dire non, et le faire savoir, c’est la tâche de la philosophie.
Il est probable qu’il faille encore quelques millénaires avant
que cette tâche soit comprise dans son intégralité ; atteindre
l’âge de la fourberie absolue pour voir enfin se dresser le premier
acte qui mène vers l’émancipation, celui du refus. A moins
que le renoncement soit devenu si ordinaire que le refus est vécu comme
une catastrophe. Et d’ailleurs, n’est-ce pas déjà
l’idée qui est en marche… De la captivité à
la soumission, et de la soumission au renoncement…
502
S’efforcer de vivre, c’est-à-dire gravir la montagne du renoncement.
On entend déjà d’ici les mauvaises langues qui nous croient
dupes de notre ambition afin de nous décourager devant l’ampleur
de la tâche. Et pourquoi cela ? Auriez-vous peur qu’un séisme
se déclenche qui vienne déstabiliser votre tranquillité
et découvre votre hypocrisie ? Qu’auriez vous à perdre qui
ne soit déjà perdu ? Le consensus du mensonge !
503
Dans un engagement, c’est celui qui a su vaincre qui se trouve en bonne
fortune d’imposer sa vérité, non celui qui sait la distinguer
du mensonge.
504
La vérité ne peut jamais être comprise pour ce qu’elle
est, parce qu’il n’est pas possible de l’entendre avec tout
le sérieux que la sentence qu’elle exécute exige.
505
Etre dans le refus et le doute permanent ; ce n’est pas une question de
courage, mais d’être dans la certitude que rien ne peut ébranler
cette conviction, hormis ses propres objections, sa propre certitude d’en
douter. Et cela se confond avec le courage par l’habitude de ne jamais
douter de son état face à un malentendu qui viendrait le troubler.
506
L’édifice d’une pensée basé sur la certitude
que produit un fait, est équivalent aux bâtisseurs d’empire.
Ils ont la conviction que rien ne peut ébranler leur édifice,
alors même que le doute ronge déjà les fondations. C’est
que le fait est un moment de l’histoire, que le moment suivant modifie,
renouvelle, ou transforme, et non une donnée que l’installation
dans la durée établirait.
507
On ne peut rien établir à partir d’un fait, que le raisonnement
afin d’en améliorer sa consistance ou le supprimer. Un fait ne
parle jamais de lui-même. Il est une donnée brute ouverte à
toutes les interprétations possibles. Produit d’un moment qu’en
retour, il produit, comme une succession d’événements s’emboîtant
les uns après les autres, et ainsi forme la trame de l’histoire,
siège de tous les discours, de toutes les disputes, mais dont on sait
que le dernier mot revient à celui qui a la force avec lui. Et ceci est
un fait incontestable.
508
Malgré le brouhaha incessant de tout ce qui a autorité médiatique,
la Terre devient muette. Elle devient muette parce qu’elle est divisée
en parcelle, qui sont autant de pièges pour tout ce qui nage, rampe,
marche, coure, saute, vole, plane. Elle se couvre de silence ; d’un silence
pétrole irradié de déchets épars. Peut-être
est-ce là le signe que l’humanité doit finir ; qu’elle
doit finir dans l’engorgement de son irresponsabilité. Qu’attendre
d’autre du silence ? Silence : seul mot toléré dans un cimetière.
509
L’expression humaine du vivant traduit la folie du monde naturel ; il
lui revient cette lourde tâche parce qu’elle est la seule qui sache
parler. Question de conscience, sans doute… Ou plutôt d’inconscience…
510
Ce qui distingue la folie de ce qui ne l’est pas est de même nature
que ce qui distingue l’homme de l’animal : un accident insignifiant
au regard de l’univers, mais qui donne toute sa dimension par cette distinction.
511
La finalité du monde depuis son origine, c’est l’homme. C’est
dire si le monde est ingrat.
512
Le début de toute chose n’est qu’un projet qui ne détermine
rien de plus que des promesses. De promesse en promesse… C’est ce
qui explique toute la difficulté à parvenir à être.
513
Il n’est rien de plus effrayant que de constater que rien ne change, parce
qu’alors on peut observer que tout s’aggrave.
514
La paresse, toujours sage conseillère, n’épuise que ceux
qui veulent en finir vite avec la vie. Les autres prennent leur temps.
515
La réalité est l’ovulation de la vérité.
516
« Ce qui est ferme, est par le temps détruit, et ce qui fuit, au
temps fait résistance. » Lorsque Du Bellay annonce Machiavel…et
que La Fontaine mit scrupuleusement en vers, faisant parier un roseau et un
chêne sur leur pouvoir réciproque. La prudence au service de la
force, contre la brutalité qui la dessert, déjà.
517
On aimerait que la vie surpasse la mémoire ; qu’elle ne s’embarrasse
pas de souvenir. Mais, ce serait au risque de perdre le goût singulier
de l’imagination ; fermer la dernière issue possible vers l’évasion…
518
Quel affligent spectacle que la vie, lorsqu’il n’en reste que le
nom pour toute réalité.
519
C’est mal à propos que de parler de liberté lorsque aucune
richesse ne vient en souligner sa nature.
520
La liberté qui envahit la tête est suspendue à la somme
d’argent qui se trouve dans la poche.
521
L’argent est le bien commun le plus perverti dont on dispose, parce qu’il
n’est qu’une idée abstraite. Il est une abstraction universelle
aussi méprisée qu’adulée pour la liberté qu’il
consent dans sa dépendance, et la privation qu’il provoque par
son manque.
522
Il n’y a aucune raison à vivre. Il y en a une à refuser
tout ce qui fait de la vie une raison, le fait qu’elle n’a pas besoin
de raison pour se développer, parce qu’elle n’est pas un
prétexte, du moins jusqu’à l’avènement de l’époque
de sa contemplation. Depuis, nous contemplons la vie. Contempler la vie nous
prive de sa jouissance, mais nous dispense également d’en être
responsable, ce qui est apaisant.
523
Le problème du monde n’est pas qu’il soit possible, mais
qu’il ne soit que cela, parce qu’alors, tout ce qui n’est
pas du domaine du possible est compris comme celui de l’impossible, plutôt
que de l’être comme celui de l’imaginaire et de l’onirique.
Cela réduit d’autant notre champ de vision, et produit les limites
que nous lui connaissons, et qui nous sont imposées, mais que nous admettons
par légèreté.
524
Le monde est quelque chose qui est absolument incroyable ; d’où
l’émergence des religions : elles offrent la garantie d’y
croire.
525
L’homme finit là où la folie commence.
526
Nous savons depuis longtemps modifier les perceptions, évoluer dans des
dimensions sensorielles de niveaux différents. Depuis toujours, les plantes
ont accompagné l’esprit des hommes dans ce parcours. Champ expérimental
par excellence, les plantes de l’esprit ont toujours donné aux
hommes, dans leur quête du savoir et dans leur penchant à la débauche,
une ouverture d’esprit que la plupart ont attribué à des
divinités que le christianisme s’est empressé de calomnier.
D’où la brûlante réputation de ceux qui s’y
adonnent. C’est que s’instruire de la sorte, et y trouver du plaisir
ne laisse pas de place au travail, cette déclinaison de la discipline
que l’on rencontre chez les ascètes, et que l’on justifie
par le besoin, cette déclinaison de la soumission que l’on rencontre
chez les travailleurs.
527
Invoquer les expériences du passé pour justifier les nouvelles
découvertes, n’est pas seulement convenir que le passé pourrait
nous conseiller, c’est également souscrire à l’idée
que le temps justifie ce qui n’était encore que la déconvenue
d’une nouveauté que son maintien validerait, alors qu’il
ne montre par là même que la limite qui en interdit son dépassement.
528
On ne peut pas invoquer les preuves du passé pour justifier ce qui doit
durer. Ce qui doit durer, ne dure que le temps de sa validation, que le temps
d’après invalide, comme l’obstacle pour lequel on découvre
le moyen de le franchir. Tout ce qui s’installe dans la durée démontre
la faiblesse de son évolution, plus que la force de sa domination.
529
Tout montre que dans la nature, rien n’est superflu ; rien, sauf l’homme.
Il est le seul que sa disparition ne provoquerait aucun déséquilibre
naturel.
530
Les incertitudes métaphysiques ont été établies
par des penseurs rationnels que, par leurs raisonnements et leurs expérimentations,
ils ont tentés de résoudre. Cela provient du fait que, plus le
monde est compris, plus il est étrange qu’il soit compris. Et c’est
cette étrangeté qui constitue une grande menace pour un esprit
rationnel, parce qu’alors il lui faut admettre une
force supérieure qui se laisse découvrir, ruinant du même
coup sa supériorité. L’idée qu’une telle force
puisse s’effondrer sous le raisonnement logique laisse perplexe parce
qu’elle ruine sa vérité du même coup, faisant apparaître
l’homme comme définitivement orphelin, l’obligeant à
succéder à sa propre force. Ceci explique bien des démissions
pour une soumission dont la nature est tout autant catastrophique, mais qui
laisse tout moyen de l’oublier, ce qui est reposant, et qui est celle
du labeur salarié.
531
Il est du devoir des maîtres des régimes démocratiques de
se rappeler à la mémoire de leurs valets par l’adresse du
contrat de leur commission, afin que ceux-ci, grisés par la liberté
de l’espace qui leur est alloué sous ces régimes, n’oublient
leur soumission en négligeant leur servitude. C’est que sous leur
démocratie les maîtres, changeant de faculté, n’en
changent pas pour autant leur ambition, mais seulement la manière de
l’exercer. Il est bon de ne pas l’oublier, afin de ne pas se tromper.
532
Tout ce qui s’oppose à la paresse, le travail par exemple, devrait
être considéré comme un crime contre l’humanité,
en cela qu’on n’a jamais vu un meurtrier remettre sa besogne par
pure paresse.
533
Le courage est entièrement contenu dans la révolte, et nulle part
ailleurs. Quelle sorte de courage y aurait-il à ne faire que son devoir
, et pire encore lorsqu’il est dicté par une autorité, fut-elle
de nature morale ? Sa seule révolte traduit sa propre certitude face
à celle du plus grand nombre, dont on refuse la soumission et l’apathie.
Etre seul, face à une adversité dont une partie s’est révélée
par cette attitude, et ne pas fléchir, voilà qui distingue le
courage du devoir et soumet celui ci à la force de celui là par
la certitude que cette disposition impose.
534
Tout discours qui se distingue de l’acte dont il est parlé pour
ne l’avoir pas même éprouvé, est l’expression
de la censure ; tout ce qui se dit indépendamment de ce qui se fait ne
détermine rien. Il n’est que le soleil froid qui se couche sur
l’horizon du crépuscule après avoir effacé le relief.
Il lui faut être convaincant par ses propos à défaut de
l’être par ses preuves, et ainsi être tenu pour sérieux,
même dans le ridicule, face à des actes qui sont tenus comme subalternes,
même dans la gravité. C’est tout le contenu de l’esprit
médiatique. Et il n’y en a pas d’autre.
535
Tout discours réel est produit de l’action. L’inverse n’est
que la justification d’un pouvoir.
536
La première expression d’un pouvoir est de s’emparer du discours
à ses fins, quelque soit ce pouvoir, quelqu’en soit sa force, quelque
soit l’étendue de sa domination.
537
Ce qui unit viol et chasteté est la négation de son rapport à
l’autre, l’un en s’emparant d’une richesse que le second
récuse, le premier par frustration, le second par éviction.
538
La jouissance d’un acte sexuel rejoint son renoncement, lorsque cet acte
s’exécute hors de la volonté de l’autre, de sorte
que ceux qui se situent entre les deux n’atteignent jamais une telle jouissance,
non pas tant parce qu’ils en ignorent tout que parce qu’ils répugnent
à l’imaginer autrement qu’en fragment qui provoque la jalousie,
dans la maladresse d’un coït inachevé.
539
La voie du milieu n’est jamais très confortable en cela qu’elle
nous évite la partie qui nous révulse en nous abstenant de celle
qui pourrait nous réjouir, à moins de s’accommoder de chacune
d’elle dans une fadeur qui n’éveille aucun enthousiasme,
et donc aucune rébellion.
540
Où se trouve la sagesse pour laquelle notre époque semble faire
si référence ? Il semble qu’elle se trouve éloignée
de la tutelle des religions pour la retrouver sous la tutelle des Etats. Et
pourquoi cela ? En cela qu’elle est une méditation sur la meilleure
formule qui garantirait le rapprochement entre la condition réelle du
gueux et l’idée qu’il se fait de la liberté. Et c’est
à l’Etat qu’il revient la réussite d’un tel
programme, afin de se maintenir, avec l’appui de la religion, qui a pour
tâche de le garantir.
541
L’envie d’être libre n’est pas nécessairement
contenue dans celle de briser tout lien de soumission, mais dans celle d’y
trouver satisfaction. Comme pour tout ce qui provoque de l’envie, cela
crée de la dépendance. C’est ce qui convient au salariat.
542
Il manque le courage de renoncer à soutenir l’expansion de celui
qui possède la force nécessaire pour s’imposer, parce qu’alors
on se retrouve bien vite isolé parce qu’incompris. Non que l’expansion
ne laisse d’inquiéter, mais elle s’effectue généralement
au nom de la liberté, (malgré la grossièreté visible
d’une telle manœuvre). Voilà qui déstabilise. C’est
qu’on n’est jamais autant désemparé que devant un
mensonge qui trouve sa justification.
543
La liberté n’est pas une simple idée, mais l’idée
d’un état de fait.
544
L’idée de liberté n’est pas une idée surannée
; il suffit de voir le déploiement de la force policière envers
la moindre manifestation publique pour s’en apercevoir, malgré
l’encadrement de ses organisateurs pour lesquels le mot liberté
à lui tout seul éveille la moquerie dans les moments de pacification,
et la haine lorsque les hostilités se déclarent.
545
La mort est ce qui gouverne le monde ; la vie n’est que son alibi.
546
Lorsque plusieurs camps s’affrontent, le plus puissant est aussi le plus
légitime. Ne pas le soutenir revient à en refuser son appui en
retour, en se plaçant dans la position inconfortable d’être
l’allié passif des autres belligérants, ce qui ne garantie
plus sa protection. C’est que « Qui n’est pas avec moi, est
contre moi » est une recette efficace toujours en usage sous l’ère
des démocraties modernes, malgré le ton péremptoire de
la formule qui caractérisait si bien Robespierre, et que ne renierait
pas le plus souple des tyrans contemporains. C’est que l’état
de guerre a des exigences qui exclue tout ce qui ne s’y plie pas, et corrompt
le reste.
547
Le féminisme n’a pas pour ambition la suppression du travail, fut-il
domestique, mais de reconnaître la vie comme un travail ; adapter les
comportements en fonction de cette forme domestiquée de la soumission.
Partager le travail plutôt que la vie dans une parité qu’il
croit équitable alors qu’il n’est qu’une standardisation
que le travail rend nécessaire à son exécution.
548
Pour qu’il y ait inégalité entre les hommes et les femmes,
il faudrait au préalable pouvoir distinguer les sexes dans un monde où
toute distinction ne sert que le commerce.
549
Il arrive, parfois de rechercher ce qui distingue l’homme de la femme.
Mais, il faudrait pour cela reconnaître notre origine animale, ce que
notre orgueil se refuse à admettre.
550
Faire référence à nos sexes, ce qui les distingue, ce qui
nous éloigne, ce qui renforce chacun sur sa nature animale, ce qui nous
diminue au rang de mammifère… Ultime humiliation pour le consommateur
moderne.
551
L’intelligence s’enrichit de tout ce dont elle peu faire usage ;
et seulement de cela. A voir les conséquences de cet usage, il est à
craindre que son enrichissement consiste principalement à se maintenir
dans le cadre étroit de la conviction. Et ceci se manifeste avec arrogance
afin d’empêcher tout ce qui viendrait contrarier cet usage, à
commencer par la critique. C’est le ridicule de l’homme moderne,
qui croit en lui alors qu’il n’est que la fonction qu’il exécute
à travers un labeur salarié.
552
Une opinion est ce point de vue que la prudence évite d’élever
à la critique, et que la lâcheté tolère.
553
Le progrès se résume à confisquer l’imagination de
l’homme pour la lui retourner sous forme d’objet, dont la nature
se déprécie avant même d’avoir eu le temps d’être
appréciée dans toute sa dimension, afin de garantir à l’imagination
la concurrence de ses illusions.
554
On appelle aujourd’hui imagination, la manière d’illusionner
les esprits les plus naïfs, dans l’espoir d’en obtenir un bénéfice,
et l’idiotie l’échec d’avoir su convaincre de cette
faculté. L’imagination au service de l’apparence…
555
L’homme, s’il n’avait corrompu sa nature, aurait été
voué à disparaître, n’ayant de nature que sa faiblesse
qu’il lui faut assurément transformer en force. La confusion vient
de ce que la force exercée contre l’autre, produit des privilèges
par la soumission, ce qui est très certainement confortable, alors que
celle produit de ses propres compétences exige une attitude plus sereine
en cela qu’elle relativise le mérite et fait apparaître la
gloire comme chimérique, ce qui est profondément inconfortable
; choisir entre la versatilité et l’inconstance…
556
L’argent est ce qui mesure, par son inconstance, le degré de versatilité
dont dispose un individu et qu’il traduit par sa conduite.
557
L’argent est un moyen lorsqu’on en est pourvu, et un but lorsqu’il
fait défaut.
558
L’argent crée une dépendance pareille à une drogue
; aussi délicieux lorsqu’il se produit en abondance qu’il
est cruel lorsque sa rareté impose ses conditions.
559
L’argent cristallise la liberté sous forme de pouvoir qu’il
exerce par son usage, et que nous subissons par son manque.
560
L’argent coagule la liberté qu’il confisque à ceux
qui en possèdent, contre ceux qui en sont dépourvus.
561
L’argent est l’idée que l’on se fait de la liberté
par l’exercice du pouvoir qu’il procure, mais non la liberté
elle-même, parce qu’il est une dépendance.
562
La richesse dont fait preuve l’argent est entièrement contenue
dans la croyance en sa valeur.
563
Il n’est rien, de l’individu qui ne lui appartienne, par cela qu’il
appartient lui-même, comme élément particulier, à
l’ensemble d’une société dont le principe, lorsque
cette société adopte le système démocratique, est
de faire croire le contraire afin de s’imposer sans rencontrer d’opposition
autre que celle qui lui offre les moyens de justifier ses lois.
564
La force d’un Etat démocratique est contenue dans son économie,
c’est-à-dire dans la dose de mensonge qu’il aura pu faire
accepter sans rencontrer d’opposition autre que celle qu’il entretient.
565
La faiblesse d’un Etat se manifeste par sa vindicte à ruiner toute
opposition. Voulant régner seul, c’est seul qu’il lui faut
affronter tous les désordres que son règne commet, et que ses
concurrents tolèrent jusqu’à ce qu’ils trouvent les
moyens de le renverser, non par humanité, mais par intérêt.
566
La vraie nature démocratique de l’Etat est de se dissoudre sitôt
créée, sans doute pour respecter ce qui le fît apparaître,
de sorte qu’il n’apparaît pas pour ce qu’il respecte
: son autocratie.
567
L’économie est basée sur un malentendu, celui que l’espèce
humaine est un animal qui doit trouver le meilleur moyen de sa domestication,
hors de laquelle cette espèce ne connaîtrait que la dégénérescence
par la famine et les maladies. Cependant qu’à l’observation,
on ne peut que constater que l’économie engendre des maladies et
des famines redoutables et délétères qui ne cessent de
proliférer. Il est vrai que l’économie n’est pas une
science naturelle, mais artificielle : c’est la science de l’intérêt.
568
L’Afrique des tribus qui passe, depuis un siècle, à l’Afrique
des pays, découvre notre domestication par sa soumission, qui engendre
sa destruction. Mais, il est vrai qu’à nos yeux abusés,
ce gigantesque territoire ne forme qu’un seul continent, tandis que notre
minuscule continent se diversifie d’une multitude de pays. Ceci sans doute
justifie moralement cela.
569
L’étroitesse de l’esprit engendre toujours la monstruosité
de son expansion.
570
La morale n’est rien d’autre que la façon qu’ont les
gens civilisés de s’accommoder de leur sauvagerie.
571
Un continent est à l’immensité de sa nature ce qu’un
pays est à l’étroitesse de sa culture.
572
L’économie est la science qui justifie la misère des uns
par la nécessité que rencontrent les autres à s’enrichir
sur leur dos.
573
Nous sommes profondément influencés par l’origine dont est
extraite notre naissance. Par la suite, nous en cultivons les tares, parce que
ce sont les seules manifestations qui nous distinguent de tout un chacun.
574
L’économie est la science de l’abondance qui cultive la pénurie.
575
L’économie est à la civilisation ce que les virus sont aux
maladies : un parasite.
576
Si auparavant, il fallait aux hommes croire en des forces supérieures,
des divinités, pour condescendre au monde magique de la nature, aujourd’hui,
il leur faut croire en une force inférieure, l’économie,
pour se courber devant la nature mercantile du monde.
577
L’économie est la religion matérialiste de l’idéalisme
religieux.
578
Faire descendre le ciel des idées sur la terre du profit, c’est
tout l’objet de la science de l’économie ; et c’est
en cela qu’elle emporte la conviction du plus grand nombre ; non qu’il
en justifie la misère ; il en imagine seulement la richesse par l’idée
qu’il se fait de la valeur, et qui se résume en la possession d’une
quantité que la misère interdit par sa qualité.
579
En économie, la valeur sanctionne une qualité par la définition
d’une quantité.
580
L’idée de richesse n’est pas contenue dans la quête
du bonheur, mais dans celle du pouvoir, par goût du jeu, afin d’en
jouir sans trop de contrariétés sinon celles limitées par
les règles de ce jeu, et non celles pour lesquelles il serait éprouvé
de la compassion pour tout ce qui est vivant. Dans ce jeu, le vivant n’est
qu’un prétexte, mais c’est un prétexte indispensable,
comme le sont les cartes pour le poker.
581
Il semble que beaucoup éprouvent le besoin de partager avec plus petit
qu’eux, non par humilité, mais pour mesurer leur propre force ;
mesurer le degré de servilité qu’ils rencontrent afin de
se justifier de leur autorité. C’est une manie que l’on constate
chez les gens qui respectent le principe de la hiérarchie parce qu’il
est un principe de la servilité qui ignore le respect dû au rang
qu’il revient à chacun en fonction de ses compétences.
582
Le silence qui n’est pas dicté par la prudence ou la volupté,
agit comme une censure.
583
En matière de séduction, lorsque notre beauté est déséquilibrée,
il y faut l’argumentaire de l’éloquence qui démontre
une sorte de clairvoyance, si nous voulons détourner un cœur vers
notre désir. Toutefois, ce ne sera qu’un cœur perdu qu’aucun
rôle ne satisfait, et qui se retrouve à accepter un rôle
insatisfaisant par l’effort qu’il consent de supposer l’intelligence
supérieure à la beauté, alors que tout du monde moderne
démontre le contraire.
584
Nous sommes abusés par nos sens, non parce que la simple observation
nous induit en erreur par les préjugés qu’elle produit,
mais parce que cette erreur ne peut durer que le temps de l’efficacité
de son usage. Ainsi, l’observation du ciel qu’en a donné
Ptolémée par son almageste suffit-elle aux déplacements
des navires dans la nuit, non loin des côtes, mais pas de déduire
qu’il y a une terre de l’autre côté de l’océan
parce que la planète est ronde et non plate. Avant Christophe Colomb,
les marins s’orientaient avec la même efficacité qu’après
lui, avec le même but, celui des conquêtes, mais sur une surface
bien plus restreinte. Le recule de l’horizon oblige à adapter l’observation
du ciel à ses ambitions, plutôt que l’inverse. Et nos sens
continuent de nous abuser, jusqu’à l’obstacle suivant qu’ils
adapteront à leurs préjugés habituels.
585
Rassasier notre besoin de consolation, qui fut un art remontant à la
plus haute antiquité, est devenu impossible sans une armée de
spécialistes, dont le métier est d’en neutraliser les effets.
Et pourquoi cela ? Parce que le cadre de nos épanchements se rapetisse,
rendant impossible ce besoin sans qu’il ne soit comparé à
la dépendance qui produit la mendicité ; sans qu’il ne soit
comparé à la servitude qui produit l’indolence ; sans qu’il
ne soit comparé à la soumission qui produit l’inertie, par
ceux là qui ne vivent que de la mendicité, de la dépendance
et de la servitude que représente le salariat. C’est que l’on
ne saurait juger que de ce que l’on connaît par défaut de
le reconnaître.
586
Dans la solitude, la consolation est l’art de se bâtir un silence
inviolable.
587
Il y a plus effroyable que l’isolement, c’est le grouillement.
588
Il arrive parfois qu’au détour d’une réflexion, l’amertume
des rendez-vous manqués vient se briser sur les lèvres comme l’écume
sur la roche. Et on se dit que, peut-être le destin fut différent,
c’est-à-dire plus heureux s’il n’y avait eu sur la
route ces obstacles qu’autant de hasards prédestinaient à
notre direction. Mais non, rien n’eut pu nous éviter ces obstacles
et changer le destin, parce que nous sommes ce qui produit ces obstacles, c’est-à-dire
ce que nous en faisons, ou plus exactement ce que nous ne pouvons en faire,
et nul ne peut affirmer avec certitude que notre destin fut plus heureux autrement,
de même que rien ne peut affirmer le contraire. L’erreur vient de
ce que l’on se compare à l’autre ; le plus malheureux nous
rassurant de l’état de notre bonheur que le plus heureux brise
à son contact.
589
Le bonheur est une chimère que le malheur solidifie.
590
On peut trouver le bonheur dans les circonstances les plus ténébreuses,
comme celles de l’incarcération, et être malheureux alors
que rien ne prédispose à un tel sort. Ne dit-on pas, dans ce cas,
que la victime de ce malheur avait tout, cependant pour être heureuse,
signifiant par-là notre incompréhension ? Tout ! Mais, qu’est-ce
que ce tout qui rend si malheureux ? N’est-il pas le fruit de notre aveuglement
que provoque le rien qui nous habite et qui nous fait croire à un bien
précieux qui n’existe pas ?
591
On ne peut opposer malheur et bonheur. Le malheur est une soumission douloureuse,
tandis que le bonheur est le sentiment d’un bien être qui se rencontre
dans toutes les circonstances, y compris celle de la soumission dès lors
qu’elle n’est pas un esclavage ni une incarcération ; dès
lors qu’elle est l’expression de la liberté.
592
Le bonheur ne se rencontre qu’à l’état de domestication,
et qui le fait comparer à celui du porc dans sa soue, par opposition
à la bestialité du sanglier dans sa bauge.
593
Le monde civilisé a produit tout ce qui se rencontre dans la nature à
l’état sauvage, pour le reverser sous forme domestiquée,
amputé de son caractère impulsif. C’est ce qui s’appelle
l’éducation, qu’on ne saurait confondre avec l’enseignement,
lequel ajoute à l’impulsivité la clairvoyance de la stratégie.
594
L’éducation est au dressage ce que l’enseignement est à
l’instruction. De l’un à l’autre, il y a toute la distance
qui sépare le chien de son maître.
595
L’état sauvage ne connaît que la lutte pour la vie, tandis
que la domestication connaît la vie pour la lutte. Du combat pour vivre,
à la guerre pour s’imposer… De la nécessité
ressentie pour de l’humiliation à l’orgueil de croire s’en
affranchir ; de la force pour un but, à la force comme but…
596
Il est des endroits où l’on peut se lasser de voir trop de gens
mourir avant d’avoir tenu toute leur promesse, et d’autres où
on peut se lasser de les voir s’accrocher à la vie alors qu’elle
n’alimente plus que le ressentiment. Où l’on peut voir que,
des dictatures aux démocraties, il n’y a dans le fond, qu’une
différence de sensibilité qui fait passer de l’envie au
dédain.
597
A force de lire et d’étudier les tours, contours et détours
de l’espèce humaine, on finit par lui trouver des airs charmants.
C’est que, malgré tout, nous nous reconnaissons immanquablement
dans le portrait de nos contemporains comme dans ceux de nos aïeux, sans
distinction mais pour des raisons bien différentes ; ces derniers par
respect envers la brièveté qu’ils renvoient de notre propre
vie, et les premiers par discrétion envers nos propres penchants.
598
On respecte avec condescendance la mort que la fatalité inflige, alors
qu’on refuse jusqu’à la calomnie la mort que l’on se
propose pour convenance. C’est qu’il est plus facile d’admettre
une soumission lorsqu’elle ne dépend pas de notre volonté,
plutôt que d’affronter l’inéluctable en ne lui permettant
pas de frapper en premier. C’est que la fatalité donne au vice
la vertu qui lui fait défaut, tandis que le suicide donne à la
fatalité la désuétude qui lui revient par sa nature.
599
Le suicide donne à la vie ce goût d’achèvement que
la mort ignore par la privation de la volonté, et qui offre au vivant
la déculpabilisation de le savoir.
600
Le suicide est le moment d’un désir de vivre démesuré
que notre impuissance nous amène à tout refuser par cet acte ultime
qui souligne l’absolu liberté.
601
En regard du rétrécissement de la vie qu’il nous est donné
de subir, et qui nous maintient en apnée permanente, le suicide s’annonce
comme une immense et incomparable délivrance, que seules les lâches
et les nantis calomnient. Les uns par la tranquillité que la soumission
leur procure, les autres par le désespoir de perdre une vie si bien fournie.
602
Le suicide ne traduit pas une lâcheté devant la difficulté
de la vie, un aveu de sa propre impuissance à l’affronter, parce
que la vie n’est pas un affrontement, mais une donné qui est confisquée,
et que le suicide délivre par un acte que la lâcheté horrifie.
603
Le suicide d’un nantis n’est pas de même nature que celui
d’un gueux. Le premier est bien souvent consécutif au désespoir
de tout perdre, le second de n’avoir pour tout espoir que celui de ne
jamais voir ses ambitions se réaliser autrement que dans l’espace
restreint que sa situation lui consent. De ne plus rien avoir, à ne jamais
parvenir à être, il reste l’état que le suicide appelle
indigence.
604
Tout le monde s’accorde à calomnier le suicidaire qui n’a,
pour toute réussite que celui de s’être raté, et s’apitoie
sur la dépouille de celui que la mort a transfigurée en malheureux.
C’est qu’il est donné au second, par son malheur, l’absolution
qu’il n’est pas autorisé au premier, par cela que seul le
malheur est reconnu. Cela dispense de justifier ce qui n’est pas compris.
605
Il est des suicides qui s’exécutent sous l’impulsion, et
d’autres qui prennent une vie pour aboutir. Le courage n’a rien
à y voir ; c’est une question de réflexion, de finition,
de perfection. Certains sont pressés de finir une vie à peine
entamée par les déboires, mais que leur lucidité entreprend
de les convaincre ; d’autres pour qui finir une vie prend le temps qu’il
faut comme à un vrai vin pour devenir mature et qui demande de la patience.
Le premier est le plus souvent celui d’une jeunesse qui refuse une vie
qu’elle juge indéniablement risible et décevante, et que
leur impatience prédispose à rejeter, tandis que le second raffermi
son jugement dans un long suicide à peine visible et dont la fin ne surprendra
que les plus naïfs ou les plus intentionnés. L’histoire littéraire
est jalonnée de ces deux sortes de suicidaires, mais elle ne retient
que les suicides violents qui sont menés à terme, dont l’acte
prouve par lui-même le désir de l’infortuné. Ainsi,
il est reconnu le suicide de Stig Dagerman, mais non celui d’Antonin Artaud
; celui de Guy Debord, mais non celui de Cioran. Il n’est jamais reconnu
au suicidé, la réflexion de son acte, sa pensée, non pas
sa préméditation, mais l’opinion qui donne à ce crime
sa justification, parce que la société ne peut reconnaître
un acte dont elle est cause sans se nier aussitôt, et les individus ne
peuvent admettre un tel acte sans que leurs illusions ne s’effondrent.
De la négation de l’une, à l’affolement des autres,
il reste à celui pour qui la vie n’a aucun sens, la clandestinité
de ses idées et la discrétion de l’acte qu’il finit
d’entreprendre par dépit.
606
L’esprit de la culpabilité, qui est l’esprit chrétien
par excellence, ne peut admettre le suicide comme responsabilité, mais
seulement comme lâcheté ou manquement. C’est par ce mépris
qu’il justifie son être, considérant que chacun est coupable
de ce qu’il est par le consentement de ses actes, alors qu’ils ne
sont que le produit de la servilité. Et c’est ce jugement, dont
il s’honore, qui le rend plus méprisable encore : être dominé
par la servilité et juger du contraire…
607
On pourrait croire que la violence physique entre deux individus, et notamment
au sein d’un couple, est le moyen le plus expéditif de résoudre
un problème. En fait, elle n’est qu’une autre manière
de déterminer un conflit, un degré radical qui montre que toute
autre possibilité conflictuelle a échouée, et prouve l’impossibilité
de le résoudre ; ce qui annonce l’inéluctabilité
du divorce, fusse par la mort, qu’elle soit accidentelle ou préméditée.
C’est que, malgré la force de la domestication, il reste difficile
d’échapper à sa nature secrète, la part qui reste
indomptable et qui échappe à tout contrôle social. En cela,
tous les espoirs sont permis.
608
La vie s’annonce comme une immense accumulation de conflits ; rien n’a
jamais été directement vécu ; mais rien non plus n’avait
atteint un tel degré d’accumulation de rivalités et d’oppositions
farouches, depuis les disputes conjugales jusqu’aux conflits qui engagent
des nations, au point qu’ils nous sont retournés sous forme d’images
dont s’est emparée l’industrie vidéo-médiatique
à des fins mercantiles que son idéologie garantie.
609
Ce qui oppose le crime passionnel que l’on rencontre dans la rupture d’un
couple, des massacres ethniques comme ceux perpétués par la nation
américaine, dont l’ethnie majoritaire est l’Anglo-saxonne,
envers les diverses ethnies du monde, est de même nature que ce qui éloigne
la chaleur de la sensibilité du froid calcul. Succomber au crime par
passion, ou maîtriser le meurtre par calcul…
610
Chacun éprouvons un jour le désir de tuer pour une passion rompue,
tandis que l’assassinat révulse la plupart d’entre nous,
non par morale, mais par la domestication que la morale, cette imposture qui
s’empare des vertus pour nous les resservir réchauffées
comme soumission, instruit à des fins éducatives, afin de nous
éloigner de toutes les passions, et nous faire admettre toutes les réserves
que le bon sens, celui des civilités, prodigue, et dans lequel on y rencontrera
pêle-mêle la veulerie, la lâcheté, la traîtrise,
l’avilissement, la mesquinerie, la vénalité, l’hypocrisie…
En un mot : la servilité.
611
La domestication engendre une agressivité impossible à exprimer
autrement que sur un point de fixation qui sert de prétexte, et dont
le terrain favori est celui des passions, parce qu’elles échappent
au contrôle de la raison ; elles disculpent en cela, de toutes justifications
raisonnées.
612
La domestication ne supprime pas l’agressivité ; elle la maîtrise
afin de la réemployer dans des conflits qui mettent en jeu des rapports
de force économiques, dont la nature, mensongère par excellence,
ne peut s’établir que par cela. Apprivoiser la violence de l’individu
afin de la soumettre au service de la domestication, c’est ce qui s’appelle
la civilisation, par opposition à l’image que l’on se fait
de la barbarie et qui évoque la violence individuelle, et qui n’est
autre que l’expression de la révolte, privée de sa parole.
613
Préméditer un meurtre conjugal démontre le degré
de patience qui fait défaut à l’impulsion pour laquelle,
le meurtre, par ce fait, reste pardonnable alors que la préméditation
fait basculer sur le terrain de l’horreur. C’est que, dans un meurtre,
c’est l’idée que l’on s’en fait qui est punie,
non l’acte lui-même.
614
Personne n’accepte l’idée de meurtre, alors que tous y souscrivons,
ne serait-ce que par l’impôt dont on s’acquitte sans arrière
pensée morale, et qui entre dans le budget de l’Etat afin de développer
l’armée, la police et la pratique de l’incarcération,
dont la fonction première est le maintien de ce système de la
servilité qui se définit comme démocratique, par l’expression
de la répression sous des aspects légitimés par la violence
que cette démocratie rencontre du fait de la violence qu’elle produit
afin de se maintenir.
615
Nous déléguons aisément à l’Etat les basses
besognes qui déplaisent tant à notre conscience pourvu qu’elles
soient justifiées moralement, sinon nous nous soumettons à l’Etat
par assujettissement. Et dans les deux cas, c’est la lâcheté
qui nous gouverne.
616
Il est des meurtres pardonnables, et d’autres non, non par leur nature,
mais pour leur morale. Il suffit d’y faire rentrer la morale chrétienne
pour trancher : la morale impose toujours son discours à la raison.
618
S’affranchir des liens qui nous retiennent à notre système
de la servilité, et tomber dans l’effroi…
619
Il suffit de peu pour tout accepter : il suffit de vivre pauvre sans ressentir
la cruauté de ses manifestations.
620
Empêcher toute ambition sans rien retirer du ressentiment, ferait de n’importe
quelle bête un être humain moderne.
621
Lorsque l’ambition se confond avec la convoitise, il suffit de caresser
la vénalité pour obtenir le succès ; dans tout autre cas,
le ressentiment suffit.
622
Se chercher, c’est savoir si on est libre ; se trouver, c’est avouer
notre aptitude à l’asservissement.
623
Consentir à l’éternité du temps, c’est succomber
à notre arrogance ; la contester, c’est se résigner à
notre futilité. De la prétention à l’effacement,
il n’y a qu’une simple question de retenue que les circonstances
approuvent ou réprouvent selon l’intérêt dont dépendent
les moments, comme de déterminer qu’un verre est à moitié
plein ou à moitié vide.
624
Il n’est pas de vérité que l’on se refuse ; seulement
la forme de mensonge que l’on se choisit.
625
Condition pour exercer un pouvoir : mentir efficacement en sachant convaincre
durablement.
626
Rien n’est plus égal que l’inégalité reconnue
avec condescendance, par ceux là qui jouissent de leurs privilèges
; ainsi, sont-ils reconnus pour ce qu’ils sont, à défaut
de l’être pour ce qu’ils font.
627
Il n’est pas de cause que la raison devrait justifier, parce qu’elle
ne saurait justifier quoique ce soit, sa nature étant d’instruire
et non d’excuser, sauf pour celui que la mauvaise foi gouverne : sa nature
l’oblige à justifier sa cause afin de paraître convenir en
lieu d’être crédible.
628
Il y a aujourd’hui, de la médiocrité en tout. C’est
pourquoi la moindre manifestation de qualité nous semble excessive. C’est
qu’elle est trop unique dans ce qui la distingue, trop originale. Et c’est
cette singularité qui est ressentie pour de l’arrogance, car sa
nature par définition, est excessive. D’où l’aversion
que l’on éprouve, et le rejet que l’on ressent de toute originalité.
629
Les choses les plus médiocres, sanctionnées de la reconnaissance
du plus grand nombre confirment leur supériorité sur les choses
que leur qualité restreint à un petit nombre.
630
Faire passer une idée pour une autre sans heurter l’esprit du plus
grand nombre nous attire la sympathie, non pour cette habileté, mais
pour cette impression que demeure en nous une variété d’idées
si prolixe que cela nous confèrent une sorte de richesse. C’est
que la richesse est égale à une quantité que la qualité
ne saurait atteindre par elle-même. C’est ce qui explique le mauvais
goût pour tout ce qu’il est possible de s’emparer, et l’ignorance
de tout ce qui est délicat, à commencer par la vie elle-même
631
On reconnaît un habile souverain d’un médiocre courtisan
à sa capacité de thésauriser sur le dos de ses domestiques,
avec leurs compliments, tandis qu’au médiocre souverain, il ne
lui reste que la force, que sa médiocrité le fait maladroit dans
l’usage abusif de cette force. Abus injustes ou autoritaires qui conditionnent
le mode d’emploi de l’exercice d’un pouvoir, démocratique
ou despotique, selon le degré de soumission de ses sujets que la démocratie
nomme citoyen, c’est-à-dire cet individu pour qui la misère
est une faiblesse, par opposition au despotisme qui fait de l’individu
un élément de son édifice, où la misère se
traduit par une violence insupportable. Mais alors qu’à la première,
il fera défaut la révolte que l’autre provoque par sa nature
autoritaire, mais avec l’erreur de croire en un bonheur possible qui n’aurait
aucun rapport avec la faiblesse, alors qu’il en est le produit.
632
Méfiez-vous de ceux qui n’éprouvent jamais de haine envers
une autorité qui s’exerce contre eux ; vous pouvez être sûr
qu’ils n’éprouvent rien de l’amour, que ce que leur
dicte le bon sens, et qui revient à ignorer un sentiment pour se protéger
d’un autre…
633
Haine et amour ne sont pas des sentiments opposés qui pourraient se compléter,
parce qu’ils ne se manifestent pas de manière opposée, ni
pour des raisons qui se complètent, mais par fixation de la haine en
jugulant l’amour, et qui fait de celui-ci une pathologie que la haine
excuse.
634
Le prolétariat, comme la vieille aristocratie, détestent tout
autant la bourgeoisie, mais pour des raisons diamétralement opposées.
Le premier par rejet de sa condition, l’autre par mépris du fait
de sa déchéance. Aussi, est-il prudent de se méfier des
ennemis d’hier qui deviennent les amis d’aujourd’hui. Seul
le besoin les faits se rejoindre, non le but.
635
Il est des alliances de raison que le cœur doit méconnaître
afin de ne pas se tromper.
636
Qu’est-ce que la vieillesse, sinon une jeunesse qui finit mal.
637
On fait bien souvent appel à la morale pour répudier un crime
dont le tord n’est d’être dicté que par l’envie
ou la haine, plutôt que par la raison qui en atténuerait l’émotion.
Cela ajoute une circonstance qui l’aggrave en le justifiant. C’est
qu’il semble mieux satisfaire le ressentiment par le secours de la morale,
plutôt que d’admettre la justesse d’une raison qui déstabilise
nos certitudes. En d’autres temps on appelait cette attitude, de l’hypocrisie.
638
Les préjugés défient l’anatomie qu’ils submergent
par l’idée du beau que l’on croyait, étant encore
jeune, maîtriser avec hardiesse. C’est que, chassez le goût
pour les choses futiles, et il revient au galop, chargé du dégoût
de toutes perspectives pour toute récompense.
639
La beauté traduit le rapport d’équilibre entre une idée
et sa critique, et non un contenu esthétique.
640
Est beau ce que l’on trouve juste, indépendamment de toute vérité,
y compris esthétique.
641
La laideur ne traduit pas un déséquilibre esthétique, mais
l’excès de son équilibre. C’est ce que démontre
l’architecture contemporaine, dans l’exemple de bâtiments
servant à l’incarcération. Peut-on, dans ce cas, parler
d’architecture, sans soulever le sentiment de la crainte ou celui du dégoût,
mais non la contemplation devant une beauté esthétique ?
642
On peut trouver une sorte d’esthétique dans la contemplation d’une
architecture qui évoque l’horreur, mais elle appartient à
la psychologie et non à l’Art.
643
Par définition, l’art n’a pas d’usage. C’est
pourquoi il est excessif d’attribuer à l’art une application
possible à ses diverses manifestations. En cela, aucune marchandise ne
peut être de l’art, et bien que l’art puisse devenir une marchandise
sitôt qu’il est saisi par l’esprit mercantile, cet esprit
pour lequel importe seulement de faire descendre le ciel de la sensibilité
sur l’asphalte du profit.
644
Il n’est rien de l’art qui puisse s’installer dans la durée,
sans qu’il ne se contredise aussitôt. L’art traduit l’instant
pour un présent. Après, on parle en termes économiques.
645
L’économie métamorphose l’art en notions de valeur
qui induisent des rapports marchands, situant l’art entre l’idée
de sa réalisation et le moment de sa vente. Avant, il n’y a rien
; après, on parle d’autre chose.
646
L’esthétique en art, ne doit pas se confondre avec sa technique,
mais avec le degré de tremblement qu’il provoque à le contempler,
comme l’échelle de Richter et Gutenberg indique la magnitude des
séismes. Toutefois, on peut observer que depuis peu, depuis que dieu
n’est plus le sujet absolu de l’art, la seule chose qui provoque
un tel effet, c’est l’argent.
647
Le tord des psychiatres est de voir en chaque individu un malade mental potentiel
; cela annule du même coup leur diagnostic.
648
Le privilège relatif des uns n’a de sens qu’en rapport avec
le dénuement absolu des autres.
649
Aussi bas que l’on observe, on rencontre toujours plus misérable
que soi ; ce qui fait dire aux hypocrites et aux imbéciles que, en comparaison,
ils ne sont pas si mal loti. C’est oublier que nous ne sommes que ce que
le hasard de notre naissance a permis ce qu’il nous arrive, et non de
l’être par une juste volonté de notre propre personnalité.
Nous ne sommes rien, mais quelques petits privilèges fort peu influençables
ont la force de faire croire le contraire à ceux qui trouvent, dans leur
pauvreté, une raison de vivre : la tranquillité.
650
L’aspiration à s’élever grâce à l’appui
de l’impuissance de l’autre, et qui est le comportement le plus
généralement rencontré, renvoie à la faiblesse d’une
telle ambition . C’est que, quelque soit la hauteur que l’ambitieux
peut atteindre par ce procédé, il lui en restera une marque à
vie, celle de l’opportunisme. Cette simple marque vous ferait dégringoler
n’importe quel monarque, s’il n’était protégé
par une armée de plaisantins que l’opprobre n’importune guère.
651
On n’est pas tant grand par son rang, que petit par ce qu’on en
fait, selon la dose d’hypocrisie que l’on s’accorde pour se
maintenir sans éprouver de remords.
652
L’ambition des valets, s’opposant entres eux par ce fait, est la
force du prince et non sa dangereuse concurrence. Cultiver la division le garanti
de son maintien. Il lui suffit de leur faire croire à des privilèges
que l’indolence ne leur permettrait jamais : provoquer la peur de perdre
ce qu’ils n’ont pas…
653
Le travail n’est jamais que l’excroissance d’un malheur que
l’on veut oublier par défaut de ne pouvoir s’en libérer.
On ne travaille jamais pour s’enrichir, mais afin de s’extraire
quelques heures de l’horripilante servitude domestique de la vie quotidienne
issue de la pacification des sociétés organisées autour
du principe de la famille, et dont il faut convenir de son caractère
sournois et intangible. Le travail ne rend pas plus libre qu’il n’enrichit,
mais sa force de persuasion suffit à l’admettre. Et cela seul convient.
654
Le malheur qui n’est pas ressenti comme tel convient à celui pour
qui la richesse, qu’il identifie à la quantité d’argent
dont il peut jouir, n’est qu’un songe inaccessible, une chimère
dont l’évocation suffit à calmer les ardeurs provocantes
de la plus humble de ses ambitions. C’est la condition de l’esclave
moderne pour qui mieux vaut le malheur d’ici que la richesse d’ailleurs.
655
Le travail rend libre en cela qu’il produit les moyens d’acheter
une part de liberté, une part proportionnelle à la somme d’argent
disponible, et qui est inversement proportionnel à l’idée
que l’on s’en fait. C’est là, toute l’idée
que l’on se fait de la liberté, et que le travail permet sans le
garantir.
656
Vaine et sotte idée que de croire en la liberté par le temps consacré
au labeur salarial. Plus vaine et plus sotte encore, que d’y croire par
le temps consacré à ce qui n’est pas du labeur salarial,
et qu’on identifie à du loisir. Et en quoi est-ce vain et sot ?
En cela que le loisir n’est pas un moment de liberté, mais le complément
de celui du salariat, lequel n’est que le commerce du temps, comme l’est
celui du corps : une prostitution !
657
Il est vain de croire en une liberté qui n’est que du commerce,
et sot de le justifier par la morale.
658
Le commerce est l’idée qui fait circuler les idées. Mais,
il le fait sur le mode de l’appropriation et de l’exclusion, de
sorte à les contrôler pour son profit. Une idée qui ne sert
pas le commerce, soit en terme de profit, soit en terme de défense, est
une idée qui doit disparaître ; et les moyens employés à
cette tâche définissent leurs principes en termes de démocratie
lorsque la censure seule ne suffit pas ; lorsque la censure suffit, en termes
de dictature.
659
Le principe d’une démocratie est de faire disparaître les
idées avec le concours de sa population, pour ne conserver que celles
qui lui convient ; celui d’une dictature se dispense de ce concours pour
le même but. Le principe d’une démocratie économise
le sang de sa population, tandis que le second en a besoin pour s’imposer.
Ceci, mais ceci seulement, fait une notable différence.
660
Il est un fait vérifié, c’est que les démocraties
réussissent là où les dictatures échouent, non parce
que le programme des premières serait plus légitime que celui
des secondes, mais parce qu’il n’apparaît pas comme illégitime,
là où le second apparaît essentiellement comme autoritaire.
661
La dictature des démocraties a besoin de la démocratie des dictatures,
afin de s’imposer par comparaison. Ce qui rend légitime la dictature
d’une démocratie, c’est qu’elle emploie des méthodes
plus diplomatiques, en comparaison de la démocratie d’une dictature,
dont les méthodes sont pour le moins plus expéditives.
662
« Comparaison » est le mot clef de tout commerce qui se veut équitable,
par opposition à tout ce qui se base sur l’assurance de soi-même,
sans le secours d’un rapport à son équivalence. Comparer,
permet de ne pas apparaître avec le mépris que suppose celui qui
s’en raille, en même temps que de se railler de l’attitude
de tout ce qui se veut équitable.
663
Les dictatures démocratiques, pour régler les projets de leurs
concurrences réciproques, exercent la lutte qu’elles engagent entres
elles, sur le terrain de régions convoitées pour la richesse qu’elles
leur attribuent, en fonction de leurs intérêts particuliers, tandis
que les démocraties dictatoriales doivent d’abord lutter sur leur
propre terrain, pour s’imposer comme légitime, contre toutes les
formes d’opposition à leur cupidité. Où l’on
voit que les formes démocratiques ont des vues impérialistes que
les formes despotiques ne peuvent envisager.
664
S’il est sage de critiquer les démocraties pour ce qu’elles
ne sont pas, il est prudent de ne pas critiquer les dictatures pour ce qu’elles
sont.
665
Pour une démocratie, tout ce qui lui est opposé n’apparaît
que comme une sorte de fantaisie qui lui sert de justificatif, tandis que pour
une dictature, toute opposition doit disparaître. C’est que l’une
expose le principe d’une responsabilité qui revient à l’ensemble
de ses habitants par l’élection, la noyant du même coup dans
cet ensemble, tandis qu’à l’autre lui revient la seule responsabilité
de son autorité, niant à chacun la part qu’il lui est reconnu
dans la première. Où l’on conclue que la responsabilité
reconnue n’est que le prétexte à l’exercice d’une
autorité, et non l’indépendance admise à chacun.
666
C’est un leurre que de croire être indépendant, sitôt
que la nécessité de travailler pour vivre se fait indispensable.
667
Le progrès, que l’abus de langage confond avec le savoir, confisque
la mort au vivant, et fait de la vie un artifice soumis à la manipulation
de son autorité, à l’image de ceux pour qui l’autorité
appliquée brutalement est la forme la mieux adaptée de la transmission
du savoir, alors qu’elle n’en est que la volonté de sa besogne.
668
Ce que la science permet de comprendre, le progrès technique veut le
transformer. Influencer sur ce que l’on comprend, afin d’en faire
ce que nous pensons en vouloir, et finir par obtenir ce que nous redoutions…
669
La fonction de chacun fait que nous sommes facilement remplaçables plutôt
que regrettées.
670
La vie telle qu’elle se montre aujourd’hui nous apparaît pour
si superficielle, que la mort ne nous laisse qu’un mauvais goût
d’inachevé insignifiant qui n’apparaît que sur les
registres des statistiques. Un décompte si froid qu’il n’est
pas même seulement macabre.
671
Quand la poésie a déserté la vie, il ne reste qu’un
nombre de divisions.
672
Tout pousse à nous montrer que la pauvreté est un vice de l’âme,
à commencer par le comportement du pauvre lui-même, par le fait
qu’il cherche à s’en démarquer, comme on tâche
de s’éloigner d’une maladie honteuse. Mais, c’est précisément
cet état d’esprit qui montre que la pauvreté est un vice
de l’âme ; et c’est par ce vice que cet esprit est pauvre,
pour cela que son effet est celui de la veulerie et non celui de la révolte.
673
Est pauvre, non l’indigent, mais le besogneux. Il porte ombrage à
tout ce qui refuse de se soumettre volontairement.
674
On devrait plutôt regretter ce que l’on ne fait pas, que ce que
l’on fait et qui nous semble regrettable, pour cela qu’il nous est
impossible d’imaginer à côté de quelle embellie nous
sommes passés, tandis qu’on ne saurait éviter les maladresses
qui sont le lot que notre ignorance produit chaque jour. A quoi bon regretter
l’inéluctable ? Tandis que les suppositions, on les remarque inscrites
sur les pierres tombales : « Eternel regret ! ».
675
Epris de remords, on se remplit d’un passé inconfortable qui fait
du présent un cauchemar lancinant, alors que ni les regrets, ni les pardons,
ne sauraient venir au secours de ce que le temps a imprimé dans l’histoire.
On se maudirait si nous n’avions la faculté d’oublier. La
perte de mémoire vous rend plus innocent qu’un nourrisson. C’est
en cela que les repentances de toutes natures n’ont d’objet qu’à
l’esprit mortifié. L’avenir s’en moque.
676
Lorsque l’on observe l’histoire, on trouve bien souvent regrettable
ce que les hommes font, sans soupçonner un instant qu’on en fait
partie.
677
Il n’est rien des idées qui appartiennent en propre à un
individu, mais tout de leur interprétation. D’où les éternelles
disputes : elles sont là pour marquer ce que l’on est, ou plutôt
ce que l’on n’est pas, indépendamment de ce que l’on
fait, ou plutôt de ce que l’on subit.
678
Ne pas donner le bonheur n’implique pas faire le malheur, mais refuser
de donner ce qu’il vous sera reproché l’instant d’après
pour n’être pas resté dans cette disposition si prometteuse.
Ne plus donner ce que votre amour-propre a savouré par ce fait, vous
sera reproché comme de l’égoïsme, là où
seulement vous désirez rompre des liens qui ont perdu tout sens de liberté.
Offrir une part de soi-même, et se retrouver démuni est un non-sens
qui n’arrive qu’aux croyants naïfs. Qu’ils en attendent,
par retour, de la reconnaissance, voilà qui est brader la naïveté
pour une faute.
679
On n’offre jamais que pour soi-même, surtout lorsqu’on a l’impression
de le faire pour le contraire, parce qu’alors à cette disposition,
on y ajoute la crédulité ; ce qui n’est jamais pardonné
!
680
On reproche bien souvent à l’autre, l’interprétation
qu’il fait de nos idées et que nous jugeons erronée. Non
que nous devrions être scandalisés, mais par cela on se trompe
d’interlocuteur, et on s’en rend compte. Ce qui est pour le moins
agaçant. Se rendre compte de passer du temps avec quelqu’un qui
parle une langue qui nous est étrangère et insister dans cette
méprise, c’est cela qu’on reproche le plus souvent à
l’autre. L’impression de se voir voler du temps; ce temps curieux
qui ne nous en laisse pas ; un temps qui nous oblige ; un temps de labeur ;
un temps que l’on calcule en terme de salaire... Quel reproche alors pourrions
nous formuler d’une idée qui n’est finalement pas la notre…
681
Le temps historique a probablement existé, mais alors on ne saurait le
rencontrer que dans les sociétés qui ne connaissent pas le renoncement
de ses actes et de ses idées pour le profit d’un système,
et de ceux qui ont en charge le maintien de leurs conditions manifestement si
enviables et pour lesquels ils ont bâtit ce système ; On ne saurait
le rencontrer qu’auprès de ceux qui ne connaissent pas la résignation
à un système, qui ne connaissent pas la servilité à
un système, qui en ignore la raison objective qui fait d’un tel
système le seul possible. Probablement que ce temps historique s’appuierait
sur le critère du mouvement de la lune, plutôt que sur celui du
soleil, parce qu’elle influence plus fortement les saisons que ne le fait
le soleil, et peut-être aussi, influence-t-elle notre propre psychologie.
Ne dit-on pas que la pleine lune agit sur le sommeil ? On dit justement qu’elle
le perturbe pour ne pas lui reconnaître ses effets potentiellement bénéfiques.
Peut-être qu’à un peuple de la lune, il ne lui viendrait
pas l’idée du profit qui se manifeste si fiévreusement chez
les peuples du soleil, ces peuples qui ont découpés le temps en
fuseaux horaires identiques. On le voit, tout ce qui brille comme le soleil
attire la convoitise et la concupiscence, tandis que le sombre, par nature obscure,
provoque la méfiance et l’inquiétude. Le calendrier, basé
sur le mouvement de la lune, est en permanence remanié pour le rendre
conforme à celui du soleil, non pour lui rendre un éclat qui ne
lui appartient plus, mais pour le rendre conforme aux principes soumis à
l’économie, cette hypothèse qui divise tout en nombre de
perte et de profit, c’est-à-dire en pourcentage. Comment, dans
ces conditions, parler de temps historique sans soulever l’indignation
des maîtres qu’une telle idée déshonore, et provoquer
l’angoisse de leurs valets, si habitués à leurs conditions
?
682
On se désole à l’idée de ne pouvoir circuler à
sa guise ; de ne pouvoir circuler ailleurs que dans un circuit hors duquel il
est dangereux de s’aventurer. Et à y regarder de près, on
ne peut circuler que dans un parcours fléché, qui se répète
sensiblement de la même façon chaque jour, et d’année
en année, d’un domicile que l’on croit avoir choisi, pour
un but que l’on croit s’être déterminé, et qui
se résume à l’agencement de la vie dans un rapport quotidien
qui doit en supprimer les surprises pour ne retenir que la répétition
d’un devoir qu’il nous faut accomplir, puisqu’il nous est
donné cette fantastique impression de croire en être responsable.
Cette sorte de responsabilité, que l’on identifie par extension
à notre liberté, n’est guère plus que la caution
de sérieux qu’on lui attribue, et qui se résume à
un canular de médiocre qualité pour lequel l’idée
de s’en éloigner nous apparaît bien plus effrayante que celle
de s’y maintenir. C’est que nous nous satisfaisons du peu qu’il
nous est donné d’avoir par crainte de n’avoir que le peu
qu’il nous est donné d’être. C’est l’état
de ce qu’on donne pour liberté, c’est-à-dire une soumission
absolue qui ne tolère aucune comparaison, rendant cette soumission INVISIBLE.
683
Il est bon d’apparaître tout d’abord pour ce que l’on
n’est pas et que le commun réprouve ; ainsi, cultiver une défiance
vis-à-vis de sa personne. Ne tolérer aucun goût pour la
séduction, c’est-à-dire, se faire mériter, voilà
qui éloigne la convoitise de l’esprit cupide. A quoi bon, en effet,
le nombre s’il se résume à un seul esprit, et qui est celui
du profit ?
684
A qui n’éprouve pas le désir de dominer, mieux lui vaille,
dans une relation, la complexité d’un individu, que l’unicité
d’une foule, à la condition de ne pas en récuser l’incohérence
propre à tout ce qui est complexe. Pour qui préfère la
cohérence, l’unicité de la foule lui est un paradis : il
lui suffit de s’appuyer sur la médiocrité qu’elle
contient. Le tout est de choisir en fonction de la vertu que l’on se donne,
indépendamment de son contenu.
685
Le propre du vide est d’être ce quelque chose qui le fait y penser.
Ainsi de l’homme moderne, par exemple…
686
Il faudrait attribuer la cohérence des propos en fonction des faits observés,
et non l’inverse comme c’est habituellement le cas ; redonner à
l’idée la pleine saveur que la réduction des faits interdit
par l’autorité de son idéologie. Bien entendu, en disant
cela, je m’adresse à une période historique, une période
de pleine passion, et non à son moment éteint issu de la déliquescence
des passions qui produit la sédimentation de principes rigoureux et autoritaires
incarnés par la cuirasse de l’Etat, et qui ne laisse rien subsister
en dehors de lui. C’est une époque qui manque encore parce qu’il
manque le peuple qui peut la produire, non pas par son absence, mais par sa
conscience, un peuple de la négation qui ne laisse rien en suspens. Je
veux dire que cela manque positivement, comme l’accomplissement d’un
fait qui attend son époque pour apparaître. A l’observation,
tout porte à croire qu’elle apparaîtra dans sa propre néantisation
: le nihilisme absolu.
687
Dans le monde marchand, le mensonge de l’oppression est la vérité
du tiroir-caisse.
688
Un volcan islandais, peu de temps avant le déclenchement des révoltes
qui provoquèrent la révolution dans la France de 1789, s’étant
soudainement et violemment éveillé, a entraîné une
mauvaise récolte et la famine consécutive à ce genre de
catastrophe, révélant du même coup la disparité insupportable
des rapports humains dans la configuration des rapports de classes de ce temps,
créant ainsi les conditions à l’esprit critique de se manifester
avec des arguments devenus enfin incontestables. Où l’on peut voir
que les éléments naturels déchaînés viennent
parfois à la rescousse de l’esprit critique en gestation et pour
lequel il suffit d’une secousse pour se révéler.
689
Le monde moderne est à la merci des caprices de la nature ; d’où
la nécessité, pour lui, de la maîtriser, au besoin en pratiquant
quelques retouches qui peuvent sembler anodines sur quelques gènes ;
mais toutefois, à la condition de ne pas tenir compte de la théorie
des catastrophes, qui en révélerait de manière trop péremptoire
l’impertinence. Dans ce cas de figure, l’ignorance tient lieu de
sagesse.
690
Agir, sans prendre la pleine mesure des conséquences que cela entraîne,
est comme marcher à l’aveugle ; on vas bien quelque part, mais
le souci premier qui occulte tous les autres est d’avancer à tâtons
en présentant un pas après l’autre, avant que de savoir
si c’est la bonne route qu’on a emprunté. Qu’il advienne
un précipice, et on mettra cette évitable catastrophe sur le compte
inévitable des accidents fâcheux, voilà tout.
691
La soumission a changé de forme parce que la domination a changé
de régime ; elle s’est adaptée aux conditions nouvelles
qu’elle dût subir sous la pression de l’évolution des
mœurs d’une classe dominée mais puissante, qui devint la classe
dominante bien que divisée. De l’aristocratie déchue à
la bourgeoisie arrogante, la légitimité d’un pouvoir s’est
calé sur le socle de la démocratie, ce trône sans tête
aux jambes multiples qui transforma l’ignorance de tout un peuple en renoncement
du citoyen.
692
Le vin de la révolte a ses gourmets, comme l’opium du peuple a
ses ivrognes ; de la finesse d’esprit à la grossièreté,
il n’y a pas qu’une différence de façade, mais également
tout ce qui éloigne l’esprit éveillé de l’esprit
assoupi, de celui pour qui la vie est le but qu’il se donne, à
celui pour qui le but est la vie qu’il subit, de la révolte au
consentement…
693
Le plus souvent, on juge du manquement des autres par ceux dont on nous fait
le reproche, plutôt que l’ignorer pour cela qu’il n’est
pas jugement plus stérile.
694
Fixer l’horizon, et ne recueillir pour toute réponse que des mirages…
695
A l’époque des prothèses cardiaques, le cœur a perdu
sa raison sensible pour une raison mécanique : sans passion, mais avec
bonheur.
696
Ne plus penser comme des porcs… Un remède : donner la philosophie
aux cochons !
697
Un espoir insensé : être soucieux de son improbable avenir.
698
Rien n’est plus affolant que ce qui s’éloigne de l’esprit
cartésien ; cependant qu’on en redoute ses effets par la confusion
entretenue entre esprit logique et esprit rigide, entre raison et folie. Douter
d’une pensée qui formule le doute comme principe premier, c’est
cela qui est, à proprement parlé, affolant.
699
Il n’existe pas différente sexualité, mais des rapports
humains érotisés différents.
700
La sexualité est le lieu de tous les fantasmes, parce qu’il est
celui de toutes les censures par cela qu’il est celui de la force et de
la procréation qui engagent toute l’humanité, la première
par le travail et la seconde par la reproduction. Et elle l’engage jusqu’à
l’excès, la première comme production de marchandises, et
la seconde comme surpopulation, mettant en cause l’équilibre écologique
de la planète. L’humanité est arrivée à ce
point étrange où, pour la première fois, elle produit son
propre anéantissement. Du néant d’où elle vient,
vers le néant où elle va…
701
C’est un lieu commun de dire qu’aux animaux domestiques, il ne manque
que la parole, alors qu’à observer la plupart de ceux qui se veulent
être leur maître, on voit bien que la parole est en trop. Le plus
souvent, les coups et les cris suffisent à leur maître pour se
faire entendre sans qu’il n’ait besoin d’user d’une
parole, pour le coup devenue inutile. Beaucoup s’identifient à
leur animal au point qu’ils leur préfèrent cette compagnie
à celle d’un autre être humain. Quand l’être
humain est plus proche de l’espèce animale que du contraire…
702
L’humain : l’effondrement de l’espèce par la domestication
de son animalité.
703
La domination des uns sur le plus grand nombre est basée sur l’ignorance
d’abord, la faiblesse ensuite, le renoncement enfin !
704
De tous temps, les hommes de ce qu’on appelle les civilisations, se sont
évertués à élever le combat au niveau d’un
art. C’est vrai de l’Europe médiévale comme de l’Extrême
Orient ancestral. Combattre avec panache afin d’élever la victoire
au niveau des beaux-arts de sorte à dominer avec le secours de la justice...
Quand la morale sert les penchants du plus bas des instincts, celui d’asservir
en justifiant la domination…
705
Les guerres modernes sont faites d’abord pour être vues. Rempli
de la morale qui garantie leurs raisons, elles se présentent comme le
panache d’un combat qui justifie la servitude du vaincu par l’autorité
du vainqueur ; ainsi rendre possible les raisons de l’asservissement par
l’esthétique des images.
706
La guerre est le détournement de l’esprit qu’anime la révolte
afin de le neutraliser et le soumettre au service de l’esprit réactionnaire,
cet esprit qui défend sa force afin de dominer.
707
Les guerres de là-bas sont la pacification d’ici.
708
Il y a sous nos latitudes pacifiées, comme une déclinaison de
la domestication qui nous fait accepter la domination afin de ne pas reconnaître
notre sentiment d’impuissance à l’égard de notre propre
vie. Nous dissimulons ainsi ce sentiment afin de le charger de positivité,
ce comportement qui nous fait contempler les choses les plus futiles en ignorant
les choses inacceptables, et cela convient à la sûreté de
la tranquillité de notre esprit que ce point de vue prédispose.
Se soumettre à l’apparence afin d’apaiser une inquiétude
que la vérité démasquée risque de provoquer et ainsi
ébranler des convictions somme toute peu assurées. Mais, en ce
cas, on se consolera en arguant de son ignorance, et quoique alors il soit bon
de se mettre en mémoire ce mot de Rabelais : »Ignorance est mère
de tous maux. »
709
A s’observer de près, de quoi sommes-nous capables de nous accommoder,
sinon de superflu ? D’ailleurs, notre imprudence nous fait ignorer les
choses sérieuses, et c’est là que nous sommes convaincus
de notre sagesse.
710
Il m’est arrivé de me demander ce que c’est qu’être
épris des meilleurs intentions, et j’ai bien souvent pu observer
que c’est la permission que l’on s’accorde d’être
publiquement un imbécile.
711
Parvenir à l’âge de raison, et découvrir avec stupeur
que l’avenir se réduit à n’être qu’une
succursale de son passé…
712
Première audace, dans la vie : tout refuser, net. Et se rendre compte
que cela ne change rien, voilà qui renforce notre conviction de se placer
dans le refus. A quoi bon en effet, accepter quoique ce soit, si cela revient
au même qu’à son inverse ?
713
Est-il seulement possible de refuser une seule des dispositions qui nous incommodent,
sans risquer d’aggraver une situation que rien déjà n’embellit
? C’est de l’inquiétante réponse à cette question
que provient notre disposition à nous soumettre, croyant mieux d’être
ce que l’on est malgré sa petitesse, plutôt qu’aspirer
parvenir à autre chose autrement plus ambitieux, mais aussi plus périlleux.
Cependant, ce n’est pas la sagesse, là, qui nous conduit, mais
la crainte.
714
Bien souvent on fait passer la crainte pour de la sagesse, croyant abuser l’autre,
alors que ce n’est que soi que l’on dupe
715
Il est un fait dont on ne se consolera jamais, c’est que nous sommes tous
phobiques. Et cela se remarque à la fixation que l’on dispose sur
un prétexte qui fini par nous encombrer, mais dont on convient qu’il
traduit notre nature, alors qu’il ne fait que trahir une habitude obsessionnelle.
A cette remarque, on change parfois de prétexte, et cela suffit à
abuser notre entourage, toujours disposé à vouloir de nous de
la nouveauté parce qu’il s’ennuie, lui-même, de ses
propres phobies. Ainsi chasser une obsession pour une autre et paraître
se renouveler…
716
Au début, on avance dans la vie, rempli d’une confiance qui frise
la naïveté, puis vient le mépris ou la jalousie de ceux que
l’on rencontre, selon le niveau d’échec social dont on dispose
et le sentiment de jalousie ou de sarcasme que cela éveille, cependant
que l’on se croit investi des meilleurs sentiments, alors qu’il
y manque celui dont il faut s’emparer au plus tôt afin d’affronter
le monde : le respect. Cela ne retire rien du mépris ou de la jalousie
que l’on éveille, mais les possibilités de nuisance seront
amoindries par l’autorité que le respect impose.
717
La ruine d’un empire, pourtant craint lors de ses jours fastes, éveille
un sentiment de compassion à son égard, ayant cette étrange
impression que sa déliquescence le rend plus humain parce que soudainement
fragile, comme nous identifions l’humain à sa fragilité
en lui retirant sa force. Comme s’il n’était pas pensable
que la force appartienne à l’humain, et bien que l’on conçoive
que le malheur appartienne au vaincu. Et sans doute, ce que nous redoutons le
plus, ce n’est ni la force d’un empire, ni sa faiblesse lorsque
son temps est venu de disparaître, mais la responsabilité de le
combattre, alors qu’il est en pleine vigueur, et le sentiment de se retrouver
soudainement libre, alors qu’il s’écroule ; passer de l’autorité
d’un père violent que l’on combat, à l’état
d’orphelin qui nous laisse démuni devant notre espace devenu si
soudainement ouvert…
718
De devoir combattre et vaincre, provoque notre malheur pour cela qu’il
ne convient pas d’achever ce que l’on a si vaillamment combattu,
sans que l’honneur qu’il nous est attribué par cette victoire,
ne se retrouve entaché du déshonneur d’en profiter. Du malheur
d’être soumis à celui de se libérer, s’en attribuer
la responsabilité annonce des ennemis nouveaux, non parce que chacun
désire vivre sous un joug, mais pour la raison que tous préfèrent
la tranquille illusion de se sentir libre malgré ce joug. Et c’est
la désillusion que provoque notre victoire qui nous est reprochée,
plutôt que la crainte de ne pas voir un jour nos chaînes se briser.
719
La volonté n’est d’aucune force lorsqu’il y manque
la liberté qui donne le pouvoir d’en exécuter l’idée.
720
Il est faux de penser que l’on peut dès l’instant que l’on
veut, parce que ces deux termes n’ont aucun rapport de cause à
effet, qu’il ne suffit pas de vouloir pour être gratifié
de pouvoir, et que par ailleurs, la force ne dispose pas nécessairement
de la volonté.
721
Il est des idées qui ruinent leur portée par une trop grande divulgation
; cela les réduit à de la vulgarisation, mettant les rieurs et
les dévots face-à-face, sans soupçonner un instant de l’urgente
importance à en comprendre le sens. Il en est ainsi du conseil si pertinent
de Rabelais pour qui, « science sans conscience n’est que ruine
de l’âme ». On ne peut que constater, non sans un certain
effroi, son contenu prémonitoire, et la légèreté
avec laquelle ce mot est compris.
722
La vie n’est peut-être qu’une fiction, mais c’est la
seule à laquelle il est opportun de croire vraiment.
723
La parole est confisquée par les professionnels du médiatique
; lesquels nous la reversent, mais sous forme de morceaux choisis, rendant inintelligible
son contenu réel et ce qui l’a amenée. Ainsi divisée,
la parole n’appelle plus que le jugement orienté de celui qui l’entend,
à défaut qu’elle informe réellement de ce que notre
attention doit se préoccuper afin d’en éviter les inconvénients
ou, à l’inverse, d’en tirer les leçons qui nous profitent.
724
Derrière le médiatique, il ne peut exister de parole vraie parce
qu’aucune n’est fausse absolument. Elle informe seulement d’une
idée dont on ne peut rien faire, pas même d’en émettre
un avis qui donnerait tout son sens à l’attention que nous portons
à l’écoute de cette idée, parce qu’il est impossible
d’agir dessus.
725
Une idée dont on ne peut rien faire que seulement l’entendre, est
une idée stérile que l’on peut ignorer sans que rien ne
change.
726
La raison du médiatique est d’occuper l’esprit dans un seul
sens, celui de l’organisation de ce monde, dont on peut dire qu’il
en est le porte-parole.
727
On écoute la voix de son maître qui est celle du médiatique,
non parce qu’on y croit, mais par défaut, parce qu’elle est
la seule voix qui se fait entendre, ayant confisquée la parole, de sorte
que hors d’elle rien ne doit pouvoir s’énoncer avec le sérieux
demandé, rien ne doit apparaître pour une véritable information,
rien qui ne puisse être critiqué sans être aussitôt
calomnié. Le médiatique est l’alpha et l’oméga
du discours qui n’en tolère aucun. Et c’est cette intolérance
qui lui donne le sérieux qu’il affiche.
728
Il n’est rien de la raison du médiatique qui n’appartient
à la raison humaine, et tout de la raison marchande. En cela le médiatique
est d’abord la parole du monde de la marchandise, le témoin de
son déroulement, et pour lequel l’homme n’est qu’une
anecdote, un intermittent dans ce spectacle mercantile.
729
Le médiatique ne ment jamais, parce qu’il ne lui appartient pas
d’énoncer quelque vérité que ce soit et qu’un
mensonge pourrait dérober, atténué ou transformer ; mais
seulement de confisquer la parole, afin d’occuper le terrain qu’occupe
habituellement l’esprit, pour la resservir privée du vivant qui
l’anime.
730
L’homme n’est qu’un point de détail de l’histoire
du monde des marchandises, mais un point de détail pensant, d’où
l’importance que sa parole soit confisquée par les professionnels
du médiatique ; ont ne saurait le regretter parce qu’ils sont programmés
pour cela par la fonction qu’ils occupent, et dont la nature est de capter
l’attention afin d’en neutraliser les effets.
731
La fonction principale du médiatique est l’occupation de l’esprit,
comme un corps étranger occupe un terrain devenu, pour le coup, pathologique.
732
Le médiatique est le pathologique des relations humaines.
733
Le médiatique traite de l’information, c’est-à-dire
de cette partie de la connaissance qui traite de l’anecdotique afin de
vider à la connaissance son contenu historique, ce contenu qui lui donne
l’intelligence de sa réalité. C’est qu’il convient
à l’information d’être oubliée sitôt énoncée
; ainsi paraître vrai indiscutablement.
734
Le savoir médiatique rempli le vide de sa qualité par sa quantité,
de sorte que seul est important le flot d’information, non son contenu.
735
Le principe du médiatique est entièrement contenu dans la rapidité
à propager un renseignement, indépendamment de la vérification
de son exactitude, parce que son but n’est pas d’informer mais d’occuper
le terrain du raisonnement afin d’en neutraliser l’esprit critique.
736
L’information de terrain n’est que le terrain de l’information.
737
Pour le médiatique, ce qui n’apparaît pas n’est pas.
738
Il est possible, comme le faisait remarquer Stendhal, que la conversation est
une bataille, mais alors elle doit emporter la conviction de celui qui finit
d’avoir tord face aux propos de celui qui, dès le début,
croit avoir raison avec des arguments qu’il veut décisif, car c’est
l’habileté, bien plus que la véracité, qui donne
là le succès recherché. Et c’est le succès
qui donne aux propos leur valeur, non la vérité de leur contenu.
Une joute oratoire n’est rien d’autre.
739
Il n’appartient pas à un jugement de déterminer le réel,
mais seulement une interprétation du réel. En cela, on peut accorder
au jugement sa justesse, mais non sa justice.
740
On juge bien souvent l’autre pour le tord qu’il a de ne pas avoir
les mêmes goûts que vous, et nous le sommes en retour, pour le jugement
que nous lui avons porté. Dès lors, des deux, le plus convaincant
n’est pas le plus juste, mais le plus puissant.
741
Entre coupable et victime, il n’y a bien souvent que le revers d’une
fortune pour le préciser. Voyez ce parvenu qu’hier encore, il mendiait…
Et ce nouveau pauvre, qu’hier encore avait son dédain pour seul
panache…
742
La parole du médiatique est une propagande sans idéologie, n’ayant
besoin que d’occuper l’esprit, non de le convaincre de quelque chose.
Sa vérité est sa seule présence, et ce qu’il produit
ne sert que de prétexte à justifier cette présence. C’est
pourquoi la propagande du médiatique est aussi vite oubliée qu’elle
est apparue.
743
A l’autel du médiatique, beaucoup de morts sont sacrifiés
; et c’est à la quantité de cadavre que l’on doit
reconnaître l’importance d’une information, non à une
analyse que le médiatique se refuse par déontologie, d’élaborer.
744
Le médiatique sert toujours l’intérêt des bas instincts.
Il suffit pour s’en convaincre d’aller là où l’odeur
se fait pestilentielle ; un médiatique, le plus souvent, s’y trouve
non loin. On ne saurait le lui reprocher, il ne fait là qu’exercer
la raison pour laquelle il est programmé, sa vocation de prédateur.
746
Le médiatique contient une richesse de renseignements qui appauvrit le
raisonnement, parce que sa vocation n’est pas d’instruire mais de
produire de l’information à des fins qui garantissent le maintien
du monde dont il porte la parole, dans la durée.
747
Voulant s’informer de quelques aventures publiques, nous avons la faiblesse
de nous accommoder de renseignements provenant de médiatiques, croyant
un instant au sérieux de leurs sources, plutôt que de se laisser
guider par la prudence en les évitant soigneusement, et s’en tenir
à notre flair. Non que par cette prudence, nous puissions imaginer détenir
ailleurs des informations de meilleures mains, mais déjà nous
éviter leurs pollutions redoutables, faites de bruitisme et de principes
orientés, où le mensonge se le dispute à la dissimulation.
Enfin, quelle information pourrait égaler en importance celle que préoccupe
notre vie, et dont on peut dire qu’elle est plus proche de l’expérience
qui s’inscrit dans la durée en évoquant l’apport de
la critique, que de la contemplation d’un événement rapporté
par un médiatique ? Là, il faudrait être bien fou pour se
négliger jusqu’à ce stade de l’ignorance, en nous
en remettant dans des mains expertes dont tout le souci est d’être
payé à cela.
748
Vouer son temps à consommer du médiatique, le soustrait de celui
qu’il reste à vivre. Se consacrer à l’un, et…
sacrifier l’autre.
749
Carl Cross, traducteur anglais du XX° siècle d’auteurs français
du XVII° siècle, dont Pascal, fût également un agent
du MI 5, un service très spécieux anglais, et un temps soupçonné,
mais à tord, d’être le cinquième homme d’un
groupe qui espionna la Reine d’Angleterre pour le compte de l’ancien
KGB. Où l’on voit que, selon le point de vue que l’on adopte,
la prudence invoquée par les lectures d’auteurs français
peut mener à la vigilance accrue de l’espionnage, ou à l’inverse,
l’espionnage à la découverte des penseurs contemporains
de Pascal… A moins de constater avec Debord que des espions peuvent devenir
traducteurs d’auteurs du Grand Siècle, et des révolutionnaires
devenir des agents secrets.
750
Le monde moderne existe d’abord parce qu’il sait faire oublier son
origine. Ainsi se faire admettre pour ce qu’il montre, à défaut
de l’être pour ce qu’il est. Rompre avec le mouvement de l’histoire
par l’embellie du présent.
751
Ce cynisme qui fait dire que la mémoire est courte…
752
Quelle inconscience que de récuser ce qu’on fait sans jamais s’en
départir ; évoquer sa liberté en invoquant sa soumission…
753
Voulant se redresser, après s’être rendu compte de notre
joug, nous nous devons de faire de tout notre passé décomposé,
un présent restauré. Mais, c’est au prix de risquer sombrer
dans la déréliction qui ne manquerait pas, par cette soudaine
conscience, de se dresser devant notre volonté… Comme d’être
tout heureux d’avoir ouvert les yeux pour s’apercevoir du spectacle
insupportable qu’il nous est donné de contempler. L’effroyable
apparition de la conscience…
754
Si le mouvement qui mène vers l’apparition de la conscience suppose
suivre des chemins douloureux, alors rien n’aurait de sens. Concevoir
le mouvement qui mène vers la liberté comme une épreuve
douloureuse, interdit du même coup toute velléité de vouloir
s’éloigner de ce qui nous maintient dans l’arbitraire et
que l’absence de conscience entretient.
755
L’idée de liberté est une idée du plaisir ; et rien
n’est plus calomnié que le plaisir, à commencer par l’idée
qu’il transmet des maladies par le sexe et qui souillent le sang ; d’où
les innombrables obstacles qui s’opposent à sa jouissance. Ils
se trouvent en travers afin de confondre la liberté avec les maux les
plus effroyables que l’humanité peut rencontrer. La liberté
évoque, tour à tour, un délire de destruction incompatible
avec le travail que l’abus policier identifie à la vie, une sexualité
pervers et maladive, un état morbide permanent qui produit la famine
et se développe par une absence d’hygiène, un désordre
absolu provoqué par des guerres intestines, l’égoïsme
et la paresse partagés par le plus grand nombre… Il se trouve cependant
que, par une coïncidence troublante, ces adjectifs évoquent l’état
du monde chrétien moderne, pour lequel on se convainc de la liberté,
dans les régions d’appellation démocratique contrôlée.
756
Le Principe de Réalité, si cher à la psychanalyse, jugule
la liberté en la soumettant à l’appréciation de ceux
dont tout le rôle se résume à l’exécution d’un
pouvoir. Mais, qu’est-ce qu’une liberté soumise à
un principe, fusse celui de Réalité, lequel ne saurait rendre
compte de la réalité puisque rattaché à un principe
? La psychanalyse ne serait-elle pas la nouvelle morale chrétienne venant
au secours de l’ancienne, laquelle a échoué à se
faire passer pour la seule idée digne de figurer dans les manuels de
l’instruction publique dont les établissements d’enseignement
devaient en garantir la diffusion ? La psychanalyse au secours du christianisme…
757
De l’absurde impossibilité de donner un nom au seul démiurge
qui a créé l’espèce humaine, la psychanalyse a détourné
cette difficulté apparente en le remplaçant par un autre, non
moins tout aussi énigmatique et absurde, mais qui présente l’avantage
de nous faire croire qu’il nous appartient, celui d’inconscient,
et dont la caractéristique première est de n’avoir aucun
sens, semblable en cela au dieu de la Bible. Lorsque l’inconscient s’empare
des idées du ciel, ou la psychanalyse venant au secours de la religion
en ayant recours à l’art de la dialectique pour nommer l’ineffable…
758
Dans la rivalité, la force appartient à celui qui aura su désorienter
l’adversaire le premier, et non à celui qui l’aura terrassé,
car alors il lui sera reproché l’emploi d’une force inélégante
qui cache un but inavouable. Dans la guerre moderne, où l’ennemi
n’est pas défini par ses ambitions, mais par l’intérêt
qu’on lui porte, la mesure justifie une victoire que la démesure
annule.
759
Fixer l’adversité dans la stupéfaction, est le premier stade
de la guerre moderne. Le second étant de profiter de cette surprise pour
s’emparer de sa force, et ainsi l’amoindrir. Aller jusqu’à
l’anéantissement est une faute à laquelle succombent les
novices dont tout le tord est qu’ils se soumettent à leur orgueil.
La conséquence étant qu’il leur sera reproché cette
facilité comme on reproche un caprice, ce qui ne convient pas à
la morale qu’une victoire exige pour être légitime.
760
Dans la guerre, la morale est un moyen. En ignorer sa portée est une
faute qui ne sera pas pardonnée une fois la paix revenue, parce que dans
la paix, la morale est un but. Quelque soit ce que l’on peut en penser
par ailleurs.
761
Sous nos latitudes « démocratives », la vie est médiocre
à défaut d’être affreuse ; et cela marque une différence
essentielle : la médiocrité n’engage pas la révolte
que produit l’horreur et la souffrance, et que la répression écrase,
mais seulement la bassesse que la soumission excuse. Et cet état de répugnance
est parfaitement supportable, à défaut d’être ragoûtant.
762
Il arrive de considérer un acte comme parlant de lui-même. C’est
là une considération erronée en ceci qu’un acte ne
peut avoir de sens qu’en fonction de l’interprétation que
chacun lui attribut selon les circonstances qui l’ont fait apparaître,
et notre disposition personnelle, de sorte que deux actes similaires peuvent
être produit d’idées antagoniques, et deux actes incompatibles
peuvent rendre compte d’idées aux similitudes troublantes. C’est
justement la vocation des tribunaux de s’être emparés de
cette contradiction insurmontable ; ainsi, ils sont sûrs de leur nécessité,
à défaut de s’assurer de leur justice.
763
La vertu est le moyen pour le riche, de justifier sa puissance, et pour le gueux,
de justifier sa soumission.
764
On sait maintenant que les planètes du système solaire sont inhabitables
sauf la terre, que l’on s’acharne pour le coup à rendre tout
à fait inhabitable, non par un cynisme qui élèverait le
sordide au niveau d’une philosophie ; ce serait porter l’intelligence
au-delà de toute raison, mais par nécessité de pure logique
qui donne au profit la légitimité de son exercice en organisant
la pénurie et en produisant des déchets toujours moins transformables.
Il ne peut y avoir de profit que là où la nécessité
fait loi ; transformer l’abondance en pénurie. C’est que
le profit s’établit toujours sur les ruines des obstacles que sa
nature produit inévitablement.
765
Le travail est cette activité très spéciale qui produit
de la richesse en produisant de la pénurie.
766
La liberté est un continent à conquérir ; non l’expression
farfelue d’un caprice spontané.
767
Désirer la liberté commence par la conscience de son absence.
768
Nul n’est tenu de vouloir vivre libre ; mais, nul n’est tenu d’empêcher
quiconque de vouloir vivre libre.
769
On se dit bien souvent qu’il est inutile de rêver vers des rivages
lointains, de scruter l’horizon à la recherche d’une terre
nouvelle, de partir vers l’inconnu, parce qu’on emmène avec
soi le fardeau dont on ne se débarrasse jamais d’une vie devenue
indésirable ; et il en va ainsi en effet, mais alors qu’à
rester sans jamais tenter de s’évader, on finit par n’être
plus que ce fardeau que l’on finit par chérir à défaut
d’en changer.
770
A s’y méprendre, on pourrait craindre, dans l’incarcération,
d’être seulement privé de liberté, c’est-à-dire
du peu qu’il nous est donné de consommer en dehors du travail.
L’incarcération, c’est autre chose. Ce n’est pas la
privation de liberté par comparaison à celle que procure le salariat,
mais la négation de ce qui fait un individu, sa personnalité,
l’essence même qui le distingue de chacun, le mépris de la
vie, et non la seule fixation de la vie comme on la rencontre dans le salariat.
Le salariat est un système de blocage qui fixe les individus ; l’incarcération
est un système d’anéantissement de l’individu. Il
y a, de l’un à l’autre, toute la distance qui éloigne
la soumission de l’enfermement ; de l’inhibition à l’impuissance
; de la crédulité au nihilisme.
771
L’idée d’emprisonner la vie est conforme avec celle de la
convoiter ; l’une permettant à l’autre la possibilité
de s’en approprier les manifestations les plus utiles à l’établissement
du pouvoir de ceux qui veulent régner afin d’en jouir pour leur
seul compte. Mais, c’est méconnaître qu’agir ainsi
provoque aussi l’effondrement de leurs propres ambitions par cela que
tout ce qui réduit la vie pour son propre service, amoindrit du même
coup ce qui l’en fortifie, de sorte que, de pouvoir, il n’en reste
qu’un socle bien fragile qui nécessite en permanence d’être
renforcé. D’où la course immodérée vers la
puissance absolue. Et si elle ne garantit pas un maintien permanent de son programme,
au moins en permet-elle l’exécution immédiate. Le temps
d’un carnage…
772
Il en est des maladies comme pour tout ce qui vient de la raison ; on en néglige
l’origine pour ne se consacrer qu’à ses manifestations morbides
; et l’on se retrouve bien étonné de n’avoir pour
résultat qu’une victoire qui annonce des échecs autrement
redoutables. C’est que colmater une brèche ne supprime pas ce qui
l’a provoquée.
773
Le pire dans le mieux est toujours mieux que le mieux dans le pire ; mais, celui
qui perd dans le mieux ne reste pas maître face au pire ; il devient ce
pire qu’il redoute.
774
Il n’est de victoire qu’en rapport avec ce que l’on en fait,
avec ce qu’il en est jugé de son résultat, non de la puissance
dont on peut jouir sur le coup, ni de l’effondrement d’un ennemi
que l’on provoque par l’exercice de la puissance, mais de la beauté
que l’on érige avec l’appui de cette puissance.
775
Faire croire que l’on connaît quelqu’un pour l’avoir
rencontré quelques fois au détour d’un ennui, alors qu’on
a fait qu’en emprunter quelques propos afin d’occuper cet ennui…
776
« La véritable cause de mon alcoolisme, c’est la laideur,
la déroutante stérilité de l’existence qui nous est
vendue. » depuis Malcolm Lowry, on ne saurait mieux dire les raisons qui
amènent à la beauté de son propre assassinat.
777
Dans le malheur, l’obsession c’est d’arriver à croître,
et survivre.
778
Il n’est rien de plus ductile que la lâcheté ; rien ne peut
en venir à bout, pas même le courage.
779
La lâcheté des uns se fortifie du courage des autres.
780
Le lieu commun voit dans un meuble, outre l’usage pour lequel il est fait,
sa beauté ou sa laideur en fonction des modes et des sensibilités
auxquelles il est soumis. C’est là les seules qualités qu’il
retient. L’ébéniste y distingue essentiellement ses défauts.
L’artiste transcende l’ensemble. Aussi, qu’importe le point
de vue si l’ignorance des uns vaut l’erreur de l’autre. C’est
l’essence de l’Art que d’ignorer ces contingences pour une
idée autrement plus élevée, et qu’il n’appartient
pas à l’usage de déterminer, parce que l’Art, par
définition, n’a pas d’usage.
781
Qu’y a-t-il de plus affreux qu’un objet réduit à sa
stricte fonctionnalité ? Seul ceux dont tout le goût est de n’en
avoir pas peuvent s’y complaire ; les autres s’y brisent les yeux.
Sans doute, dans le monde de l’utilité mieux vaut être aveugle
de l’esprit et ne garder les yeux que pour leur fonction ; la poésie
n’est pas pour eux.
782
Un abaissement des esprits s’observe dans la contemplation de l’architecture
moderne, qui évoque un monde carcéral où le fonctionnel
est l’élément principal de sa structure. Il serait déplacé
de se plaindre de son manque visible d’esthétique, parce que l’esthétique
est dans sa fonction. Quand l’art se met au service de l’utile,
une part de rêve s’évanouit, pour le retrouver, mais sous
forme de cauchemar.
783
Il est trop tard pour s’informer des prédictions de George Orwell
; « 1984 » est déjà passé, et l’an deux
mille a commencé avec la troisième guerre mondiale, dans le Golfe
de mille neuf cent quatre vingt onze. Bienvenue dans un monde meilleur !
784
Si auparavant, les restrictions du prince étaient faites du renoncement
de ses serviteurs, aujourd’hui elles ne sont que le produit de l’illusion
de vivre dans l’abondance, avec la liberté de choix qui réduit
d’autant l’autorité du prince, sans toutefois la supprimer.
C’est ce que découvrent les salariés lorsque le mépris
de leurs conditions est brutalement rendu visible. Cependant qu’aucune
révolte n’est à en attendre. Ce n’est pas de l’esclavage
dont on souffre, mais du mépris qui déstabilise le servage. L’animal
ne demande qu’un bon maître ; non de s’en affranchir, parce
qu’il ignore tout de la liberté, tandis que le servage est une
condition apaisante qui oublie le passé, et imagine l’avenir à
défaut de vivre un présent qui ne lui appartient pas.
785
« Etre un homme utile m’a toujours paru quelque chose de bien hideux.
» On ne saurait contredire Baudelaire sans se mépriser aussitôt.
786
Dans le monde de la petitesse, il est flatteur d’être plus inutilisable
qu’enviable.
787
Le scepticisme prévient de l’excès d’optimisme, mais
non de celui d’enthousiasme. La prudence ne va pas jusqu’à
nier le désir qui nous accompagne, sauf pour celui dont la prudence ne
suffit pas à sa discrétion ; il agira comme une censure, sans
toutefois aller jusqu’à le reconnaître ; tout l’art
d’imposer son dicta par prévenance…
788
Les insensés d’hier sont les fanatiques d’aujourd’hui,
et les martyrs de demain.
789
Les idées que l’expérience démontre comme justes,
sont plus approuvées que suivies.
790
Seules sont entendues, les idées qu’une autorité reconnue
impose.
791
On suit les idées qu’impose une autorité, non pour leur
valeur, mais par crainte. Et cela seul détermine la valeur d’une
idée ainsi proposée.
792
La nature d’une autorité est de montrer qu’elle est vraie
à défaut de le démontrer, car alors le risque serait grand
pour elle d’exposer le contraire.
793
On ne discute d’idées que de celles qui n’ont pas d’effet,
c’est-à-dire de celles qui appartiennent à l’esprit
des lois, parce qu’elles ne peuvent engager quoique ce soit, étant
neutralisées par cet esprit que la prudence avait dès avant évité
de négliger. Dès lors, il est bien aise, en France de disposer
de la liberté d’expression et de la polémique que cela produit.
794
La liberté de la presse est celle de vassaux dont la fonction est d’écrire
ce qu’il est bienvenu de faire entendre, en se réservant une marge
pour ce qu’il est considéré comme malvenu de rendre public,
mais que tout le monde s’accorde à tolérer. C’est
ainsi que cette forme spéciale de liberté admet comme critique
ce qui se réduit finalement à n’être qu’une
contradiction.
795
Confondre polémique et critique ; liberté de la presse et presse
de la liberté…
796
Etre capable de transformer le dégoût en hostilité, le bon
sens voudrait qu’une telle destinée appartienne au gueux que rien
ne semble chérir. Mais, le bon sens est toujours le plus mauvais, et
qu’à y regarder de près, rien n’inquiète plus
le gueux que l’esprit d’hostilité. Non qu’il y voie
le risque d’obtenir bien pire par une défaite qui n’est pas
enviable, et que des représailles inévitables aggraveraient, mais
bien parce qu’il ne voit pas en quoi il devrait se révolter, étant
seulement envieux de destins qui se montrent plus resplendissants, et pour lequel
il croit pouvoir en obtenir une partie par l’effort qu’il consent
à se vendre dans un emploi. Lorsque l’envie tient lieu de projet…
797
Dans les conditions où il suffit de se contenter de peu, en quoi ouvrir
les hostilités serait une solution ? Ne serait-elle pas plutôt
ce qui risquerait de troubler ce qui se montre finalement pour une bien agréable
tranquillité ? Préférer la tranquillité à
l’ambition, voilà tout ce vers quoi aspire le commun, pour un médiocre
bonheur, cependant. Mais il n’y aurait pas à s’y opposer
si une telle disposition ne provoquait le malheur de celui pour qui vivre est
une dimension autrement plus charpentée, et que la médiocrité
de la tranquillité entrave dans son aspiration.
798
Quand la résignation l’emporte sur la révolte, l’enthousiasme
se tarit et la force s’amoindrit par défaut d’affrontement,
anéantissant l’espoir par défaut de victoire, conservant
une vie que l’on ne saurait comparer à rien d’enviable, et
quoique rien n’en soit véritablement détestable.
799
La résignation conserve l’esprit dans le formol de la médiocrité.
800
Le temps n’est plus celui qui consacre à la réflexion, mais
celui qui soumet l’unité humaine à la mesure marchande,
en conformité avec la maxime célèbre : Le temps, c’est
de l’argent. Il est loin le temps qui restait à ceux-là
mêmes qui n’avaient pas de demeure. Nous ne connaissons que celui
dont l’habitat est divisé en fonction de son usage, de sorte que
s’il y a un temps pour chaque chose, ce n’est que dans l’ordre
chronologique de l’organisation qu’impose le monde du travail. Ainsi,
dans une maison, chaque pièce est utilisée pour le moment qu’il
convient à son usage, en fonction du labeur salarial qui le soumet. La
chambre à coucher n’est visitée que le temps du repos, et
la cuisine se réserve celui qui se trouve intercalé entre le temps
du repos et celui du travail ; le salon, pour le temps de loisir, et la salle
de bain, pour le temps coincé entre celui du réveil et celui de
la cuisine. Imaginer avoir son temps, et ne le vivre que par l’organisation
d’un système.
801
On se surprend parfois à se dire, vis-à-vis d’un travail,
qu’il nous faut le faire vite fait, bien fait, alors que c’est une
activité qui nous échappe d’un temps qui ne nous appartient
pas.
802
Courir en permanence revient à se retrouver dans un système de
fixation, par cela que courir interdit la flânerie.
803
La vie qui se réduit à une course contre le temps, n’est
qu’un temps qui se réduit à une course contre la vie.
804
Se presser, et… arriver plus vite vers son précipice.
805
Prendre le temps de humer l’atmosphère, seule la flânerie
en offre la possibilité, non l’allure précipitée.
On pourrait croire, en accélérant le pas, y passer moins de temps
et donc le retrouver par ailleurs afin de le consacrer à la promenade
solitaire ou à l’amour. Cependant qu’on ne le retrouve pas,
parce que ce qui nous oblige à précipiter le pas est de même
nature que ce qui provoque ce temps, un temps raisonné étranger
au temps raisonnable, un froid calcul contradictoire avec la rotation de la
terre et qui nous oblige à tricher sur l’heure qu’indique
le cadran solaire, de sorte que ce qu’on distingue entre l’heure
de l’été, et celle de l’hiver, ce n’est pas
la longueur de la nuit ou le soleil qui réchauffe le jour et marque les
saisons, mais le prix qu’il faut payer. C’est que, entre le temps
des saisons et celui du travail, on passe du temps de la poésie à
celui de l’économie.
806
Perdre son temps à le gagner, plutôt que le passer à vivre…
807
Dans le monde mesquin de la modernité, l’unité du temps
est la monnaie, et non l’horaire.
808
Le temps d’hier qui faisait dire à Ronsard que ce n’est pas
cela qui s’en va, mais nous qui nous en allons, s’est depuis métamorphosé
en un temps qui nous fixe, comme en plan séquence, en une succession
de moments identiques, malgré sa légèreté lorsque
c’est l’amour qui s’en mêle, et sa lourdeur lorsque
c’est le travail qui le confisque. Il n’est plus qu’un instrument
de servage dont s’est emparé l’ordre monacal de l’Etat
afin d’y soumettre l’espèce humaine, la privant ainsi d’un
temps naturel, dont l’apparent mouvement du soleil fut le critère,
pour le retrouver, mais parer de la panoplie mécanique de sa fonction.
Ainsi plus rien n’échappe à ce temps et sa froide logique,
pas même les fous dont la nature est d’être hors du temps,
et qui se retrouvent à devoir prendre des calmants à un horaire
précis. C’est aussi que la mécanique du temps, parce qu’elle
se nourrit de rentabilité, ne saurait faire quoique ce soit du temps
des poètes, parce qu’ils se nourrissent de sensibilité.
809
Tout ce qui est critiqué, mais qui n’est pas dépassé,
se retrouve reconstitué, mais amoindri de ce qui en a provoqué
sa critique, de sorte qu’il n’en reste que l’illusion. Ainsi
débarrassé de ce qui pouvait en produire sa défaillance,
tout continu avec ce goût de l’artifice qui fait de la séduction
une gourmandise vidée de son programme, sans projet autre que celui de
perdurer. Pris au piège de l’artifice, qui ne verrait dans quoique
ce soit d’authentique qui se perdure, autre chose qu’un morne ennui
qui ternit les couleurs, et refroidit les passions… Non que ce qui est
authentique nous effraie, mais au regard de l’artifice, il n’est
rien d’authentique qui puisse en assurer une infinie séduction,
une infinie variété.
810
Il n’est rien de nouveau qui n’effraie, par cela qu’étant
inconnu, le sentiment de se sentir comme désarmé, et donc livré,
nous déstabilise plus sûrement que ne le ferait une adversité
rendue habituelle par ses manifestations récurrentes. Autrement, la nouveauté
se manifeste dans la restauration d’un ordre ancien dont il convient d’en
changer la forme pour l’admettre comme nouveauté. Changer d’accessoire
afin de croire changer de l’habitude, et s’en trouver comblé,
tel est la destinée domestiquée de l’espèce humaine
des contrées pacifiées. Qui s’en plaint est moqué,
puis vient le temps du mépris, jusqu’à ce qu’en advienne
le temps de l’effroi, mais alors il est trop tard.
811
Méfions-nous des idées qui ne sont pas défendues avec véhémence
; soit que leur nature est spongiforme, soit que l'auditoire y est tout acquis,
s’interdisant par ce fait toute réflexion critique qu’une
joute verbale ne ferait que rendre ridicule. Au reste, il n’est d’idée
vraie, que la conviction de ceux qui l’emportent contre ceux qui hésitent.
812
Appréhender la force de l’amitié à la dose de non-dit
qui s’interpose, par la déflagration d’un sourire. C’est
la mesure d’un équilibre qui fait qu’en deçà,
il n’y a rien et qu’au-delà, on est dans le registre de la
passion.
813
Aménager les susceptibilités garantit la durée d’une
relation, mais non sa qualité.
814
Ah ! ces petites inquiétudes qui déstabilisent en cela qu’elles
culpabilisent… Un rien fait chavirer la certitude de nos âmes domestiquées,
et nous plonge dans une somme de regrets qui rendrait ridicule le plus dévot
des angoissés s’il ne provoquait une soumission tenace qui justifie
tous les systèmes d’enfermement. Non que la privation de liberté
nous renforce dans notre tranquillité, mais c’est l’impression
du contraire qui nous renforce dans l’inquiétude, de sorte qu’il
n’est rien qui calme notre esprit que l’assurance d’être
certain d’une liberté qui n’agit pas par l’assurance
d’une soumission qui nous protège.
815
Il y a une fatigue de l’esprit qui vient pour nous faire admettre un sort
peu enviable ; pourvu qu’il ne se passe rien, que rien ne vienne troubler
notre si tranquille passivité, entre un salariat rassurant, un médiatique
qui offre des nouvelles suffisamment lointaines pour n’être jamais
ressenties dans notre esprit, et un climat suffisamment contrariant pour occuper
un esprit que rien ne doit préoccuper. A partir de là, chacun
convient que tout va bien, malgré tout. A défaut d’ambition,
une petite satisfaction semble préférable à la révolte,
car il est vrai qu’elle peut engendrer une grande catastrophe par notre
propre tord, tandis que des catastrophes engendrées par notre petite
satisfaction, on en conclut que c’est le propre du destin venant frapper
là où on l’attend pas, pour un but qui nous échappe.
C’est que l’habitude de ne pas servir son propre destin provoque
celle de l’imaginer en se soumettant à tout ce qui vient pour nous
obliger, en se disant qu’après tout, on n’y peut rien , alors
même que quelques temps plus tard, on se rend compte qu’on pouvait
tout, mais tandis qu’il est trop tard.
816
Il est un penchant dont on dispose avec aisance, c’est celui d’oublier
nos engagements plus vite que de les avoir formulés, et cela en parfaite
harmonie avec la vie que l’on subit. C’est qu’on ne peut engager
ce qui nous échappe, malgré l’illusion du contraire. Dans
la soumission, on ne peut engager que le peu dont on dispose, et que cette situation
cultive, et que l’on confond avec la liberté. C’est en cela
que toute révolte reste stérile. Et c’est en cela que l’on
est certain de faire ce qui nous semble bon pour soi, alors que l’on ne
fait que répondre à ce qui nous oblige. Dans ces conditions, de
quel engagement peut-on parler qui n’est pas le terrain de la nécessité
?
817
On s’abreuve d’illusions, croyant avoir des idées personnelles,
alors qu’elles nous sont abandonnées parce qu’elles sont
devenues stériles d’avoir servi la domination d’un monde
qui nous échappe. On ne fait que se conformer aux idées qui dominent
notre temps, et que l’on confond avec ce qui nous semble normal, alors
que ce n’est qu’une norme qui rend pathologique tout ce qui s’en
éloigne. Choisir d’être intempestif, et donc ignoré,
ou dans l’époque, et donc soumis…
818
On prête confiance à une autorité reconnue, une structure
admise officiellement, nous imaginant face à une vérité
inébranlable, alors que c’est précisément notre adhésion
envers cette puissance qui nous la fait croire inébranlable. Qu’advient
un vent nouveau, et c’est toute la carcasse de cette puissance qui tremble
sur sa base, entraînant une crainte qui nous fait trembler en retour de
désarroi. Crainte puis tremblement, sont le secret qui nous soumet, non
la puissance d’une force qui ne fait que s’appuyer sur nos épaules.
Dit autrement, la force du monde tient à notre faiblesse, et non à
une puissance qui se serait développée avec le temps.
819
Constater notre état de solitude, et se sentir blasé…
820
On se protège trop fortement pour trouver le moyen de bâtir un
monde que nous espérons exempt de tout ce qui force à se protéger.
Il reste à cultiver l’espoir comme on cultive des promesses que
l’on sait par ailleurs irréalisables, mais sans lesquelles l’absence
d’espoir nous jetterait dans un effroi que l’on redoute par défaut
de se convaincre du contraire. C’est que nous sommes effrayés d’un
monde qu’on imagine plutôt que par celui que l’on subit. C’est
qu’on préfère ce que l’on connaît, malgré
la déraison que cela engendre, plutôt que tenter l’inconnu,
et bien que ce soit la seule issue possible.
821
Qu’avons nous qu’un mendiant n’aurait pas ? De quoi est constituée
la crainte qui nous oblige à cadenasser notre propre existence ? Serions-nous
si petit que nous ne vivons que par la crainte de mourir… Centrer nos
ambitions sur cette circularité dans laquelle nous nous débattons
sans trouver l’issue pour nous en échapper… Et se retrouver
paralysé !
822
Faire référence à ce que nous tenons pour la beauté
de la nature, et s’en éloigner pour ce que nous tenons de vital
dans la société…
823
Il y a entre la richesse et l’abandon, toute la distance qui éloigne
le solitaire du pauvre ère.
824
Rêver d’un monde inaccessible, et vivre d’un monde sans rêve…
825
Faire référence aux philosophies anciennes, et constater qu’elle
n’ont servi que la domination d’un Etat…
826
La science, qui fut jusqu’à une époque encore récente,
le cheminement de la vérité d’une pensée philosophique,
s’est transformée depuis peu, en un pouvoir autonome, reléguant
du même coup tout ce qui n’est pas dans sa sphère au rayon
du bricolage des idées. Son impératif devenant la réussite
technique de quelques combinaisons prouvant son pouvoir de décision sur
toute autre réflexion, elle a fini par surpasser ce qui n’était,
il n’y a pas encore si longtemps, que le fruit du bon sens en s’interdisant
de jouer les apprentis sorciers. La science se veut être maintenant la
vérité qui se passe de toutes les vérités, et ainsi
n’être pas comparable à de la maladresse. C’est un
leurre, mais qui s’impose comme le seul mensonge possible dans un monde
où ne domine plus que le mensonge.
827
La vie, comme la mort sont confisquées dans les mains de spécialistes
dont tout le rôle est de nous faire accepter l’une et l’autre
par l’abandon de la première, et l’ignorance de la seconde.
Ainsi, se délivrer d’une angoisse pour se livrer à l’assurance
d’un ordre social qui nous échappe. Devenu irresponsable en tout,
il nous reste à fonctionner. Qui s’en plaint est montré
comme nuisible ; qui s’en satisfait, comme naïf. Tout va donc pour
le mieux.
828
On se blesse de futilité, et on accepte les grands fléaux. Voilà
qui occupe à défaut de raisonner, et justifie l’assoupissement
par l’occupation entretenue des petites choses, qui interdit de s’opposer
à ce qui nuit véritablement par son volume que l’on croit
insurpassable.
829
La fatalité nous fait accepter des violences qu’on a peine à
imaginer avant, et qu’on ne comprend pas après coup. En cela déjà,
nous pouvons constater que nous ne sommes pas libres, et quoique nous nous défendons
en se faisant croire le contraire. Mais, qui donc n’a pas déjà
ressenti, dans sa vie, du remords ?
830
On accuse les grands tyrans de grands maux, alors que nous nous comportons en
petits tyrans veules et hypocrites. On s’abrite derrière ces accusés
afin de ne pas apparaître pour ce que l’on est véritablement
; C’est que les grands arbres cachent toujours une forêt d’arbustes.
831
A bien des égards, on se définit comme naturel, alors que nous
sommes le fruit d’une civilisation déterminée par sa géographie
et son époque. Quoi de commun, en effet, entre les tribus d’Amérique
du Nord vivant, par exemple, au temps référentiel du XV siècle
de la domination chrétienne européenne, et les civilisations orientales
bouddhistes vivant, par exemple, en ces temps du III siècle de l’ère
hindou ; et entre les mayas et l’empire romain ? On fait bien souvent
ce genre d’erreur de parallaxe ;cela nous permet des jugements hâtifs
sans risquer une contradiction trop visible, et ainsi se faire admettre malgré
cette évidente grossièreté. C’est que l’on
convient aisément à parler ce en quoi l’on croit, à
défaut d’admettre son ignorance. C’est une simple question
de conviction. La force de conviction tien lieu de connaissance.
832
Plus rien n’étonne ; c’est pourquoi plus rien ne révolte.
833
On se met en colère pour des futilités ; cela permet de subir
les grands maux. Se décharger sur un prétexte, et s’effacer…
834
On se passerait volontiers de bien des jugements fait à notre égard,
si nous étions capables d’ignorer notre ambition égoïste
de vouloir s’accaparer de ce que l’on croit être une fortune,
et qui n’est autre que notre prétention à vouloir dominer,
alors même que l’on ne fait que subir.
835
Il est des prétentions de petit roitelet qui prêterait à
rire si leur morsure n’engendrait la peste de vouloir s’y comparer.
Les petites ambitions sont plus contagieuses qu’elles ne le laissent paraître
derrière leur petitesse. C’est que l’esprit vil ne saurait
être autre chose que ce pour quoi il est admis : on en admire sa tranquillité
apparente, et l’indéniable succès qu’il remporte.
C’est en cela que nous nous en accommodons.
836
Notre humeur est plus le fait de contrariété, que d’éloge.
Et comme l’on trouve en abondance la première plutôt que
le second, on serait bien en peine de trouver des êtres aimables plus
souvent que grincheux. Et cela occupe les conversations.
837
Si l’homme du temps de Socrate fut la mesure de toute chose, on peut bien
dire que depuis, il en est devenu la démesure.
838
La tolérance est cette façon pudique d’être en désaccord
avec ce qui nous incommode, en en supportant les effets.
839
Le voyage évoque une jeunesse que l’on confond avec le dépaysement,
entendant par là une sorte de légèreté revigorante,
alors qu’il n’est que le désir d’oublier les vicissitudes
contrariantes rencontrées dans la quotidienneté de la misérable
existence que l’on prend pour la vie, en envahissant une contrée
lointaine, ou tenue pour telle, s’emparant de tout ce qui nous en plait,
négligeant ce qu’on en déteste, et ignorant le malheur sur
lequel, le plus souvent, on marche.
840
Qui voyage, en a les moyens. C’est ainsi que voyager, c’est aller
rechercher la richesse chez les pauvres, alors que rester là où
nous sommes, c’est rester pauvre parmi les riches.
841
Il est plus aisé d’être riche chez les pauvres, que pauvre
chez les riches. Qui voyage le sait bien, qu’il choisit sa destination
en cette fonction. C’est ainsi qu’il n’est de véritable
voyage que la prudence de ne pas s’éloigner de ce qui nous protège.
A défaut d’aventure…
842
Avoir l’esprit aventureux, c’est aller à la rencontre de
l’imprévu. Y consentent ceux qui n’ont rien à perdre,
et les insensés. Les autres se satisferont du parcours du voyagiste qui
se pique de curiosité touristique, par ennui de trop connaître
la saveur douce-amère de ce qui le fixe sur le terrain de son habituel
salariat, sans le risque d’une rencontre hasardeuse dont le résultat
pourrait être fatal.
843
A envisager un voyage, on peut bien saisir en quoi il y a une moquerie à
aller là où rien ne dispose de vouloir s’y stabiliser, parce
qu’il y manque tout du confort habituel qui nous environne, et que de
plus, là n’est pas le but. Non qu’il faille nécessairement
s’intéresser à tout ce qu’on rencontre jusqu’à
vouloir s’y installer, mais en réalité on feint d’observer
cette nouveauté, alors que déjà l’esprit est au retour.
C’est que, à défaut de jeunesse que le voyage formerait
, c’est d’une curiosité puérile dont est fait l’essentiel
de son contenu.
844
Le but du voyage est de satisfaire une curiosité qui nous gène
lorsque c’est nous qui en sommes victimes.
845
A y regarder de près, bien souvent on voyage bien plus véritablement
à ne pas quitter sa table, en rêvassant devant une mappemonde,
qu’en ne voyageant que sur une contrée déterminée
et qui nous montre de trop près des détails si imparfaits qu’ils
désenchantent à leur contact, nous faisant regretter ce moment
que le rêve nous avait fait prendre pour un délice, et qui se révèle
comme un ennui. C’est qu’il n’est de véritable voyage
que celui qui provoque l’imagination. Et pour cela, il est inutile d’aller
très loin ; un bon sommeil peu suffire.
846
Ne faire confiance à personne provoque, en retour la défiance
de tous contre soi, jusqu’à la calomnie.
847
Il faut mesurer sa méfiance afin d’accorder une juste confiance,
ou à l’inverse se défier prudemment.
848
Une confiance excessive entraîne la suspicion. Non qu’on n’en
admette pas l’honnêteté, mais il vaut mieux se préserver
de la naïveté qu’il en ressort.
849
Il est prudent de se méfier de celui qui n’accorde aucune confiance
à personne ; on peut être sûr qu’il accorde une plus
grande place à ses intérêts personnels, qu’à
ce qu’il tient pour ses amis, lesquels en retour ne sont animés
que par l’intérêt qu’ils peuvent lui trouver, tant
il est vrai que l’on a que les fruits de notre récolte.
850
Episodiquement, on reparle des Bagatelles de Céline ; on s’acharne
sur un Cadavre qui n’a pas fait école, comme pour le punir de s’être
éloigné de la ligne imaginaire qui sépare le bon grain
autoproclamé, de l’ivraie dénoncée. C’est qu’il
est si doux de se sentir dans le bon camp, celui des bonnes âmes qui prédisent
les vertus qu’il faut suivre, et quoique par ailleurs, elles soient toutes
disposées à se soumettre à la volonté de la force
d’une autorité, dans le secret de l’anonymat. C’est
que, tous les coups sont permis à ceux qui ne les revendiquent pas. Morale
de la lâcheté rejoignant la lâcheté de la morale…
851
De la même façon que l’erreur de l’astrologie vient
de la mauvaise visualisation du ciel depuis notre mauvais point d’observation,
l’imaginant comme central alors qu’il n’est que périphérique,
de la même façon, notre point de vue de la vie en société
provient de notre erreur d’interprétation de ne pouvoir l’observer
que depuis un poste périphérique, que nous tenons pour central,
et qui nous fait croire que le reste devrait tourner autour. Il en est ainsi
de ce qui est défini par démocratie, véritable voie lactée
qui nous donne tous les signes d’une vérité qui rend toute
autre influence et possibilité caduques et erronées, alors qu’elle
est le fruit d’une erreur de parallaxe dans la définition de la
liberté, qui transforme cette liberté en un pluriel disgracieux
anéantissant la possibilité de ses effets. C’est aussi qu’une
erreur qui convient à celui qui sait la manipuler, à défaut
de la maîtriser, est une vérité qu’il ne convient
pas d’abolir, mais seulement d’excuser, et quoiqu’elle ne
puisse se développer pour cette raison même.
852
Concevoir la mort comme la satisfaction de ce que la vie n’a pas su satisfaire,
montre combien la vie est réduite à l’exercice d’un
programme qui a échoué dans ses lignes les plus significatives,
et que nous avons la manie d’appeler amour, liberté, beauté…
là seulement où ne se rencontre qu’envie, pouvoir, image…
853
La croyance qui nous pousse à vouloir mourir satisfait, d’une vie
insatisfaisante…
854
Les yeux abusés des médecins ne voient dans la vie qu’une
fonction, et dans les organes, une mécanique qu’un esprit met en
mouvement, comme le carburant met en marche un moteur. C’est l’animal
mécanique de Descartes dont s’est emparée la médecine
afin d’asseoir sa technique ; abuser l’œil inculte afin de
prétendre à des privilèges, voilà le véritable
but de la médecine ; elle se soucie de la vie pour justifier sa méthode,
et qui n’est qu’un système visant à la confisquer,
s’en approprier jusqu’à l’organisation sociale, de
sorte qu’aux mains des médecins, la vie n’est rien d’autre
qu’une longue maladie mortelle.
855
Si auparavant, la médecine avait pour mission de guérir des maladies,
elle a maintenant pour but de soigner des malades, mais non de les guérir.
Passer le Rubicond du respect de la vie à sa manipulation…
856
Le médecin, si moqué au temps de Molière, est devenu le
personnage central de la vie. Alors qu’on serait en droit de supposer
que l’évolution de l’existence aurait vu cette fonction tomber
en désuétude, à l’inverse elle devient de plus en
plus envahissante et indispensable. C’est là, le signe que la vie
dépérit. Et cela ne peut surprendre que l’ignorant, cet
individu si bien informé qu’il croit aux vertus d’une médecine
dont tout le souci n’est pas de guérir mais de travailler à
ses dépends. C’est que la médecine est à la maladie
ce que le patron d’une entreprise est à ses ouvriers. La vie, elle,
ne s’y trouve pas.
857
On ne peut certes, pas reprocher à la médecine de réussir
quelques performances en matière de guérison ; on peut seulement
observer les innombrables échecs qu’elle rencontre en regard du
peu de réussite dont elle peut s’enorgueillir. Elle compense ce
déséquilibre par une technique spectaculaire qui, à défaut
de guérir, offre l’idée de sa possibilité. Cela seul
semble suffire à justifier ses exercices ; qu’un nombre toujours
plus douteux de décès n’arrive pas à en provoquer
une méfiance somme toute bien ordinaire ; et quoique plus rien ne peut
plus être ordinaire, par ses temps spectaculaires, sauf la publicité
qu’il en est fait. A cela, il faut ajouter qu’elle suffit à
convaincre, à défaut de prouver.
858
Loin d’une quelconque douleur, par ce fait, on ignore tout de ceux qui
prétendent détenir le pouvoir de guérir. Mais que la douleur
vienne à corrompre la vie, et on se soumet aux mêmes en découvrant
le peu de pouvoir dont ils disposent à guérir, par la force de
conviction de leurs propos, dont on peut dire qu’ils ne sont pas exempts
de chantage, ni entourés de mille termes de nature à nous les
rendre ésotériques s’ils ne consentaient à seulement
nous dire qu’on ne saurait les comprendre puisqu’on en a rien appris.
A cela près qu’il s’agit de notre propre vie que ces gens
disposent à leur gré, en fonction de ce qu’ils peuvent espérer
en comprendre, et que la nature, toute relative, de leurs connaissances, leur
autorise, de sorte que l’on peut dire de ces gens qu’à défaut
de guérir, ils s’exercent maladroitement à soigner, et que
cela semble suffire pour accorder à leur statut l’importance qui
leur manquerait pour s’imposer.
859
Tout porte à croire qu’il y a des malades parce qu’il y a
une médecine, et non l’inverse, parce que plus la médecine
découvre de remèdes, et plus elle provoque des maladies jusqu’alors
inconnues, et quoiqu’elle prétend seulement les découvrir.
Voilà qui aurait plu à un Voltaire, lui qui se couvrait de maladies
qui finirent par l’envahir à force de persuasion. C’est que
la médecine est une technique qui suit les autres techniques afin de
parer en urgence à leurs inévitables erreurs de fonctionnement,
mettant en jeu le diagnostique vitale de victimes potentielles, et non de proposer
une sorte d’hygiène alimentaire et physique, afin de prévenir
de toute apparition morbide. De la médecine au service de la santé,
à la maladie au service de la médecine…
860
Il serait pour le moins ubuesque, alors que tout nous échappe, d’accorder
à un terrain quelconque, par exemple celui de la médecine, non
pas le sérieux dont il s’honore, et alors que rien ne l’autorise
d’une telle distinction, mais une responsabilité dans le déroulement
des temps modernes, alors que tout est fait pour s’en départir.
Non qu’une telle responsabilité montrerait le caractère
fâcheux des conséquences qui proviennent de ce terrain, mais bien
qu’il en démontrerait son caractère irresponsable, ce qui
aurait pour effet que la confiance qui lui est accordée jusqu’alors
faute de critère plus sérieux, continuerait de lui être
accordé, mais par dépit. Passer de l’esprit admiratif à
l’esprit désabusé…
861
Qu’y a-t-il de moins fiable qu’un homme qui est acheté ?
Ses motivations diffèrent de celui qui le paie ; son but, pour lui, n’étant
qu’un moyen pour l’autre. Aussi est-il important, pour celui qui
paie, d’y ajouter son autorité, et cela quotidiennement afin de
ruiner, à cet assisté, toute velléité de s’en
affranchir par quelque moyen que ce soit qui ne mette en cause la nécessité
de sa soumission. Faire en sorte que la nécessité, pour un maître,
d’avoir à acheter un homme, se transforme en besoin, pour lui,
d’être acheté par un maître. C’est ce qu’illustre
très justement les relations entre les patrons et leurs ouvriers, avec
l’aide de leur syndicat. C’est que le besoin ferait de n’importe
quel individu, un être vil que la nécessité légitime,
à moins d’accorder à la conscience, cette part qui résiste
à la soumission, la place essentielle qui lui revient, mais en sachant
qu’il ne lui en résultera que la calomnie.
862
On désire tant de choses que l’on ignore, mais que l’on imagine,
que nos motivations, pour en venir à cette fin, sont plutôt instables
; et cela parce qu’elles ne sont sollicitées que pour des prétextes
qui ne nous concernent en rien, et quoique l’effet puissant du spectacle
nous convainc du contraire. C’est ainsi que nous passons d’une résolution
à une autre sous l’effet d’annonces toutes plus séduisantes
les unes des autres, et quoique évanescentes, et donc comme telles, impalpables.
Et tout le secret du lien qui nous fait passer d’une chose que l’on
désir à une autre, est précisément contenu dans
ce mouvement ; nous tenir en haleine, afin de ne pas avoir le temps de se rendre
compte du caractère illusoire de ces désirs que l’on tient
pour soi, alors qu’ils ne sont que la poussière dont est fait l’envie.
863
Vouloir tout, parce que n’être rien…
864
Il est aussi facile de commander un individu ou une troupe, que d’obéir
à un individu ou à un groupe, parce que ces comportements sont
communs, tandis que n’obéir en rien, et ne commander personne ne
se rencontre pas, et donc, ne saurait se concevoir. Non que l’on répugne
à obéir, mais le plus souvent, on rechigne à commander
; et cela, non pas pour une haute idée des relations qu’il nous
faudrait entretenir entres-nous tous, mais bien parce que nous avons peine à
nous imaginer vivre sans relation hiérarchique, de sorte qu’on
attribue au commandement une responsabilité qu’il suffit d’exécuter
par l’obéissance.
865
La dialectique du maître et de l’esclave engendre un rapport de
dépendance dont on ne saurait s’affranchir sans ressentir aussitôt
de l’effroi. L’avantage essentiel de cet ordre est la tranquillité
de l’esprit par le respect du servage, et que cette rupture entraîne
dans la terreur par l’ouverture d’un horizon aussi surprenant qu’inquiétant.
Non que l’on réprouve découvrir des horizons nouveaux, mais
l’habitude d’une forme particulière de servage entraîne
toujours le confort de l’assoupissement de l’esprit par la récurrence
sans surprise de son programme.
866
Qu’appelle-t-on tranquillité sinon la pacification organisée
par notre système de la servilité…
867
Dans un monde qui nie en permanence l’identité de chacun, on ne
saurait dévoiler la sienne sans être suspecté d’arrogance
par les envieux, ou de folie par les prudes, à moins d’être
un avatar de la collaboration.
868
On mesure les sentiments que l’on éprouve dans ce qu’en provoque
l’absence de leurs manifestations ; de la jalousie à la négligence,
en passant par le mépris, tout cela dénote le scrupule à
montrer, non ce que l’on ressent véritablement envers l’autre,
mais ce qu’on est disposé à ne pas lui montrer d’autre
que ce qu’on est sûr qu’il approuvera ou qu’il blâmera,
mais non l’indulgence de sa part devant notre maladresse de mettre à
nu des sentiments que l’instant de la discorde venant, mettra dans l’embarras.
869
Ce qu’il est reproché à la colère, c’est qu’elle
ne se transforme pas en révolte. Par ce manquement, elle se réduit
à sembler n’être plus que le gémissement d’un
agonisant qui ne retient rien, que le mépris ou la pitié.
870
Il n’est pas tant de se plaindre que de se révolter ; ainsi, la
hardiesse du second compensera l’humiliation due au premier.
871
Se plaindre et n’être pas entendu, voilà qui ne console en
rien, et provoque l’avilissement ou la révolte, selon l’habitude
que l’on a de se soumettre avec sobriété, ou à l’inverse,
de se soumettre sans tempérance.
872
Se plaindre est l’aveu de l’impuissance. Cela gâte l’optimisme
de ceux qui ont toutes les raisons de leur contentement, par cela que se comparant
à pire, ils trouvent matière à se satisfaire du peu que
la comparaison à mieux indisposerait autrement à en jouir pleinement.
873
Pour beaucoup, ne jamais se plaindre là où il y a tout lieu de
le faire, est preuve de courage, alors qu’il n’y a là, que
preuve d’impuissance.
874
A force de souffrir en silence, on finit par mourir dans l’oubli.
875
La colère de ceux dont manque à leur vie l’essentiel qui
en fait une force, et qui ne se transforme pas en révolte, n’est
que le fruit de l’impétuosité. Elle n’est, par cela,
jamais acceptable, à l’inverse de la colère que la patience
pousse à la révolte, sans toutefois être acceptée
par ceux là que tout de leur vie doit les obliger à s’y
opposer.
876
Il n’est pas tant de prendre parti pour le faible contre le fort, selon
l’exigence de la morale que l’on adopte, que de prendre parti pour
soi contre tous ceux qui s’y opposent. Selon le point de vue que l’on
défend, on trouvera les complicités du parti qui nous convient
et qui nous force à prendre position. Seule l’erreur de jugement,
en cette matière, est impardonnable, car elle nous amène à
prendre parti pour une position qui ne nous convient pas.
877
Le plus souvent, on dit du bien des autres, afin qu’ils ne pensent pas
du mal de soi.
878
Il suffit de se dire du mal de soi pour interdire aux autres de penser de même.
Cela nous renforce plaisamment, et amoindrit celui qui espérait se grandir
par ce procédé.
879
Qu’est-ce qu’une évolution, sinon l’erreur observée
d’un début, et qu’il est demandé à la copie
de corriger ?
880
Lorsque l’adversaire reconnaît en nous une qualité, alors
elle n’est plus qu’un défaut dont il faut se défaire
au plus vite.
881
Là où l’adversaire n’a qu’injures envers soi,
on peut convenir de notre justesse.
882
Dans le monde du spectacle, il n’y a plus d’adversaire reconnaissant,
mais seulement des adversaires reconnaissables aux injures et aux mensonges
qui leurs servent d’arguments, et que l’usage du monologue médiatique
en domine la divulgation.
883
Il est mieux d’être sourd, que d’entendre le brouhaha des
médiatiques. Une surdité faite de silence profond est un sort
plus enviable qu’une surdité faite d’un silence contrarié
en permanence par des bavardages privés de sémantique : elle présente
l’avantage d’y voir avec plus d’acuité.
884
Il est un silence dont la profondeur éclaire l’esprit d’une
force d’attraction que rien ne résiste ; un silence plus charpenté
que ne saurait l’être le plus puissant des arguments, c’est
le silence calme et reposant de celui qui a su vaincre le mépris avec
le sourire tranchant de son assurance, après qu’ayant trouvé
une solution à des problèmes réputés insolubles,
il en conclut à leur insignifiance. Car, il n’est pas tant de savoir
résoudre des questions, que de savoir les mener. C’est à
cette approche que l’on est plus certainement jugé, plutôt
qu’à une solution bâtie avec les matériaux du mépris.
Les propositions de la science moderne ne sauraient là me contredire.
885
On serait bien en peine de trouver un équilibre dans nos relations, parce
qu’alors, il faudrait supposer faire des rencontres qui nous conviennent,
indépendamment de leur propre convenance ; des rencontres qu’un
seul côté détermine l’autre, afin que chacune des
parties y trouvent un équilibre qui invite à l’harmonie.
Cela ne saurait se faire que dans le cadre strict de principes qui s’imposent
à l’ensemble, sans appartenir à un seul. Le despotisme du
collectif, afin d’interdire l’autorité de l’individu.
C’est là, l’esprit des lois d’une convention démocratique,
par opposition aux lois de l’esprit d’un despotisme conventionnel.
Convenir se soumettre au général, afin d’interdire l’apparition
d’une autorité singulière. Cependant qu’il y a une
grande différence dans l’application de chacun de ses principes,
c’est que l’un garanti une marge de médiocrité là
où l’autre ne saurait pas même garantir une marge de qualité.
886
Rechercher l’équilibre harmonieux des rapports humains, et se trouver
débordé de toute part ; c’est que, trop de solitude provoque
un désir de sollicitude, et trop de sollicitude provoque un désir
de solitude. Il y a toujours trop de l’un ou de l’autre, selon qu’on
se sent trop seul, ou pas assez, quand les relations sont déterminées
par l’intérêt…
887
Il en est des rapports humains que l’entretien de certaines relations
laisse entendre des privilèges que le désintérêt
pour d’autres laisse supposer. On n’en blâmera que la maladresse
à ne pas savoir les justifier lorsque les temps disposent d’en
changer.
888
Chacun convient du sort peu enviable qu’il dispose, alors que tous se
moquent de celui des autres.
889
Se moquer du sort des autres, il faudrait pouvoir s’en distinguer par
la maîtrise que nous observons de notre propre vie, alors même que
nous ne savons que nous retenir aux critères dominants comme à
une bouée tout juste gonflée pour ne pas couler, et que rien ne
justifie de venir à notre secours.
890
Juguler, puis lâcher un peu de leste, et vous ferez de n’importe
quel pauvre, un être satisfait dans sa soumission.
891
La comparaison avec pire que soi, fait de n’importe quel pauvre, un homme
heureux, à défaut d’être libre ; que l’idée
de liberté révulse, non parce qu’il craint de la concevoir,
mais parce que cette idée est conçue pour lui de sorte à
ce qu’il la craigne.
892
On est reconnaissant aux belles plantes de nous offrir leurs parures, mais c’est
pour se les approprier, tandis qu’aux mauvaises herbes, il est amusant
de voir les imprudents s’y aventurer, pour le regretter après s’y
être frottés. La séduction possède ce défaut
d’attirer la convoitise et l’appropriation, tandis que l’on
s’éloigne de ce qui n’a aucune clarté apparente ;
mais que les temps viennent à la montrer, et on regrettera tout autant
de ne pas s’être laissé tenter ; mais alors qu’il est
trop tard. C’est que la légèreté est un piège
dont on s’accommode le temps de son succès, et que la honte de
s’y être laissé charmé nous envahit sitôt sa
mode passée. Il en est ainsi de tout ce que les sirènes du spectacle,
par leurs chants irrésistibles, attirent à elles. Et l’expérience
nous montre qu’il y a toujours un nombre croissant de gens qui se laisse
piéger, et cela d’autant que le piège est plus gros. Comme
quoi, l’expérience des uns ne sait, au mieux, que desservir la
naïveté des autres.
893
Il y a une telle abondance de désastres de par le monde, qui nous sont
montrés, qu’on finit par croire qu’ils sont produit pour
nous faire aimer ici la stérilité de notre existence.
894
Etre pauvre et lucide en même temps, fait supporter l’existence
à défaut de la supprimer par le suicide, ou de rechercher la vie
dans la révolte. C’est que l’état de pauvreté
finit d’imposer ce dont on dispose par la lucidité: le désabusement.
895
A quoi peut servir la lucidité lorsqu’on n’est qu’un
gueux, sinon à s’accommoder des mets les plus âcres, sachant
qu’il n’y en a pas d’autre, afin de ne pas mourir de faim,
sachant que cela ne suffit pas pour vivre…
896
Il est donné dans le monde, le pouvoir de faire absolument n’importe
quoi, à des gens dont l’idée principale ne saurait être
comprise en dehors de celle du profit et de la domination qu’il procure.
Et à l’observation, il apparaît qu’aucun obstacle ne
semble pouvoir limiter l’expansion de ces gens à l’appétit
si démesuré pour la domination ; on en déduit qu’elle
est pour eux, une prophylaxie indispensable dont l’arrêt brutal
agirait comme un sevrage trop rapide dont l’effet serait dévastateur
à l’exécution de leurs ambitions, et donc pour leur propre
vie. Et cependant que l’on peut déjà constater l’effet
dévastateur de leur appétit sur le monde, avant même de
se soucier des fâcheuses et inévitables conséquences de
leur projet sur la vie, et dont la leur, elle-même ne pourrait en échapper,
comme l’ambitieux qui ne recule pas devant son propre péril s’il
peut en tirer une part de jouissance, aveuglé par sa propre folie, et
que les autres se résignent à constater, impuissant. Comme s’il
était préférable de mourir de la domination, plutôt
que se laisser envelopper par la vie que son apparente fragilité rendrait
impropre à la dominer…
897
Aimer la vie ne saurait se confondre avec les diverses manifestations spécialement
conçues pour le divertissement, ni non plus avec cette activité
très spéciale qui s’échange contre un salaire, encore
moins sous la protection des diverses organisations structurées en armée,
police, gardiens de toutes sortes. On ne saurait faire la confusion avec les
diverses reconnaissances officielles pour lesquelles un diplôme ou une
marque particulière est délivré. De même qu’on
ne pourrait la qualifier avec les vocables qui servent la domination, qui soulignent
un principe hiérarchique. On ne pourrait la trouver dans les architectures
qui servent de trait d’union entre deux journées, entre la fin
d’une journée de travail, et le début de la suivante, sinon
de façon clandestine et rachitique, lorsque deux amants s’enlacent...
C’est même dans ce moment rare, alors que la répétition,
la fatigue, les contrariétés de toutes sortes nuisent à
son épanouissement, que l’on peut saisir la vie, le sens qui en
fait une force, le relief que l’on traduit comme art, l’imagination
qui l’élève vers la liberté et qui en est la substance.
898
La liberté est la substance de la vie.
899
Ayant atteint le niveau de celui qui se fait respecter par son autorité,
on se croit libre alors qu’on ne sait éveiller autour de soi qu’un
comportement prédateur ; risquant d’être englouti par ses
propres thuriféraires, voilà le destin de celui qui a l’ambition
d’être libre en donnant ses directives. Mais comment parviendrait-il
à être libre, puisque voulant être maître, il dépend
de ses serviteurs ?
900
On croit grandir une tâche par la reconnaissance d’un public envers
l’exécution de cette tâche, alors qu’on ne fait que
s’y abaisser par la jalousie que cette reconnaissance provoque en retour,
par ce même public. C’est qu’il n’y a rien de plus frivole
qu’un public
901
La durée d’un joug fait applaudir à l’intervention
d’un libérateur, ou que l’on prend pour tel, mais sitôt
ces liens brisés, il ne tarde pas à se révéler en
les remplaçant. C’est alors qu’on s’aperçoit
qu’il n’est qu’un nouveau maître qui tarde à
répondre à l’appel pour lequel il est venu, mais non en
négligeant les raisons qui l’ont fait intervenir. Un occupant chasse
l’autre lorsque l’enjeu vaut d’y consacrer son temps. Il faut
garder à l’esprit que ce qui attire l’appétit de l’un
risque fort de faire de même pour l’autre, c’est pourquoi
la prudence dicte de conserver secret ce qui doit surprendre, plutôt que
de se livrer nu aux mains de celui que l’on croit notre complice, et qui
ne se montre finalement qu’intéressé ; ainsi, par cette
dérobade, le déstabiliser dans l’assurance de sa position
afin de ne pas se voir confisquer ce que l’on conçoit de liberté.
C’est que la liberté ne se donne pas. On la prend lorsque le temps
est venu ou on l’ignore ; mais dans ce cas, il n’y a rien que l’illusion
de s’en être emparé alors que rien n’a changé.
902
On le voit, la mémoire nous est d’aucun secours, d’aucun
enseignement, qui ne sert d’expérience. Il suffit de croire que
le temps d’un mauvais souvenir est révolu, pour voir réapparaître
le même cauchemar, mais sous une forme améliorée, plus contemporaine,
mieux en adéquation avec l’esprit du temps qui veut croire en une
évolution là seulement où il n’y a qu’aménagement.
De sorte qu’en référer à des temps révolus
excuse leur récurrence.
903
La mémoire ne sait, au mieux, qu’ériger des murs de lamentations.
904
On note depuis peu, plusieurs sièges de la mémoire ; mais il y
en a un qui est bancal, c’est celui qui retient la honte et la culpabilité.
On ne saurait s’en défaire sans une soudaine amnésie.
905
Pour prendre son envol, il faut s’être allégé du poids
mort et encombrant qui nous retient par une mémoire de coupable permanent,
celle d’être née et qui nous impose un devoir d’obéissance.
Il nous faut rompre avec les sollicitudes bienveillantes qui nous retiennent
dans notre élan vital ; ces sollicitudes qui disposent de toutes les
justifications tant élogieuses que légitimes pour nous maintenir
dans un état dont le blocage ne fait que le dépérir ; de
ces justifications qui nous retiennent dans l’apnée de nos désirs,
et finit par amoindrir jusqu’au plus simple des projets, jusqu’à
le rendre si inutile que l’on finit par admettre qu’il est plus
sage de ne rien faire, plutôt que se laisser emporter par le souffle impulsif
de la vie. Et c’est ainsi que, petit à petit, on finit de mourir,
par défaut d’avoir commencer à vivre…
906
Le souvenir nous maintient en attente, en fixant l’avenir dans l’espoir.
907
La mémoire nous fixe dans un interdit moral ; ce qui provoque le désir
de le rompre. D’où les catéchumènes. Ils ont l’art
de l’hypocrisie, celui d’enseigner les bonnes manières par
des manières que ne retienne que celle du vice ; provoquer la curiosité
par le détour de la vertu…
908
Quelle naïveté que de croire que le pire ne revient pas. Il n’est
jamais pire que ce qui est vécu sur le moment qui s’inscrit dans
son présent ; que l’on redoute de voir venir ; que l’on en
regrette l’apparition, et qui laisse après son passage, l’amertume
du désastre.
909
A l’évocation d’un malheur redouté, de se voir plus
pauvre qu’on ne l’est par exemple, on ne peut que se convaincre
de la chance d’être déjà ce que l’on est, alors
que précisément, c’est cette condition qui caractérise
l’état de pauvreté, et non cette chance que la médiocrité
ne saurait élever au niveau d’une richesse.
910
Il faut, pour tomber dans la déchéance de l’esprit, avoir
été à ce niveau qui nous y a fait plonger, une certaine
hauteur d’esprit, tandis qu’être misérable est pareil
à une nature : d’aussi haut que l’on atteint le sommet de
ses ambitions, c’est avec cette nature qu’on y grimpe, et qu’on
y parvient, de sorte que malgré cette hauteur, c’est toujours avec
un esprit vil que l’on conduit nos affaires. Et cela est d’autant
renforcé que la faiblesse de ceux qui s’appuient sur notre ambition,
nourrie notre force en montant sur leurs épaules. Etre misérable,
c’est se nourrir de la faiblesse des autres pour nourrir notre force.
Mais, que ce piédestal vienne à vaciller, et c’est tout
l’édifice qui s’écroule comme un château de
carte.
911
S’appuyer sur la faiblesse pour se tenir debout, est comme marcher avec
des béquilles. L’illusion tient, tant que tient l’idée
que des béquilles sont nécessaires, et il se trouvera toujours
des misérables pour servir d’appui. Mais, qu’il arrive à
certain l’impétueuse idée de vouloir s’en affranchir,
et l’instabilité de l’édifice ne saurait retrouver
son équilibre qu’avec ceux qui voient dans ces iconoclastes, un
esprit maléfique visant à tout anéantir, redoutant d’être
eux-mêmes déchaînés. C’est pourquoi, tant que
les petits se nourriront de la force de ceux qui ont besoin de leur faiblesse,
l’émancipation restera une idée vaine.
912
Tout de la vie nous est montrée comme une erreur. On devrait y voir de
l’exaltation, mais non, c’est erreur qu’il lui est attribué
pour définition. Erreur. Ainsi, la liberté est synonyme de travail,
la culture, de commerce, la mémoire, de culpabilité, l’amour,
d’oppression…
913
Il est de principe de dénoncer les crimes de guerre ; comme s’il
pouvait y avoir des guerres sans crime…
915
Une grande possession procure une grande autorité.
916
A quoi bon réfléchir, lorsqu’un agréable repos vient
nous faire oublier soi-même… Nous mettons beaucoup d’espoir
dans le repos, comme un outil dont les effets réparent les tords et les
manquements de la veille, pour un jour nouveau que l’on souhaite vierge
de toute contrariété. On attend de la nuit, des solutions sans
problème, que le jour transforme en problème sans solutions ;
et nous errons ainsi en marchant comme Möbius sur son ruban. Comment, dans
ses conditions, ne pas devenir insomniaque...
917
Que peut bien signifier « être soi-même » lorsque les
influences infléchissent et réfléchissent le cours de toute
une vie ; que nous ne serions ce que nous sommes sous d’autres latitudes
et à d’autres époques, sinon qu’il est un tronc commun
qui définit l’espèce humaine dans son comportement, et qui
est de s’identifier à une sorte de justice qui le reconnaît
dans le servage, ou bien dans le rôle de maître…
918
Tant que durerons les systèmes de croyance, durera la dialectique du
maître et de l’esclave.
919
On peut se dire, arrivé à un âge avancé, croire ne
rien savoir d’essentiel, alors que l’on a cru, tout au long de la
vie, apprendre l’essentiel de ce savoir. Cependant, il est un fait immédiatement
saisissable, c’est que nous savons beaucoup de choses parmi celles qui
sont essentielles. La faculté du doute n’y est pas étrangère,
mais c’est la ténacité à rechercher des réponses,
et à les trouver, qui forme un savoir, non le doute comme seule réponse.
Et, de plus, à trop douter, on finit par tout ignorer si nous n’avons
pour seule réponse que celle du doute permanent.
920
On peut aller jusqu’à douter de tout, mais alors, il faut aller
jusqu’à douter de ce doute si nous voulons bâtir des certitudes.
921
L’homme avance par étape : il commence par croire aux erreurs qu’il
observe, et fini par observer les erreurs qu’il croit.
922
La réflexion se nourrit du doute pour bâtir des certitudes, et
non l’inverse, à moins d’être un indigent ou un tyran
; le premier, parce qu’il subit les certitudes du second que le doute
indispose pour bâtir ses réflexions.
923
On ne saurait confondre doute et critique ; c’est que le premier ne saurait
guère que remettre en discours ce que le second veut abolir.
924
Le doute est une étape dans la déconstruction d’un système
dont les fondements sont remis en cause par la découverte d’éléments
plus justes incompatibles avec ce système ; mais, l’étape
suivante est la critique, c’est-à-dire, la déconstruction
proprement dite de ce système, afin de proposer un système plus
cohérent avec les nouvelles découvertes, et non l’adaptation
du système ancien à ces découvertes. De la certitude au
doute ; du doute à la critique ; de la critique au bouleversement…
Les nantis s’arrêtent à la certitude ; les indigents recherchent
la critique ; seule la masse des esclaves se frayent un chemin entre le doute
et la critique, basculant selon les circonstances, de l’un à l’autre
afin de se protéger. C’est le peuple du milieu qui craint toujours
la franchise des climats.
925
En un siècle, celui de la marchandise, celui qui a pris possession de
lui-même après la première grande boucherie du monde de
l’Europe des marchandises, on a tellement cru à tous les changements,
que l’on n’a finalement fait que seulement changer de croyance.
Passer de la confiscation par les nantis, à la complicité de tous.
Du mépris au mensonge, du cynisme à la démocratie.
926
Lorsque l’on est très bas, on ne peut se rehausser qu’en
deux façons qui se rejoignent : soit en abaissant l’autre à
son propre niveau, soit en montant sur les épaules du plus faible. L’un
des deux points de vue se veut démocratique, tandis que l’autre
est autocratique.
927
On ne saurait mieux ménager les valeurs d’un individu qu’en
les comparant à celles d’un autre. Mais, la valeur d’un individu
ne se ménage pas ; au contraire, elle doit se déménager
pour se vérifier. Et en ce cas, l’erreur est impitoyable.
928
La bassesse est un instinct de conservation, comme l’arrogance, s’exprimant
de manière contradictoire, mais pour un même résultat, celui
de ne pas périr sous les coups, en s’abritant derrière un
pouvoir, ou par l’exercice d’un pouvoir.
929
On ne peut blâmer quiconque d’être ce qu’il est, mais
de le vouloir sitôt que ce qu’il est se fait au détriment
d’un autre.
930
Qui peut se flatter de n’être pas un domestique, et dans le même
temps, peut se flatter de n’avoir pour maître que lui-même,
sinon les imprudents et les fous, les premiers par excès d’orgueil,
les second, par défaut d’humilité.
931
Pourquoi distinguer une race des seigneurs ? La race des humains suffit à
la distinguer, dans le bourbier de l’apparence.
932
Etre ce que l’on voit, pour ne pas voir ce que l’on est.
933
Selon Héraclite l’éléate, on ne se baigne jamais
deux fois dans le même fleuve. Et pourtant, l’eau qui le constitue
est toujours la même, faite des mêmes éléments qui
la compose. Comme le temps, qui ne revient jamais alors qu’il se renouvelle
sans cesse, imposant les mêmes questions sans jamais apporter de réponses
convaincantes qui pourraient sceller définitivement l’impossible
raison de la vie. Voilà qui ferait perdre le sens de l’orientation
au plus habile des caravaniers du désert. On ne sera donc pas étonné
d’avoir perdu l’orientation du sens du monde, d’avoir pour
ainsi dire, perdu son propre sens de l’humanité, sans douleur ;
et c’est cela qui nous fait admettre notre désorientation. Qu’importe
que la dent soit gâtée si elle reste indolore ; pour les conséquences,
on se persuade qu’il sera toujours temps d’intervenir le moment
venu, que l’on identifie au bon moment, alors qu’il est le moment
final, celui qui marque le début d’un retour impossible, et la
fin d’un temps que l’on croyait si confortable. Il reste à
craindre qu’il soit trop tard…
934
A force de se dire que les temps révolus ne reviennent jamais, on a finit
par s’en persuader en intervenant sur le monde de sorte à le rendre
impropre à tout retour possible. On a finit par rendre le monde éternel.
Comment ? Par la surcharge de déchets impossible à transformer,
par l’excès de pollution impossible à supprimer, par l’hypertrophie
des pouvoirs impossibles à éradiquer. On s’est condamné
à se perdurer par le développement permanent des conditions de
notre propre anéantissement. Chasser un mal, par un mal plus grand encore…
935
Derrière les conditions de la modernité, se cache un mendiant
à la porte de son propre cimetière.
936
Meurtres, intrigues et larmes sont les ingrédients dont est fait l’histoire
autoproclamée du monde moderne. C’est à ce prix que la modernité
s’impose. Voilà qui nous ferait regretter les temps préhistoriques,
où l’on devine par les traces qu’on en découvre, que
ces temps n’étaient pas entièrement voués à
résoudre les problèmes, les drames et les convoitises ; que la
chasse, la procréation et le raisonnement pouvaient avoir d’autres
buts que ceux du reniement et de l’exploitation. Et d’ailleurs,
qu’aurait-il de plus redoutable que nous, ce sauvage préhistorique,
devant notre bonté ?
937
Surveiller, censurer, enfermer, sont les techniques de dressage en vue de la
domestication en usage dans les sociétés modernes. C’est
la condition rendue nécessaire par l’expansion du monde et l’usage
de son hégémonie : cloisonner, afin de contrôler le fluide
incessant des individus ; faire de la passivité, le seul comportement
acceptable, sans être reconnu, de la soumission involontaire et sans conscience
qu’exige les temps modernes ; système de la passivité qui
aime les eaux calmes et les temps morts, afin de n’être pas troublé
dans son expansion ; ainsi, passer du sommeil de la raison qui a permis toutes
les dictatures, à la raison du sommeil qui permet toutes les démocraties.
938
La vie, cette éternelle inconnue pourvue de tous les dangers, habillée
des charmes de toutes les séductions, n’a de réalité
que la théorie que nous admettons comme explication. Ainsi réduite
aux seuls dénominateurs qui nous conviennent, nous nous autorisons à
la manipuler comme un jeu dont on connaît assez les règles pour
les contourner. Selon le point de vue que l’on adopte, on jugera comme
de la tricherie ou de la curiosité ce contournement, mais non pour ce
qu’il est : l’erreur de ne pas en saisir sa quintessence, et qui
est sa jouissance. Prendre la vie au vol, comme l’oiseau dans l’air,
il semble que cela nous sera à jamais dérobé de tout ce
que l’humanité possède, comme sa manifestation la plus libre,
parce que le besoin apparaît comme la pierre qui doit cimenter ses fondations.
En somme, vivre par besoin plutôt que par désir…
939
S’adapter aux exigences d’un monde… Ou exiger l’adaptation
d’un monde…
940
Ce n’est pas tant d’avoir envie de vivre qui gouverne l’esprit,
que de vouloir bâtir un monde. Et cela détermine des conditions
qui divisent les hommes. Bâtir un monde, ou le vivre, s’approprier
une culture, ou s’en affranchir… L’un de ces deux points de
vue se soumet à l’obligeance de fournir des preuves de son projet,
et instaurer une mémoire, tandis que l’autre est comme la brume
qui s’évapore sitôt que les mâtins de la convoitise
veulent l’éblouir.
941
Vivre sur la mémoire, c’est vivre par procuration, demander au
passé d’être ce qui justifie le présent ; faire du
passé, le témoin incontournable qui se doit de juger le présent
; le passé comme occupation permanente du présent !
942
Le passé ne peut prendre de sens que comme moment critique, comme expérience
qui ne doit pas se renouveler, mais s’enseigner.
943
Le moment d’aujourd’hui censure le passé comme moment critique,
afin de l’exposer comme moment mort qui doit se renouveler identiquement
à lui-même, comme l’animal domestiqué doit faire oublier
son origine sauvage. C’est la condition pour une pacification durable.
944
Faire du passé une leçon de morale, voilà l’impasse
dans laquelle nous entraîne tout rédempteur, parce qu’il
lui faut régner, et qu’on ne peut régner souverainement
que sur l’abjuration des désirs de ses esclaves ; condition nécessaire
pour les fidéliser.
945
La persuasion et l’autorité sont les deux principes qui garantissent
la durée d’un règne, quelque soit son mode d’exécution,
dictatoriale ou démocratique, selon le vieux principe de la carotte et
du bâton pour conduire un âne…
946
Ecouter l’autre, puis s’imposer, voilà le sens de la démocratie.
S’imposer, puis écouter l’autre, voilà celui de la
dictature. Le premier se légitime par la souplesse que le second méprise,
mais non par la liberté, parce que par essence, être libre c’est
s’affranchir de ces conceptions, et non être restreint à
l’intérieur de ce qui préoccupe la légitimité
de chacune d’elles.
947
On serait bien en peine de prétendre à être, dans un monde
où tout est conçu pour l’accaparement.
948
La division en classes sociales se visualise par la différence de quantité
de choses dont on peut disposer, et qui détermine une qualité
d’esprit dont on fait un pouvoir, ou un devoir, selon que l’on est
résolu à s’approprier les manifestations de la vie, ou limité
dans sa réflexion à refuser cette condition. Il semble que s’affranchir
de ce qui détermine la vie entre devoir et pouvoir demande des dispositions
si manifestement inconnues qu’elles demeurent effrayantes à leur
seule supposition…
949
La vie n’est ni courte ni longue ; elle est seulement trop courte pour
ceux qui travaillent à en chercher une jouissance par l’usage de
ceux pour qui elle est bien trop longue, n’étant que laborieuse.
950
Le temps appartient à celui qui est libre.
951
La vie ne saurait se confondre à n’être qu’une durée,
parce qu’elle est cette qualité que contient l’art pour en
exprimer sa quintessence.
952
La vie que l’on identifie à la durée, est celle que dirige
l’économique, non pour en développer sa force, sa vitalité,
mais pour faire en sorte de maîtriser sa durée afin de l’exploiter.
C’est de là que le temps se définit par l’argent.
953
Nous vivons comme un enfant qui ne veut pas naître parce qu’il ne
veut pas mourir. S’affranchir des codes qui déterminent notre comportement,
se libérer des carcans qui nous impose notre mode de vie, s’éloigner
de l’autorité qui nous jugule, c’est-à-dire vouloir
naître, voilà qui nous effraie. Bien sûr, dire cela soulève
la désapprobation parce que tout le monde convient de sa propre naissance
et ne se conçoit pas immature ; et cependant chacun recherche la sécurité,
malgré la privation que cela entraîne, veut la tranquillité,
malgré la stérilité que cela induit, aspire à n’être
responsable en rien, malgré la paralysie que cela provoque, dans l’espoir
de ne pas mourir, de fuir la finalité de la vie. Ne pas naître
parce que ne pas mourir, c’est là le sens qu’il est attribué
à la vie, et qui semble convenir aux habitants du monde moderne, parce
qu’ils aspirent au repos ; et quoique pas comme celui d’un guerrier
; plutôt comme celui d’une dépouille.
954
Ne pas naître, ne pas mourir, n’être que l’apparence
que tout le monde veut voir ; éveiller la jalousie qui nous renseigne
sur le degré d’abondance que l’on expose, et qui ne traduit
que le degré d’insolence dont on dispose ; esquiver toutes remarques
envers des compétences qui nous font défaut… N’est-ce
pas ce qui s’appelle de l’urbanité... ?
955
Ceux qui haïssent la vie sont ceux qui la trouvent gaie ; il y a dans leur
gaieté une fausseté qui s’y tapit. Ils la trouvent gaie
parce qu’ils en jouissent, mais ils ne sauraient en jouir sans devoir
s’imposer, sans devoir commander, sans devoir s’approprier la manœuvre
d’un système, en être maître. Mais alors leur jouissance
est faite du renoncement de ceux que leur inquiétude et leur naïveté
les ont fait dépouiller jusqu’à leur propre vie ; de ceux
qui ont confié la gouverne de leur vie aux mains de ces maîtres.
Ainsi, la jouissance de ces maîtres est faite de l’abandon de la
vie de ceux que tout leur échappe. Voilà une jouissance bien contrariante,
qu’elle ne connaît la liberté que par le défaut de
ne pouvoir s’affranchir de ceux dont la vie n’est faite que de résignation.
En cela, la liberté qui présente un tel défaut n’est
qu’un simulacre de liberté ; la liberté qui a besoin de
la soumission pour jouir de sa nature ne repose que sur son avatar, mais non
sur elle-même.
956
Qui peut jouir de la vie, aujourd’hui, sinon les riches, cyniques et puissants,
et dont l’opulence provient du labeur de ceux qui habitent les égouts,
et de la mort que les guerres répandent pour que ces puissants s’accaparent
les richesses… Cependant qu’on ne saurait les désavouer sans
devoir porter préjudice aux miséreux car, sinon de quoi sera faite
la vie de celui qui n’en connaît que sa misère ? Quel courage
saurait-il se donner pour l’apprécier ? Quel sorte d’indiscrétion
pourrait l’habiter qui lui donnera la hardiesse de la découvrir
? A voir le peu d’empressement à vouloir se défaire de ses
jougs, il lui semble plus sage de se blottir à l’abri d’un
puissant protecteur, plutôt que de goûter à la vie ! c’est
que l’essence de la vie ne garantit d’aucune protection autre que
celle que chacun se forge lui-même à travers son propre périple.
C’est pourquoi, il est plus heureux de n’en rien connaître
afin de s’en abriter, plutôt que de finir par se plaindre de s’en
trouver effrayé.
957
Il est une faculté que la défaillance de la mémoire favorise,
c’est de rendre la haine et le pardon impossibles. C’est que la
haine et le pardon ont besoin de temps pour s’affiner, pour toucher au
but sans reproche possible. Et il faut de la mémoire pour donner au temps
de l’épaisseur. Ah ! quand l’oubli tient lieu de prophylaxie…
958
La haine et le pardon sont comme les mâchoires d’une tenaille qui
maintient dans son mors l’étau de la justice.
959
Oublier pour retrouver la joie de l’innocence, ou faire vieillir l’innocence
dans la mémoire, et perdre le sens de la joie sous le poids du temps
qui s’accumule…
960
Comment naître en toute innocence, lorsque des générations
de prolétaires se succèdent, alourdies du poids des préjugés
de celles qui les ont précédées, sans qu’aucun doute
ne vienne en corrompre l’héritage, aggravées en ce que cette
absence de doute sert à bâtir les futurs certitudes, produisant
ainsi les préjugés nouveaux qui s’ajoutent aux précédents
? Ainsi, sitôt né nous sommes déjà marqués
du sceau de la culpabilité par ceux là que le bon sens ferait
croire qu’ils devraient s’en éloigner. Poser le pied sur
le sol de l’infamie, avant d’avoir atteint l’âge de
s’en rendre compte… Et la reproduire en retour… La raison
comme idéalisme, ce projet par nature impossible à atteindre.
961
L’idéalisme qui s’empare du bon sens, le dirige inévitablement
dans une impasse.
962
Se laisser guider par la passion de la jeunesse… Et finir par se durcir
dans l’âge de la raison…
963
La raison, froide par nature, ne se souci que de la logique de ses tempérances,
plutôt que de se laisser guider par l’intempérance de la
passion. Mais ne croyez pas que la passion est destructrice ; voyez la nature,
animée du seul fait de la passion, et qui se renouvelle à chaque
saison qui lui convient.
964
La passion n’est pas privée de logique, mais elle est cette réalité
que craint la logique du raisonnement, la logique de l’esprit des lois,
parce que sa nature dévoyée par cet esprit force à la froideur.
La passion est le feu qui élève la logique à celle des
sens, et que la censure de l’esprit des lois éteint.
965
Le temps émousse les passions les plus vives, sitôt que les forces
obscures de l’aliénation – éducation, police, justice
– s’emparent de la virginité des sexes en ébullition
de la jeunesse, afin de les asservir à la raison d’un intérêt
que tout prétend être supérieur à la moindre manifestation
du vivant, et qui est celle de jouir du pouvoir de s’imposer, non par
cynisme – ces gens ne sauraient atteindre un niveau si élevé
– mais par mesquinerie, principes d’ordre moral, lègue d’un
héritage de parvenus, volé à un esclavage de laborieux
; le besoin de prouver sa raison par la force, contre la force vitale du désir.
966
Apparaître pour ce que l’on n’est pas, plutôt qu’être
ce que l’on redoute de faire apparaître…
967
Le pouvoir n’a d’autre but que de dissimuler la faiblesse derrière
la force, afin de jouir sans contrariété.
968
On ne saurait laisser la manœuvre d’un navire en perdition, à
celui qui se distingue par sa sagesse. Il aurait trop tôt fait de démontrer
l’aveuglement du plus grand nombre par l’éblouissement de
leur égoïsme. Que vaut un navire bien conduit, alors que ses occupants
sont aveugles ? Faire confiance à un seul qui n’est pas atteint
du défaut de n’être pas ce que le commun est, par toute évidence,
cela éveille un sentiment de méfiance, sinon de défiance,
et finalement, de bannissement à son égard. Mais, comment cela
pourrait-il être autrement, n’ayant pour seul critère que
ce que chacun réprouve chez l’autre de n’être que comme
lui ?
969
Que vaut la sagesse d’un seul, face à la folie de tous ; sauf à
s’emparer d’un pouvoir qui forcera à le reconnaître,
soit par l’admiration, soit par la crainte, mais non pour sa sagesse,
cependant.
970
Ressentir de la honte à en appeler à son secours, alors même
que ce sentiment, sitôt éprouvé, ne saurait guère
trahir que notre petitesse à faire de nos convictions, un élément
de la morale des réprouvés, une damnation de repenti…
971
La honte trahit le désir secret de se vouloir immanent, alors qu’en
cela, elle démontre l’immaturité de notre être.
972
Revendiquer ses actes démontre le degré de liberté qui
fait défaut lorsque la honte s’empare de notre âme.
973
Il n’est pas d’acte plus violent que celui pour lequel on éprouve
de la honte, parce qu’il se réduit à n’être
que la violence d’un jugement.
974
Il n’est pas d’acte que l’on puisse réprouver, sinon
ceux que la domination de la morale soumet à son jugement ; cette forme
désapprobatrice de la domination, pour laquelle est libre celui qui se
soumet à ses modalités.
975
Un système de société ne saurait résoudre ses contradictions
autrement que par l’usage répressif de sa force. Admettre en son
sein une discussion, c’est admettre la vulnérabilité de
ses critères, leur caractère provisoire, et par conséquent,
en reconnaître leur faiblesse, admettre qu’elle n’est pas
un modèle durable ; ce qu’il lui est impossible de concevoir sans
apparaître déficiente.
976
Le choix se fait en faveur de l’homo-économicus, contre l’homo-sapiens
; en faveur de la pensée logique, contre la logique de la pensée.
977
La contradiction n’invalide pas la cohérence d’un énoncé,
mais démontre sa limite, et appelle sa critique.
978
Mettre en adéquation les faits à la pensée, ou soumettre
la pensée à l’épreuve des faits. Le premier point
de vue est en accord avec le monde moderne, le second avec sa critique.
979
L’esprit sage s’éloigne de tout ce qui le met en danger inutilement.
C’est en cela qu’on reconnaît sa maturité ; l’esprit
économicus se met en danger, par pur esprit utilitaire, par pur esprit
de rentabilité, jusqu’à perdre ce sens même de l’utilité
et de la rentabilité, simplement parce qu’il fait ce qu’il
faut pour n’être que ce qu’il est : la chose en soi qui ignore
tout par pure dévotion envers sa domination. C’est aussi pour cela
qu’on ne lui reconnaît aucune sagesse.
980
Si, auparavant on pouvait justifier de la domination par ses idées, les
croyant justes, entendez des idées pour le bien public, des idées
supérieures en cela qu’elles pouvaient ajouter à ce qui
devait fortifier l’esprit de l’humanité, malgré la
controverse que soulève cette position, aujourd’hui on domine les
idées pour les justifier, au mépris de tout bien public, au mépris
de l’esprit du droit de l’humanité qu’appelait un Montesquieu
de tous ses vœux, au mépris de la logique des idées, mais
pour l’idée de la logique qui appartient entièrement à
l’économie comme idée d’un monde qui se passe du monde
des idées. En résumé, passer de la domination des idées,
à l’idée de la domination.
981
La domination d’hier qui trouvait sa justification dans les idées,
s’est renversée aujourd’hui en une idée qui trouve
sa justification dans la domination.
982
Le plus souvent, nous faisons les choses par défaut, plutôt que
par désir ; et nous mentons de ce rapport par inquiétude, plutôt
que par prudence. Concevoir nos manquements comme une erreur, plutôt que
de les revendiquer, c’est là une des sources de la soumission,
de la faiblesse qui donne à l’autorité toute possibilité
de s’imposer. Faire des manquements, la source de la réflexion,
les revendiquer, renforce la certitude d’être, rend plus invincible
celui que tout montre comme faible, alors que par cette publicité, c’est
l’autorité qui s’affaiblit par cela que les certitudes dont
elle se croit investie, s’en trouvent fragilisées. L’affaiblissement
ne provient pas de ce qu’on ne saurait produire, mais dans la crainte
de ne pouvoir le revendiquer ; et ainsi, se perdre dans les justifications qui
n’ont d’autres effets que de justifier l’autorité sur
soi, parce que l’autorité a besoin de la faiblesse pour s’imposer,
non pas la faiblesse que provoque une maladie, mais la faiblesse de se laisser
dévorer par une maladie, plutôt que d'en faire une arme.
983
La force de soi ne se trouve pas dans la complaisance, mais dans l’indulgence.
Il ne s’agit pas de plaire, mais de comprendre ; non pas d’admettre,
mais de critiquer.
984
C’est la crainte de perdre sens de toute chose, et donc de se voir démuni
pour toute occasion, plutôt qu’être la certitude de soi-même,
qui gouverne notre volonté. De là, ont croit rationnel ce qui
n’est que le miroir de nos sens ; chercher esquiver des blessures alors
que l’image que ce miroir nous renvoie, nous place au centre même
de ce que l’on croit avoir su éviter. Etre certain de ce que l’on
évite, par l’éviction de la certitude de notre être.
985
Esquiver en permanence tout affrontement n’est pas seulement épuisant,
parce que par-là même, c’est aussi bien au cœur de l’affrontement
qu’on se retrouve. Esquiver l’ennemi n’est pas le terrasser,
mais seulement le contourner. De la durée de ce mouvement dépend
la force de son pouvoir, et la faiblesse de l’affronter. C’est l’art
de la politique, qui est l’art de faire la guerre à ses sujets
parmi la population pauvre jusqu’à les épuiser, sans jamais
leur donner les moyens d’une attaque frontale, sans jamais en donner une
possibilité rationnelle, car alors la réalité de leur situation
risquerait de devenir cette arme offensive que l’instant d’avant
réduisait à un moyen de soumission, par l’irrationalité
que la division permet de répandre.
986
Le meilleur moyen de ruiner une offensive n’est pas de l’affronter,
mais de la diviser, comme l’a si bien illustré le terrible Staline
: « Le monde, combien de division ? »
987
Ne pas confondre meurtre et assassinat ; passion et préméditation
; sensibilité et rationalité, à moins de concevoir un acte
privé de l’intelligence qui le conduit ; ce qui semble, cependant,
aujourd’hui, déterminer la gouverne des Etats parmi ceux des plus
puissants. On ne s’en étonnera, toutefois que fort peu lorsqu’on
s’avise de comprendre que l’idée de l’Etat est une
idée parfaitement irrationnelle, et dont on peut observer chaque jour
l’irrationalité : un Etat ne gouverne pas par conviction, mais
par la force, dut-il employer la conviction comme force.
988
La vérité d’un Etat est sa brutalité ; le mensonge
d’un Etat est sa clémence. C’est dans l’équilibre
de ce programme que réside sa force, parce qu’alors on en pardonnera
les coups en échange de sa protection. C’est pourquoi ce qui est
bien gouverné ne saurait l’être autrement que par les coups.
989
S’entendre sur le fait que la force des uns provient de la faiblesse des
autres, et non d’un calcul froid et cynique qui pourrait s’installer
au-dessus de tous, et qu’une mécanique qui échapperait aux
plus puissants eux-mêmes, broie chacun dans les mâchoires de sa
folie. Penser cette sorte de fatalité laisse entendre que les hommes
ont produit eux-mêmes une sorte de démiurge, et envers lequel chacun
s’accorde à lui attribuer la source de tous les malheurs, un démon
qui se joue du destin de tous, et contre lequel, une époque attendue
viendra révolutionner l’histoire avec l’émergence
d’un peuple nouveau ayant conscience de son esclavage, prendrait la direction
du temps en main. Mais, il n’y a nul peuple en marche vers sa délivrance,
parce qu’aucune délivrance n’est à attendre. La liberté
est un état de conscience, et non cet horizon dont il ne manque que sa
publicité pour s’en emparer.
990
Là où une sorte de démocratie règne, l’habitude
d’être servi gâte tout autant l’esprit que l’habitude
d’être asservi ; chacun convenant, là dedans, du libre choix
de son servage, ou du servage de son libre choix, selon que l’on est dirigé
ou que l’on dirige, mais non de la jouissance de la liberté, parce
que la liberté n’est pas un programme qui s’adapte à
des possibilités de choix, mais l’essence de l’humanité.
991
Avoir, ou n’être rien, est la question incontournable des Hamlet
des temps modernes ; et la réponse à cette question fait croire
vivre dans une pleine liberté, là où plus rien ne saurait
la distinguer d’un joug, c’est-à-dire là où
plus rien ne saurait faire saisir dans la sensibilité notre rapport au
monde avec toute l’étendue de son expression.
992
Avoir, c’est être, c’est-à-dire assujettir afin de
conserver ce que chacun convoite, et faire croître ce pour quoi chacun
est prêt à se livrer.
993
Il est aisé de déterminer les crimes contre les lois sociales
comme des actes contre nature puisqu’ils sont pesés sur la balance
du fanatisme et des préjugés par ceux là dont toute la
vie s’organise autour des lois sociales. Comment ? Parler de fanatisme
et de préjugé en ce qui concerne la justice, ferait preuve pour
le moins, de légèreté si la société et ses
valeurs n’étaient de la fiction, car il n’est rien de ce
que la société fait qui ne soit une réponse à la
nature sauvage de l’espèce humaine ; rien non plus qui n’aille
dans le sens d’infléchir cette nature vers sa conscience, parce
qu’alors rien des fictions sociales n’aurait pu s’enraciner
pour produire une civilisation. La civilisation se veut une réponse envers
et contre l’animalité humaine, mais alors qu’il lui a fallut
endosser les habits de l’objectivité pour s’exercer, menaçant
du même coup ses civilités. Leurs froideurs refoulant la chaleur
des sentiments, et qui fait dire, par une belle inversion de la réalité,
que le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas, alors que
c’est la raison qui ignore jusqu’au mépris la force du cœur.
994
Il y a un sort bien plus cruel que la mort et la pourriture qui la suit, c’est
de ne pas vivre, parce qu’alors, c’est de décomposition qu’est
faite une telle existence. Ce n’est pas une vie pleine et achevée,
mais une succession d’existences sans suite logique, ni apparente sensibilité
dont elle se trame… Une existence qui n’est en rien effrayante,
sans être pour autant séduisante ; une non-vie.
995
Etre dans la non vie maintient l’attente dans l’espoir : attendre
qu’un jour viendra voir surgir la délivrance. Mais cette attente,
bâtit sur la promesse de l’espoir, cet avenir fait du tissu des
mirages, ne voyant rien venir, engendre un désespoir que le temps se
charge de transformer en
consentement ; ainsi passer de la patience à la résignation, et
de la résignation à la désinvolture, en se disant, après
tout, à quoi bon… A quoi bon… Alors qu’il y vas de
la vie, de l’ambition que chacun est en droit d’exiger, et non d’un
devoir de conscience que chacun est en droit de réfuter.
996
La conscience est ce miroir de l’esprit qui fait de tout désir,
une excuse coupable.
997
On croit voir dans la désinvolture de maintenant, une sorte de liberté
qui veut ignorer le destin, non pas le destin métaphysique, mais le présent
comme moment déterminant son avenir, alors que ce n’est qu’un
destin qui ignore tout de la liberté, parce qu’il est vécu
par procuration, comme une aventure qu’il suffit de regarder pour en ressentir
les émotions ; un transfert de la vie vers le spectacle de ses manifestations.
Et cela convient à l’âge du renoncement qui préfère
l’image à la chose, la copie à l’original, pour le
confort du repos de son esprit ; la démission devant la vie, par défaut
de ne plus rien en saisir.
998
On serait bien en peine de renoncer à ses intérêts pour
le goût, et qui se manifeste par l’art, parce qu’il n’y
a plus aujourd’hui de goût que pour ce qui présente un intérêt,
et pour lequel l’art n’est plus qu’un prétexte.
999
Août 1945 : l’anéantissement du monde a commencé !