Des troubles de ce temps

 

Réflexions et sentences mêlées
Par un iconoclaste du début de l’ère de la marchandise.


« Ne s’étonner de rien,
n’admirer plus rien… »
(Descartes)


1
Un jour imprudent, la raison est apparue ; le début de la folie, en somme.


2
Quelle témérité que de situer un commencement pour chaque événement, parce qu’alors il faut déterminer une fin à ce début si surprenant ; tout début s’inscrit dans sa finalité, c’est-à-dire son but ; elle en est même sa nourriture, ce qui détermine le champ de sa transformation, son usure, sa suppression, son anéantissement. En un mot, son humanité, ce mouvement qui se développe sur la mort que son progrès répand.


2bis
Il n’y a pas nécessairement de relation de cause à effet entre l’apparition de quelque chose et sa finalité, parce qu’à tout instant, le but échappe à son prétexte, de sorte que l’idée de départ se trouve corrigée par les obstacles qu’elle ne manque pas de rencontrer sur le chemin de sa réalisation. Dit autrement : le feu n’est pas plus un des quatre éléments constituant de l’univers, que la mort n’est le but de la vie.


3
D’un monde sans nom sont apparues les civilisations. Mais, fallait-il qu’il soit nommé pour le déterminer ? Fallait-il qu’il se donne une conscience pour apparaître dans sa difformité ?


4
Du chaos des choses apparentes, jaillir des dieux incertains. Début de la division ; début de la corruption.


5
La conscience est apparue dans l’équivoque ambition de se mesurer à ses propres chimères. Le bois et le fer obéissant à leurs dieux éblouissants, ont sommé le verbe d’imposer sa vérité ; ainsi briser la force et l’émerveillement avec l’ambition d’apporter la gloire de cités prestigieuses ; et c’est sous le poids de l’orgueil qu’elles se sont effondrées. C’est qu’il n’est nul prestige qui ne vainc durablement, bâtit sur le spectacle de sa richesse. Une statue de marbre n’est jamais assise que sur un socle mouvant, celui de l’esprit qui l’a érigé et dont la nature, humaine par excellence, et toujours dans le doute par convenance, ne saurait être fixe éternellement.


6
La désertification de l’esprit a commencé sa lente et inexorable progression vers son anéantissement. De là, l’empressement des hommes soumis à l’esprit d’appropriation de déterminer le BIEN en place du BEAU, afin de ruiner toute dimension de grandeur. C’est que, dans un désert, à défaut du beau qui enflamme l’imagination, vient se substituer un antagonisme siégeant d’un seul côté, celui qui oppose abusivement le BIEN et le MAL, afin d’ignorer l’autre versant, celui du BEAU et qui s’oppose à la valeur du MAL qui contient le BIEN. C’est qu’il s’agit de juguler l’inquiétude que la beauté provoque par sa nature même, en s’abritant derrière une morale que le christianisme a érigé en vertu.


7
La grandeur de la beauté est entièrement contenue dans sa cruauté.


8
La morale qui oppose le Bien et le Mal définit sa frontière, de sorte que hors d’elle, rien ne doit apparaître, rien ne doit devenir réel. C’est là, la véritable pensée du christianisme.


9
Le christianisme s’est tout d’abord fait connaître par ses tourments, puis par ses erreurs, et enfin par ses mensonges, de sorte que, dans le monde dominé par l’apparence, il apparaît comme une idée authentique qui apporte la seule vérité possible en lieu des vérités du monde de l’apparence. Mais que ce monde vienne à vaciller – c’est le cas en bien des endroits du globe – et le christianisme se montre dans sa nudité, dans l’exigence des populations appauvries qui lui sont soumises, à ce qu’il prouve ses prétentions.


10
Alors que le christianisme dormant sait se faire oublier, la moindre étincelle provoque son éveil. C’est aussi qu’il est la seule force capable de contenir un incendie, au prix, il est juste de le remarquer, de voir ses fondations changer de gérants. Mais alors, le risque est grand qu’il se montre pour ce qu’il est : une vérité confisquée.


11
A l’opposé de l’évolution des esprits, dont le but est de triompher des idées vieillissantes parce que devenues infertiles, le christianisme a érigé une église à la gloire de son programme, celui de racheter ce qui produit le déclin de ses disciples, la faute morale, afin de se maintenir dans la durée en soumettant les esprits et incarcérer les corps. De la naïveté à la dévotion, de la virginité à la chasteté, voilà en réalité le vrai programme du christianisme, dont tous les autres ne sont que de malheureux leurres pour parvenir à cette fin, et quoique bien chaste et bien vierge qui s’y laisse prendre. Mais quel autre destin, un esprit éclairé saurait lui conseiller sans devoir, à son tour, s’accoutrer des haillons de ce vulgum pecus…


12
Le christianisme est la religion de la culpabilité et de la honte qui pardonne à tous afin d’être pardonné de ceux qui font œuvre de repentance.


13
Le pardon : l’offense la plus impardonnable faite à un esprit libre.


14
Dans le pardon, il y a comme l’odeur de la soumission, une irresponsabilité reconnue de l’esprit qui anéanti tout acte, fut-il le plus condamnable pour celui qui se repent.


15
Il n’y a pas d’acte en soi qui est condamnable ; il n’y a que des condamnés, parmi lesquels devraient figurer en bonne place les chrétiens, si nous voulons faire œuvre charitable, naturellement.


16
On ne peut reprocher au christianisme d’être comparable à de la nourriture, mais c’est une nourriture de l’esprit qui ne peut convenir qu’à celui qui a le ventre repus. A l’autre, il lui faudra se contenter d’y croire.


17
Le christianisme est une philosophie qui remet à demain l’espoir porté aujourd’hui. Il trouve la réponse dans le trépas, comme une sentence qu’anoblie une vie faite de labeur, de soumission, de mortification, de terreur, de repentir… Bref, d’obéissance.


18
Le christianisme est la négation de la vie qui trouve sa justification dans la mort, ce qu’il situ au-delà de la vie, devant un tribunal des âmes qui juge du mérite de celles-ci par son degré d’abstinence envers tout ce que la vie offre de plaisir et de grandeur, de joie et de douleur, pour ne retenir que l’effacement envers la jouissance, parce qu’il la juge comme un crime. N’a-t-on jamais vu crime plus efficace, ce chantage de l’absolu…


19
Pour le christianisme, la vie est un carcan qu’il s’agit de débarrasser par l’abstinence de ses manifestations charnelles en ne retenant que celles de l’esprit. La pureté de l’esprit délivré de la chaire. Connaît-on système de castration plus efficace ?


20
La libération de la vie est, pour le christianisme, le moment de la mort. De là toutes les dérives orchestrées par ceux qui s’emparent de l’exercice d’un pouvoir. Et de l’abstinence qu’évoque le sacrifice chrétien, à la débauche que provoque l’idée que la vie est courte, par ceux là dont le goût est de diriger, l’histoire ne retient de leur souvenir, que celui du mépris qu’ils manifestaient, et que le christianisme absous. Voilà qui justifie le malheur par nécessité.


21
Le christianisme est une philosophie de la convoitise et de l’appropriation qui ment sans cesse sur ses intentions, à l’image de ces péchés qu’il dénonce avec obstination. Et quoiqu’il y ait, dans cette obstination, comme la marque d’une trahison, car enfin l’effort qu’il fournit pour convaincre, fini par convaincre qu’il est bâtit sur ce qu’il dénonce. A quoi bon, en effet, tant d’acharnement envers un malheur qui ne traduit qu’une misère…


22
Le christianisme est un mensonge, mais un mensonge obsédant sur la vie, redoutant ses manifestations les plus pures, les plus sauvages ; en un mot : les plus sexuelles.


23
La domestication des êtres, voilà le véritable projet que contient le christianisme. De quel autre projet serait-il porteur, qui ne l’avilisse à son tour… ?


24
La liberté est apparue par le christianisme. Mais, elle est apparue, comme le sang séché, sous forme de coagulation ; impropre à la vie.


25
Le christianisme, nourriture de l’esprit ? Voilà un leurre de plus dans l’équivoque paysage de la désolation des choses humaines. En effet, que peuvent signifier ces aliments célestes, privés de la nourriture terrestre ? Et pour goûter avec délectation à ce genre d’aliment, ne faut-il pas avoir l’esprit dégagé des contingences de la chair ? Mais alors, pour un esprit si rempli, en quoi le christianisme serait un aliment ? Ne serait-il pas plutôt son poison ?


26
L’esprit critique est apparu avec le christianisme afin de lui donner une consistance légitime, la liberté, hors de laquelle un tel esprit est vide de sens, pour aussitôt se l’approprier, le vidant du même coup de cette substance qui lui a donné sa consistance. Le christianisme dévorant ses propres enfants, en somme.


27
Que vaut un salut inaccessible face à un présent inexistant ? N’est-ce pas dans cette question troublante qu’est contenu le vrai visage du christianisme ? Inquiet devant une vie que personne ne maîtrise, face à la mort que tout le monde ne fait qu’imaginer, non sans un certain effroi, on s’abandonne volontiers pour un confort de protection, c’est-à-dire ce qui manque le plus à ceux dont tout le souci se résume à se protéger, de peur de perdre le peu d’existence qu’ils comparent abusivement à la vie, alors qu’ils en redoutent ses manifestations les plus humbles sitôt qu’elles sortent du cadre étroit de l’habituelle convulsion de l’existence quotidienne. Mais, c’est ce qu’il reste, à trop espérer de l’au-delà.


28
A voir la folie s’agglutiner autour des églises depuis l’avènement du christianisme occidental, on en déduit aisément que le chrétien n’est qu’un homme malade.


29
Le christianisme est la science des esclaves.


30
Il y a deux milles ans, on blanchissait déjà ce qui était compromettant : acte de naissance du baptême.


31
Le premier crime contre l’humanité : naître.

32
L’athéisme est la forme laïque du christianisme.


33
Comment faire naître en soi une passion qu’on n’éprouve pas, lorsque combiné à diverses situations, il est mieux de feindre afin d’esquiver, plutôt que refuser afin d’ignorer ? Il faut, pour cela, avoir le sens de la tragédie, avoir l’âme du comédien. Rien n’y oblige que la crainte de voir s’écrouler un projet que seul un comédien sait bâtir avec raffinement.


34
Il y a des gens qui n’ont pour seul tord de n’être que trop visiblement des salauds. Les autres n’en laissent rien paraître. Mais qu’importe l’homme si son œuvre atteint le sublime. L’homme Céline n’était peut-être pas recommandable, mais son « Voyage… » est praticable. C’est qu’une pensée appartient à l’époque qui a vu naître l’homme qui l’a incarnée, et non à l’auteur lui-même. Dans le cas contraire, combien de pensées auraient survécues à la disparition de leur auteur ?


35
Il faut privilégier le génie à toute autre considération.


36
La morale, dont la nature est de juger du caractère des hommes, par cette nature, exprime une sentence impossible à respecter par cela que la nature humaine, toujours changeante au gré des saisons, impose un modèle positif de comportement qu’il sied à chacun de refuser à l’autre pour mieux s’en approprier la vertu. Ainsi, paraître pour ce que l’on n'est pas, afin d’être ce que l’on ne paraît pas, sans être dérangé.


37
Le vice des uns justifie la vertu des autres.

38
Définition du mauvais goût : l’homme honnête.

39
Définition du bon goût : l’homme respectueux.


4O
Il y a un mot pour désigner l’esprit de l’humanité : la liberté ; il y a un mot pour désigner l’esprit de l’inhumanité: l’égalité ; il y a un mot pour justifier cet antagonisme : la fraternité.


41
La réunion de deux idées antagoniques produit un mensonge.


43
Il faut rendre leur fraîcheur à des textes trop lointains, si nous voulons recueillir toute la saveur du temps qui les a solidifiés. C’est que la poussière ternit les images plus qu’elle ne les embaume ; et c’est à son caractère critique contemporain que l’on reconnaît la vivacité d’un texte, non à un respect forcé dû aux ans.


44
On ne devrait jamais douter du mot sans prendre le risque de voir perler le mensonge sur la commissure de lèvres incertaines. Douter du mot donne de l’aigreur dans la bouche – on le voie d’un tribunal, dont c’est la vocation – parce que ce n’est pas le mot qui est mis en doute, mais la parole qui devient par-là même mensonge. Cruauté du discours…


45
Il n’y a rien à apprendre, mais tout à comprendre. C’est cela qui constitue la finalité dernière du savoir, sa téléologie, et non la suppression de toute chose.


46
La connaissance qui ignore la dimension sensible de l’humanité s’appelle la médecine. Elle conçoit la mort naturelle comme une simple déconstruction d’un système biologique, et non comme le vivant se renouvelant. C’est ce qui explique qu’elle s’autorise tous les excès sans tenir compte de l’action du temps sur le vivant. Concevoir la vie comme on conçoit la mécanique ; la raison au service de la logique pure. Cependant qu’il serait prudent d’inverser la formule, à moins de concevoir la mort comme la finalité du vivant. Il est vrai qu’un requiem est toujours plus grandiose qu’une symphonie pastorale, et qu’on élève plus facilement des bâtiments à la gloire des morts que des habitations au service des vivants. C’est qu’on demeure classique par crainte de la critique, voilà tout ; dit autrement, le mépris semble plus engageant que l’hospitalité.


47
Savoir distinguer la réprobation de la sentence.

48
Prendre le train de la vie dans le mauvais sens étreint la gorge aussi sûrement que le trépas fixe les bornes de l’existence.


49
A quoi bon un ailleurs qui ne séduit que parce qu’il est inconnu, alors qu’on en redoute ses effets de déjà vu…


50
Nous sommes seule face au monde, comme David face à Goliath, à ceci près qu’aujourd’hui, David s’associerait avec son ennemi d’alors, car si à l’époque, les querelles étaient provoquées par les idées, aujourd’hui les idées se réduisent à celles qui justifient un partage du pouvoir. L’ambition s’est déplacée du terrain des idées à celui du profit ; en somme, de la jalousie vers le mépris.


51
Meurtre conjugal : divorce radical !


52
Ce qui retient les individus au sein du couple est une force si puissante qu’elle rend impossible une rupture sans faire de dégâts ; et quoiqu’il est vrai, seulement entre gens que tout indisposait à leur rencontre.


53
On se convainc d’amour sitôt nos organes en émoi ; qu’il n’y soit pas répondu montre l’ampleur de la confusion. Rien d’autre.


54
En amour, nos organes servent trop souvent de boussole, mais que l’un ne veuille répondre à l’autre, et c’est l’aigreur de la trahison qui pointe à l’horizon. Soumis à nos organes, nous éprouvons de la faim sitôt que l’autre ne veut y répondre. On en fait alors, le reproche de ne plus être aimé afin de dissimuler à l’esprit sa propre famine. Ainsi, transformer le dépit en colère.


55
L’amour d’aujourd’hui qui ne manifeste pas d’intérêt nous apparaît niais ou douteux, mais non authentique, tant il semble que seul ce qui porte de l'intérêt nous apparaît comme réel. Et seul le réel qui manifeste de l’intérêt retient notre attention. C’est qu’à défaut d’amour, nous savons, au moins, nous rabattre sur notre avarice.


56
L’amour d’aujourd’hui est ce vaudeville qui retient deux personne en captivité par un contrat que personne n’engage, mais qu’aucun ne refuse.


57
« Faites l’amour, pas la guerre », dit-on. Oui, mais à partir de quel âge ?


58
L’idée ne vient pas à l’adulte ; elle s’achève avec lui.


59
Ce qui étouffe le courage fait respirer l’envie.


60
La vérité est ce que l’on croit. Le reste vient après.


61
Il faut faire attention, lorsque l’exigence de la droiture veut s’imposer, que la morale que l’on se fait ne gâte celle du cœur, parce qu’alors les principes de désirs qui le gouvernent se transforment le plus souvent en désir de principes que l’on redoute ; et qu’à y regarder de plus près, il est prudent, lorsque l’on s’abandonne au cœur, de ne pas se laisser distraire par la morale, à moins de considérer le cocuage comme une marque de fidélité.


62
Ne vous êtes vous jamais posé la question de connaître la signification de : « être à l’écoute de l’autre » ? Ne pensez-vous pas qu’il est bon déjà, de s’écouter soi-même, afin parfois de pouvoir écouter l’autre, et trouver les arguments pour y répondre, et dont le silence est l’un des arguments les plus redoutables ?


63
Ecoutes toi toi-même !


64
L’apparence physique n’est qu’un symptôme, mais c’est avec elle qu’on fait l’amour, et c’est elle qui peut tenir éloigner un individu prédateur, s’en éloigner prudemment, ou se laisser surprendre dans le piège de ses propres masques.


65
Il me paraît inconcevable que le monde moderne d’aujourd’hui n’engendre pas des individus aux comportements qui le contrarient par quelques propos ou actes de refus, non parce que ce monde apparaîtrait comme scandaleux, mais bien à l’inverse, parce qu’il ne se montre pas assez scandaleux. C’est justement parce qu’il montre partout une richesse domestiquée, une richesse dépensée avec parcimonie, malgré les apparences qui nous font croire à du gâchis ce qui n’est que folie, que peut venir le scandale, parce que le propre de la richesse, c’est d’être dilapidée, et non que les lieux de sa dépravation soient tout spécialement choisis pour leur caractère privatif. Le scandale, c’est que la richesse est confisquée, et appartient à des nantis, et non qu’elle soit dispersée pour le plus grand nombre. Au plus grand nombre, il est distribué le produit de cette richesse, la misère.


66
Lorsqu’on entreprend, dans certaines circonstances, de faire la critique de l’autre, il est bon de le faire pour ce qu’il est réellement, et non pour ce qu’on imagine, et encore moins pour ce qu’on voudrait qu’il soit. Critiquer, ce n’est pas proposer mais discuter. Toute autre formulation n’est que maquillage de conflit.


67
L’autre, cette figure de soi qu’on ne peut admettre que hors de soi.


68
Ne dites pas « Je t’aime », à moins d’avoir beaucoup d’imagination.


69
Je dis ceci qui souvent soulève une large désapprobation, et qui est pourtant la chose la mieux partagée par nos contemporains, savoir qu’il n’y a pas d’amour. Bien sûr, en disant cela, je soulève un désenchantement qui me dessert, tout simplement parce que l’immense majorité a pris l’habitude de vivre en marge du questionnement et préfère vivre au cœur du spectacle du monde de la marchandise. On le voit, rien ne semble plus vrai à l’œil abusé par une marchandise qui se laisse désirer, que la valeur attribuée à celle-ci ; rien ne sait remplir l’âme d’une émotion aussi forte qu’une marchandise qui tient son éclat de la valeur qu’elle affiche, et rien n’apparaît comme plus abject que l’individu qui est dépourvu d’un tel attrait. Comment, dans ces conditions, rencontrer l’amour ?


70
L’amour privé de sa pensée n’est qu’une bestialité, au sens exact qu’il faut donner à ce mot de bestialité. Il ne faut donc pas y voir une quelconque sentence, mais une simple constatation. On ne saurait en éprouver de la répugnance qu’à l’ombre de préjugés malsains, c’est-à-dire de ceux qu’affectionne le christianisme. Cependant, on ne saurait le lui reprocher sans qu’à notre tour, nous nous compromettions dans un préjugé, car il suffit d’ignorer les sentences du christianisme pour que disparaisse la répugnance que l’on éprouve à l’évocation de certaines situations. C’est que la bestialité de l’amour enfin reconnue nous libère d’entraves autrement impossibles à distinguer, et lui redonne une pensée que le christianisme avait jusque là réussi à confisquer.


71
Pour le christianisme, rien n’est plus abject que les jeux qui accompagnent l’amour, parce que l’amour chrétien est douleur ; douleur dans l’enfantement, devoir dans le coït, répugnance des organes… D’où sa persévérance pour les châtiments…


72
L’amour qui s’accompagne des jeux du sexe prouve notre nature intellectuelle. L’inverse démontre notre misère, non notre animalité. L’animal, lui, ignore ces dimensions.


73
Les hommes comprennent mieux ce qu’ils pensent que ce qui est, mais s’amusent de ce qui est, et méprisent ce qu’ils pensent.


74
Aucune idée ne sert ou ne nuit indéfiniment. C’est méconnaître les effets du temps que de croire le contraire, et à l’inverse, concevoir chaque éclair de la pensée comme frigide, sans aucune conséquence sur le monde, ne se vérifie pas.


75
Il n’est rien dont les conséquences peuvent être plus funestes ou plus enchanteresses que les effets de la pensée. Qui n’est pas rempli de remords, ou à l’inverse, n’est pas rempli de joie à l’évocation de telle ou telle pensée qui a produit son effet, est simplement dépourvu des idées qui lui donnent un contenu. L’oubli de prendre toute la dimension du lien entre une pensée et sa réalisation n’est pas seulement une faute, parce qu’il conduit à perdre le sens de la vie, celui de la liberté, et qui fait que l’on s’accommode de tout par défaut de n’être incommodé par rien, de sorte que de tout ce qui la restreint, il y manque l’essentiel : la conscience de cette restriction, c’est-à-dire, la possibilité d’y mettre un terme.


76
On confond bien souvent désir et convoitise, alors que le premier n’exprime que la possible conscience de vouloir supprimer la seconde ; et la seconde, la terrible inconscience d’ignorer le premier.


77
Il peut arriver l’impatience de vouloir traverser la vie comme on voudrait se dérober à une douleur dentaire, c’est-à-dire plutôt vite, non pour échapper aux hommes mais bien pour s’en rapprocher, tant la mort semble plus hospitalière et souriante à ceux qui ne font que subir leur triste existence, c’est-à-dire une existence que tout tient enchaîné à une vie sans substance autre que celle du vide. A ceux là, l’humanité est un projet impossible à rencontrer ici-bas. Leur projet seul peut la contenir.


78
Il faut oser regarder, dans un face à face avec soi-même qui n’admet pas l’équivoque, notre propre épouvantable vérité.


79
Pascal, cet « archer terrible aux dix-huit flèches impérissables » selon Mauriac, et qui finit par périr sous les coups du christianisme. C’est que, face à l’insondable tel qu’un Pascal fut porteur, le mensonge est mortel.


80
Lorsqu’on interroge les gens sur la mort, il y a les vantards qui disent ne pas s’en préoccuper, les inquiets qui disent l’attendre comme on s’agenouille devant une fatalité, et ceux qui en affrontent ses manifestations. Parmi ceux-ci, seuls le vivent avec détachement, c’est-à-dire avec un certain scepticisme, ceux qui l’invitent comme on invite un libérateur. Leur redoutable attitude les protège de bien des vicissitudes, voilà tout.


81
Il est certainement bon d’être charitable, à la condition de le comprendre du point de vue de l’égoïste.


82
C’est la douleur rencontrée dans la vie, l’angoisse que cela provoque, qui fondent les religions, le salut qu’elles proposent, non l’inquiétude devant la mort, cet avenir inaccessible qui offre les possibilités de l’imagination, alors que la douleur étreint la gorge au point de désirer cesser de vivre, au point que la mort est identifiée à une libération.


83
C’est la morale qui détermine les religions, qui leur donne un contenu acceptable, parce qu’elle doit rendre compte de l’organisation sociale – c’est là sa vocation – afin de soumettre ces penchants qui transforment l’instinct en désir, afin d’en maîtriser leurs manifestations autrement redoutables pour tout ce qui réduit la vie à un ordre, à une discipline, à un système. La religion, c’est ce qui plonge chacun dans l’apnée de sa naïveté pour être repêchée par le sacerdoce de ses illusions.


84
Pour donner du souffle à un épisode du passé, il faut le rendre séduisant, il faut le rendre CONTEMPORAIN.


85
Pour nous autres, contemporain du siècle de Guy Debord, la philosophie a perdu ses références, lesquelles en faisaient la science de la logique, laquelle expliquait le monde, pour lui substituer la logique de la science, laquelle agit sur le monde pour le transformer, non pas dans le sens qu’en donnait Lamarck, ni dans celui d’une possible amélioration des conditions d’existence, mais afin de lui ôter ses imperfections, ses égarements naturelles : tout ce qui distinguait en lui le raisonnement du sensible et qui sont à l’origine du désir d’améliorer les conditions d’existence, pour ne lui imposer que la froide détermination du rendement et ruiner tout ce qui est issu du hasard, cette source de l’esprit critique. En un mot, imposer l’ère glaciaire du calcul. Passer du désir de comprendre à l’envie de régner.


86
Dans le fond, on ne croit jamais qu’en soi, même lorsqu’on évoque Dieu ; surtout lorsqu’on évoque Dieu.


87
Quelques rares auteurs furent auteur d’un seul livre – c’est le cas de Nietzsche ou de Pascal – dans le sens inverse d’un Thomas d’Aquin, s’entend.


88
Les dieux, sollicités le plus souvent pour conjurer un sort ou un tourment, ne sont finalement victimes que de la reconnaissance qu’on leur attribut par l’expression de leur figure, et qui n’est rien d’autre que la trahison de nos propres certitudes, ébranlées.


89
De ce qu’est la philosophie, il faut l’entendre dans le sens qu’en donnait alors le Marquis de Sade, c’est-à-dire à partir de la place qu’il lui a assignée et qui est l’endroit qui lui convient, non pas dans les universités, mais dans un boudoir. L’entendre d’une toute autre manière ne serait qu’une perversion de cet esprit ; une perversion bien sadique, il est vrai.


90
Concevoir le sacrifice du point de vue de la liberté comme le fait le christianisme, est un non-sens en cela que l’idée de sacrifice appartient à un système de pensée, autour duquel gravite une croyance transcendantale, c’est-à-dire un système de soumission à cet ordre ; ce qui invalide toute idée de liberté.


91
On peut se ressentir libre de choisir un système de soumission, mais non d’y être soumis. Dès cet instant, l’individu appartient à ce système, toute sa pensée lui sera inféodée, tout son comportement en subira les influences, même les plus anodines. Il y a une liberté de choix, mais non d’exécuter les principes qui régissent un système. La liberté s’arrête là où un principe l’encadre.


92
Le moteur de la liberté est la critique.


93
Dans un système de pensée bloqué par des principes, concevoir la liberté, c’est la concevoir bornée dans les conditions admises par ces principes, et qui ne peuvent être dépassés sans qu’elle ne perde tout son sens. Dans ces conditions, parler de liberté ne détermine pas une présence mais un aveu.


94
On n’aime rien mieux que la certitude que ce qui existe est vrai par l’habitude de sa récurrence.


95
Il semble que, seule la paresse d’esprit est juge de ce qui est vrai par cela que rien ne vient contrarier par sa nouveauté le sommeil de sa raison. C’est que choisir entre le confort que procure l’absence de responsabilité et la jouissance que procure sa propre volonté, le petit homme d’aujourd’hui a tranché et a préféré démissionner de sa volonté pour lui préférer les facilités que lui offrent la liberté confisquée par ses maîtres. C’est qu’à défaut de vaincre d’une situation par ses propres efforts, il est plus confortable de se soumettre à une situation que les efforts de maîtres autoritairement proclamés imposent. C’est ce qui explique que le salariat a tant de succès.


96
Où se trouve donc tous ces peuples dont on aime croire qu’ils étaient réfractaires à l’avancé du monde de l’argent et à son spectacle ? Où se trouve donc ces peuples du refus dont l’histoire nous rapporte les épopées relatées dans des récits homériques, mais pour lesquels il n’existe point de preuve ? Et pourquoi donc les rechercher ? Aurait-on besoin de se figurer la liberté, pour en justifier le désir ? Serions-nous si privé d’imagination ?


97
Il devrait être sage de manger les fruits de la vie avant qu’ils ne pourrissent mais la prudence toutefois, nous dicte d’en garder pour l’occasion. Cependant, de quelle occasion pourrait-il s’agir ? Ne parle-t-on pas plutôt de celle que l’on manque toujours ? de celle dont on se rend compte sitôt l’effet passé, alors même que nous ne l’avons pas vu arriver ? Que faire alors de ces fruits qui se montraient si généreux en sucre, mais que le temps a chargé d’amertume ?


98
Lorsque, de la révolte de la jeunesse, nous passons au scepticisme de l’âge qui marque l’expérience des ans, effaçant du même coup l’innocence, une part de soi s’est affermie, rendant la certitude que la marque des ans a imprimée sur sa vie, plus ignoble encore que la haine qui habitait notre jeunesse, par cela que le dégoût qui nous accablait alors, n’avait de rival que l’indifférence qui finit par nous assaillir.


99
Il n’y a nul part où aller que le seul terrain de notre imagination. L’imagination est LE territoire, et nous ne saurions en connaître un autre sans prendre le risque de se fourvoyer dans un chemin de travers qui se révélerait être rempli des pièges que l’on tente le plus souvent d’éviter, non par sagesse, mais par la crainte qu’éveille notre sagesse de se voir ensevelie sous la pression de gens moins scrupuleux. Il ne s’agit pas de prudence, mais d’attention. C’est que là où un trop plein de prudence interdit, la vigilance conseille. Seule l’imagination offre l’impertinence de déborder du cadre de cette bienveillance pour le vagabondage des idées. Seule l’imagination sait déborder de liberté.


100
L’homme libre avance seule. Quel besoin aurait-il de s’entourer de disciples et de maîtres ? Il est son seul disciple et son seul maître. Il ne se suffit pas à lui-même parce qu’il est un rapport à l’autre, un rapport libéré des entraves qui conditionnent l’esprit du maître et de ses esclaves. C’est que la liberté se conçoit dans celle de l’autre, et s’arrête lorsque l’autre s’en trouve privé, parce qu’elle traduit un rapport social qui implique les individus entres eux, non une politesse d’aristocrate inquiet de se voir émasculer de ses prérogatives.

101
Il n’y a nul part où aller en dehors de l’imagination ; l’imagination est le territoire. Le territoire est là où nous sommes, et là où nous allons et qui existe dans la certitude de notre conscience, tel un Christophe Colomb à la veille d’embarquer pour l’inconnu.


102
Des conquêtes de César à celles de Napoléon, de l’invasion de ces terres nouvelles que la vieille Europe a appelée l’Amérique au développement des marchandises, de la dérive de l’Art à l’oubli de l’amour, il n’existe rien qui ne vienne de l’imagination et qui y retourne, mais non dans un éternel retour, plutôt comme le ferait une horde de Huns, le pétrole en plus.


1O3
L’argent, produit de l’imagination par excellence, valeur absolue, pouvoir absolu. C’est là sa faiblesse : il suffirait de ne plus croire en son pouvoir, pour que la valeur qu’il lui est attribuée s’effondre, et que nul qui y est soumis n’y trouve matière à regret. C’est qu’un dictât est craint tant qu’il s’impose, tant qu’il tient sur le socle de sa vérité. Que celui-ci vient à s’effriter, et l’horizon ainsi découvert s’éclaire d’un jour nouveau, qui nous fait bien vite oublier les ténèbres des jours précédents. Et quoique l’on ignore comment vivre ce que l’on ne connaît pas, et qui est un argument de prudence qui nous fait accepter ce que nous connaissons. Le désir de découvrir le mode d’emploi d’une vie nouvelle, naît dans l’enthousiasme de l’effondrement des carcans. C’est cette imagination nouvelle que redoutent tant les tenants de la vieille imagination figurée par l’argent. De là, toutes les calomnies, les mensonges, le terrorisme d’une police…


104
De toutes les vérités, la plus certaine c’est qu’aucune n’est vraie absolument.


105
S’il est sage de se positionner vis-à-vis de l’immensité de l’univers, il est prudent de se positionner vis-à-vis des autres. Immensité là bas, petitesse ici. C’est que le vertige de l’un et l’orgueil de l’autre provoque la sagesse d’un prudent retrait à qui sait observer, et la véhémence de la passion à qui est aveugle.


106
A l’observation du ciel, la sagesse nous impose l’humilité, tandis qu’en observant près de soi, il nous faut, pour être pourvu d’un minimum de sagesse, disposer de la révolte.


107
La philosophie n’est en rien la science de la sagesse que voulait un Descartes ou un Montaigne, parce qu’elle n’a jamais été qu’un discours querelleur sur les querelles de chacun. Elle n’est une voie qu’à celui qui porte aussi un couteau, parce qu’il n’y a d’arguments véritables que ceux qui vainquent contre ceux qui sont vaincus.


108
Sur quel critère pouvons nous nous représenter ce que l’on considère comme normal, et que la morale, abusive par principe, oppose à ce qui est anormal, ce qui semble anormal, c’est-à-dire ce qui dérange la logique du bon sens ? Il nous faudrait, pour répondre, user de critère exempt de pathologie ; le pathologique, cette maladie de la logique qui se réduit au bon sens.


109
Nous admettons faire une distinction entre le normal et le pathologique à l’intérieur d’un système référent, lequel par convenance possède sa logique propre. Mais, pour que ce système soit élevé au niveau de ce qui le fait admettre pour lui-même, et donc qu’il n’autorise rien qui ne l’ébranle, c’est-à-dire qu’il correspond à ce qu’il est admis comme normal, il lui faut être un système de pouvoir. C’est un système de pensée qui est tout naturellement appelé à gouverner le monde. Cependant, au vu des désastres qu’il a répandu sur l’ensemble de la Terre, il faut bien admettre que ce système a échoué devant ses promesses, devant sa normalité. Il n’est pas abusif de conclure que ce système référent est pathologique, et que la gouverne de ce système est l’expression de la maladie. A bien des points de vue, on ne saurait le réfuter sans ruiner l’espoir que nous mettons à le maintenir en place ; sans ruiner la certitude que nous sommes normaux selon les critères de cette gouverne, et donc admettre que nous sommes nous-mêmes, malades. Bref, être visiblement ce qui nous effraie absolument. Mais, qui donc oserait entreprendre une telle démarche de salut public sans devenir victime de sa propre thérapeutique…


110
Se mettre au diapason d’un autre, et finir par en attraper le ton : comble de l’impuissance.


111
La fréquentation de ce qui nous est imposé façonne en chacun de nous un jardin vidé de sa substance, vidé de nos souvenirs, de nos émotions, de nos sensations, pour le vivre rempli d’une cartographie nouvelle qui nous a fabriqué des souvenirs, provoqué des émotions, éveillé des sensations, tout cela dans un artifice si parfait que rien ne saurait nous en éloigner sans faire surgir en nous un effroyable vide, ce que nous redoutons le plus : le détachement de tous liens, parce qu’alors il nous faut trouver notre propre force, ou succomber.


112
Là où tout est falsifié (et reste-t-il seulement un terrain qui ne le soit pas ?), il faut rechercher la vérité d’un concept dans son origine, et non tel que l’extrapolation à travers les ans nous l’a rapporté, parce qu’alors on serait bien en peine d’en dire quoique ce soit qui n’est aussitôt contredit par ceux-là qui font profession d’abuser des concepts afin de les rendre présentables. Il nous faut donc aller là où le concept nous apparaît comme le plus éloigné de sa réalisation, le trouver à l’état de fossile, là où il n’a pas encore subi la lente détérioration que les falsificateurs appointés lui font subir ; le trouver dans sa nature d’origine, là où se révèle aussi les possibles jeux de sa falsification, là où l’on peut rencontrer la critique de son esprit afin d’en faire surgir l’esprit de sa critique, c’est-à-dire le mouvement de sa réalisation, de sorte qu’il se donne dans sa vérité, ou qu’il disparaisse.


113
Pour saisir la nature profonde du concept, il faut le saisir dans son mouvement, celui de sa réalisation, ce qui le révèle, c’est-à-dire, ce qui donne au présent la consistance qui transforme l’instant en moment.


114
Du projet de changer le monde, nous sommes parvenus à celui de l’interpréter, parce que le réel n’est plus qu’un moment du monde du spectacle, non sa négation, non son dépassement.


115
Le temps n’est qu’un fardeau à celui qui n’a pour tout bagage que le devoir d’obéissance, et une liberté à celui pour lequel il est un programme. Le premier a lié son sort au système du salariat, le second, à sa critique.


116
Qu’est l’intelligence sinon la faculté de comprendre les choses de la raison en fonction de celle du cœur…


117
Le temps subit par le salariat transporte avec lui la grimace du manque et de la désillusion et que le masque du devoir justifie.


118
A quoi bon les idées si elles sont privées de l’objet de leur convoitise, et qui les rend séduisantes par défaut d’être convaincantes ?


119
Rien n’est encore dit, sinon rien de ce qui se fait n’existerait.


120
Dans ce monde, il est bien difficile de concevoir la tendresse autrement qu’avec le crachat d’une mitrailleuse.


121
On ne peut offrir un sourire dans le calme ; seulement dans la volupté. Le sourire est cette forme très spéciale que prend une lame de rasoir sur le bord des lèvres, lorsqu’on reconnaît à l’autre l’intelligence provocante qui incite à un duel avec le charme sublime qui rempli les lèvres de sensualité.


122
La vie est une menace que l’écriture indispose en permanence. C’est le sens de l’écriture, sa nature assassine.


123
Une écriture qui ne traduit pas une pensée n’est qu’une maladresse de l’esprit, dont l’usage commun n’en retient que celui de passer le temps. La longue agonie de l’ennui…


124
D’où vient cette étrange idée que l’on tient le savoir, de la connaissance que l’autre nous fait parvenir ? Voilà une conception qui nous fait oublier que tout de ce qui provient de l’autre passe par le filtre de l’interprétation, de sorte qu’un tel savoir est souillé de préjugés, déformations, suggestions, et laisse à chacun le soin de croire qu’il a des choses à comprendre là seulement où il ne fait qu’interpréter, croire qu’il transmet, là seulement où il propose, qu’il entend, là seulement où il dispose. Ceci, indépendamment de la valeur contenue dans ce savoir. Mais, c’est dans ce cheminement torsadé, semé des pièges les plus redoutables, qu’une pensée peut prendre la forme de la vérité qui convient à cet instant, que l’instant d’après validera ou rejettera, jusqu’au suivant, jusqu’à ce que ce savoir influence les esprits de sorte que rien ne puisse en sortir indemne, que rien ne soit admirable, que rien ne soit acceptable, parce qu’il ne s’agit pas de transmettre des valeurs, mais de les supprimer, de les dépasser. C’est en cela qu’on peut parler d’évolution des esprits.


125
Un cataclysme dans l’histoire des idées : Descartes.


126
Un nouveau concept vient d’apparaître en cette fin du XX ème siècle, celui de l’Union des Etat Européens. Cela rappelle, non sans une certaine ironie, celui des Etats Unis d’Amérique. C’est que le besoin se fait sentir à la déjà vieille Europe de rivaliser avec sa gigantesque concurrente, l’Amérique. Mais alors que l’Amérique est l’exportation de la vieille Europe au-delà d’un océan, et qui a donné naissance à un nouveau pays, l’Union Européenne n’est qu’un assemblage d’Etats disparates, aux cultures aussi antagoniques que légitimes par leur construction qui s’inscrit dans les siècles, de langues aux origines aussi divers que multiples, avec des monnaies dont les valeurs ne rencontrent que difficilement leur équivalence. Pour qu’un tel assemblage hétéroclite puisse durer (et tout indique qu’il va durer), il faut nécessairement que les peuples qui l’habitent soient dans un état de soumission et d’illusion propre à tout esclave que des chaînes entravent inutilement. Il faut à ces esclaves, qu’ils soient soumis volontairement. C’est la condition pour que l’Europe puisse fonctionner sans qu’elle ne rencontre l’hostilité du plus grand nombre de ses habitants. L’Europe, c’est l’aveu que nous avons rencontré la liberté dans l’esclavage, la force dans la soumission, le bonheur dans la conformité. Ce que le Nazisme avait rêvé, la démocratie le réalise.


127
L’Europe, c’est le nivellement des esprits, élevés au niveau des beaux-arts.


128
La vérité n’est que folie, quand la liberté prend la forme du travail.


129
Donner la vie, comme le font les ventres procréateurs maternels dans le monde de maintenant, c’est donner la mort par anticipation comme l’égoïste enferme la liberté pour savourer sans ombrage le fruit de ses désirs.

130
Dans les pays riches, on donne la vie par espoir de voir la sienne s’enrichir ; dans les pays pauvres, on la donne par dépit, par désespoir. Où l’on voit que le désespoir est bien plus fécond. C’est désespérant.


131
La vie d’aujourd’hui peut se résumer à cette image, que celui qui convoite une gourmandise, est prêt à tout pour s’en emparer dès l’instant qu’il suppose en avoir les moyens, non pas comme l’alpiniste qui veut se mesurer à l’ascension de ses propres ambitions, mais comme l’esclave qui, pour avoir quelques faveurs, n’hésite pas à marcher sur la tête de ses congénères. Et si l’objet de cette gourmandise est bien piètre en regard de celui qui gravit sa propre vie sans devoir marcher sur la tête des autres, il s’en consolera par cela qu’il se rassasie quand même de la somme de ces maigres réussites ; pareil à un chasseur de lièvre en rapport à un chasseur de cerf : son gibier est petit, mais c’est son gibier. C’est que le mérite que l’on se donne est à la hauteur des ambitions que l’on chérit.


132
L’esprit contemporain du monde qui se proclame moderne : vomissure de cervelas, fabrique de ferraille à roulettes, fausses dents faites d’une brillance d’argent, tronçonneuse de chair humaine. .. D’après quelques indiscrétions, ça s’appelle : la démocratie.


133
L’armée n’est pas haïssable pour ce qu’elle est, cette ombre du pouvoir, mais pour l’obligeance faite à l’intelligence de se soumettre, parce que dans ce cas précis, point n’est besoin d’une grande vivacité d’esprit ; elle se réduit à une peau de chagrin, ayant pour tâche d’être une fonction, la plus parfaite possible, afin de vaincre sur l’idée qu’elle combat et de convaincre de l’idée qui l’habite. Ceci n’est pas honorable, et quoiqu’elle exécute avec une très grande précision les ordres qui lui sont donnés, ce qui est pour le moins effrayant ; l’effroi au service de l’honneur.


134
Il me semble plus vrai ce qui est compris plutôt que ce qui est acquit, parce que ce qui est acquit, l’est dans la durée, tandis que tout ce qui est compris l’est dans un moment que l’instant d’après fini par contredire parce qu’il n’existe pas de lois immuables. Il existe une certaine fixité des esprits pour lesquels rien de ce qui est acquit ne doit être contredit par ce qui advient, parce que rien ne doit advenir, aucune conquête ne peut se faire, aucun territoire n’est plus à prendre. Et pourtant, il existe encore un territoire à conquérir, le plus difficile, le plus inaccessible d’entre tous ceux qui ont été conquis ou domestiqués jusqu’à maintenant, le plus inimaginable, parce qu’il se dérobe en permanence à notre volonté, c’est celui de la liberté.


135
La liberté est une idée captée par le vide du cirque marchand, et vendue en parcelles inégales. C’est pourquoi, revendiquer l’égalité entre tous n’est qu’un leurre qui convient au vide du cirque marchand. Que ferait-on de parts égales de liberté ? Trop grande pour les uns, trop petite pour d’autres… A quoi bon une liberté qui se mesure en arpent ? Une liberté qui mesure la dimension de ses murs ?


136
Nous serions bien en peine de savoir distinguer l’espèce humaine de toutes les espèces vivantes, tant celle là applique rigoureusement les lois qui régissent l’ensemble de la sphère du monde vivant, le besoin de se nourrir, le besoin de se reproduire, le besoin d’une société fortement hiérarchisée avec ses mâles dominants et dominés, sa femelle légitime et les soumises, et jusqu’à la parole qui n’est pas l’exclusivité du genre humain. Mais, alors, quoi ? Et bien, c’est la guerre qui distingue le genre humain de l’animal et de la plante. Seul, l’espèce humaine fait la guerre par plaisir et par ambition ; seule l’espèce humaine a élevée son genre animal à la sphère du jeu, jeu bien cruel il est vrai, mais pas plus que la vie, qui a fait de la mort sa condition nécessaire à sa reproduction. Nous sommes fait à l’image de la vie qui nous a produit ; c’est ce que les chrétiens nomment Dieu.


137
Afin de paraître légitime, un mensonge doit transformer la faiblesse en mérite. Nul n’ignore que le mérite n’est que la formulation d’un mensonge ; mais il est un mensonge recevable.


138
L’entendement ordinaire détermine la vérité comme s’opposant au mensonge. Voilà qui traduit l’ignorance des uns et la tactique des autres, comme le montre chaque jour, non sans un certain artifice, la cour d’un tribunal, se présentant, elle, comme la vérité sur laquelle il faut porter jugement de faits reprochés, alors que la vérité ne saurait traduire un fait, mais un moment du mensonge. Un moment énoncé, il est juste de le remarquer, sur le mode de la contrariété.


139
Un des traits qui caractérise la liberté, est qu’elle est dépourvue de système de blocage, qu’elle est hors d’atteinte de tout système de blocage, qu’elle ne peut rendre compte d’une idéologie quelconque sans se contredire ou, à l’inverse, sans devoir ruiner toute idéologie. D’où la nécessité de la domestiquer ; mais alors, elle perd sa caractéristique et se manifeste par son contraire. C’est qu’un lion en cage est d’abord en cage, avant d’être un lion. Contre sa nature de lion.


140
Est libre celui qui conçoit, non celui qui consent.


141
Le dieu cartésien est celui de la raison, c’est-à-dire celui qu’il appartient à l’homme d’en déterminer la substance, et qui est la liberté sans laquelle la raison ne serait que pure folie.


142
La liberté ne peut se réduire au système des lois politiques et morales, lequel se veut le maintient dans la durée d’un monde qui réduit la liberté à l’existence de diverses conditions s’emboîtant entre-elles de telle sorte que chacune dépend de l’autre dans un ordre hiérarchique. Il y a bien de la liberté, à l’intérieur de ces conditions, mais dans la mesure où elles sont admises par ceux, et ceux-là seulement, qui en réprouvent l’absence qu’ils identifient à l’abandon. C’est précisément la conscience de cette absence et l’effroi qu’elle provoque, qui produit le carcan des lois. Le tord est de considérer les lois comme vraies parce que justes, alors qu’elles ne sont que le symptôme de l’appétit d’un pouvoir et de la crainte de s’en trouver privé.


143
La liberté est ce qui n’est pas limité ; ne limite rien. Elle est la substance que ne limite aucune borne autre que celle que porte l’époque. C’est là, justement qu’est le vrai de la liberté, d’être à la fois le but et le moment de son propre dépassement ; d’être le résultat, et le début du problème que ce résultat provoque ; d’être le perfectionnement de l’apparition de son concept.


144
On serait tenté par une téléologie. Après tout, rien du monde vivant ne s’inscrit dans l’éternité, et rien ne provient d’un temps sans âge. Tout semble se produire par bouleversement successif, depuis un début déterminé vers une finalité qui nous échappe encore. Mais, derrière de tels questionnements, il ne serait pas exagéré de s’inquiéter de se prendre pour des dinosaures. Allons bon, nous croyant homme, nous fumes identifié singe, et voilà qu’un nouveau bouleversement nous suggère provenir de ptérosauriens. Manifestement, l’identification à Dieu prend des chemins torturés.

145
Si téléologie il y a, il faut la concevoir comme s’inscrivant dans un moment, un moment qui ne rencontre pas de borne à l’intérieur de bornes que notre imagination et notre condition repoussent sans cesse. Vertige de l’esprit carcéral qui imagine ce qu’il ne veut pas voir, afin de voir ce qu’il ne saurait imaginer autrement que comme fiction. Cependant, n’est-ce pas parce qu’on imagine la vie que parfois, on se rebelle contre les conditions réduites qui nous sont imposées, comme autant de défi que nous portons à nos désirs, et que la raison raisonnable jugule en permanence…


146
La liberté est l’expression concrète de l’humanité.


147
Pour qui éprouve le désir de dire la vie, d’en formuler une conscience, la nature de cette conscience est d’en déterminer les limites, de déterminer les limites du monde dans lequel elle s’exprime, et de déterminer l’époque dans laquelle s’exercent ses manifestations sensibles que nous appelons sentiment et qui se manifeste, pour des raisons diverses, tantôt comme haine, parfois comme amour, ou si l’on préfère, sous ces formes très spécifiques que nous nommons telles, indépendamment de ce qu’il faut entendre réellement par ces mots. Et c’est lorsque nous atteignons ces limites, que nous éprouvons le désir de repousser encore plus loin les frontières que cette conscience a précisée, que nous désirons aborder sur d’autres rivages, avec l’espoir de rencontrer ce qui va au-delà de ce que nous disposions alors de certitudes, avec ces certitudes, que nous éprouvons le désir de dépasser ce qui est connu, qu’alors le possible de ce que nous prenions pour impossible, devient réalité. Et, que constatons-nous ? Que sur cette terre nouvelle, inconnue, nous reproduisons ce que nous connaissons, au besoin en dévastant tout ce que cette terre recèle de mystérieux et que nous ne saurions apprivoiser. C’est que nous ne saurions relever un défi sans prendre le soin de l’aborder avec ses propres bagages. Seules les fous s’aventurent sans filet hors du cadre protecteur de la société qui les a engendrés. C’est l’état de notre conscience. Ceux qui y sont soumis y trouvent confort et protection, ceux qui la soumettent y trouvent pouvoir et richesse. C’est l’état de l’homme le plus libre du monde…


148
« Le travail rend libre ! » Voilà une maxime qui convient parfaitement au monde moderne de notre époque. En effet, aujourd’hui, travailler, c’est s’acquitter du droit d’être esclave, du droit de choisir dans cette condition la forme d’exploitation humaine la plus supportable, voir la plus épanouissante, par opposition à la force brutale du travail de l’ancien esclavage. L’idée reste la même, celle de servir une force, mais par consentement, avec des privilèges étendus ; ce que ne connaissait pas l’ancien esclave dont l’exploitation fut si scandaleuse à l’esprit d’un Voltaire. Aussi l’esclave moderne se fait-il complice de sa condition. Autre temps certainement, mais en quoi les mœurs s’en verraient transformés ?


149
Travailler, c’est produire de quoi manger comme des veaux, sans en avoir l’apparence.


150
On s’attache par trop facilement à ce que l’on connaît. Mais quoi de plus naturel pour celui qui redoute le désagrément d'une mauvaise surprise que l’inconnu peut engendrer ; C’est que le plus souvent on se résout à patauger dans le connu par crainte de rencontrer un vide supposé dans lequel l’inconnu nous ferait tomber en n’observant pas cette habitude, plutôt que par esprit désabusé ; et finalement, c’est de l’habitude qu’on succombe, et non du risque à entrevoir ce qu’un esprit curieux n’hésiterait pas trop à aborder. Cela tient à ce que l’habitude agi comme une sorte de désagrément domestiqué.


151
Le poids des ans qui se renferment sur l’habitude, c’est-à-dire, ce qui s’inscrit dans la quotidienneté de la vie, par sa répétition immuable, produit une fatigue de la réalité en lieu d’une révolte qu’un tel enfermement laisse supposer apparaître. A l’ambition de la révolte d’une jeunesse fougueuse, succède son abandon pour lui préférer le succédané de la vie, cette étrange idée qui nous fait croire être tout parce que possédant tout, alors qu’il n’est rien de ce que nous possédons qui n’appartienne à la vie. C’est plutôt la vie qui appartient à cette étrange idée.


152
La vie de la possession nous dépossède de la possession de la vie.


153
Ce n’est pas de fatigue dont nous mourrons, mais de déception ; une déception harassante accumulée tout au long de cette vie quotidienne qui a transformé l’ambition en labeur, l’amour en devoir, la vie en nécessité.


154
Tout ce qui atteint la vie, tout ce qui la meurtrit, tout ce qui la jugule, tout ce qui la dissout, la transforme en une carapace opaque qui ne laisse rien venir de ce qui la fructifie, de sorte que les esprits les plus voraces finissent par être atteints d’un excès de sobriété alimentaire qui leur donne ce goût aigre que l’on rencontre dans les yeux d’un chien malade. Et, que peut-il sortir de l’anorexie de l’esprit, sinon de la bêtise et de la soumission…


155
En passant devant le Palais de Justice de Paris, par un après midi nonchalant d’un printemps enchanteur, il m’est venu cette pensée à l’égard de la philosophie : être l’incarnation des pires idées dans l’histoire des mauvaises idées. On ne saurait assombrir plus sûrement une telle journée ; c’est que l’influence de la proximité de certains lieux n’incite pas à l’optimisme, manifestement… Le Palais de Justice ne sait rendre qu’une justice de Palais, afin d’apaiser l’esprit de ces Messieurs... Rien d’autre.


156
Si nous ni prenons garde, le siècle qui a commencé avec la première partie de la guerre du Golfe, vers les années mille neuf cent quatre vingt dix, et qui s’est poursuivi avec la deuxième partie de cette guerre au début des années deux mille, sera Leibnizien plutôt que Cartésien, comme le meilleur des mondes possibles, plutôt que comme doute, à l’image politique de ce troisième Napoléon qui préfigura celui de Thiers plutôt que celui de la Commune.

157
Il faudrait sentir la force de prendre sa revanche envers sa destiné ; mais, quel ultimatum nous imposerait de se maudire à ce point?


158
Le pauvre, celui pour qui manque l’essentiel, la richesse de l’esprit, se vautre dans sa misère comme le porc dans sa soue. Impossible de chercher à le décrasser ; le risque est trop grand d’en être soi-même éclaboussé ; d’en être contaminé. C’est la faiblesse de l’homme que de succomber à la bassesse et de s’y installer, comme un peuple soumis s’installe dans la paix. Tranquillité de l’espèce, sans doute ; mais, quel malade ne rechercherait, à défaut de vaincre sa maladie, en ignorer ses effets par l’usage constant d’un sédatif ?


159
Comment effacer, de l’ombre de son couloir, ces journées ennuyeuses qui circulent inépuisablement ? Ne pas y penser, me direz-vous… Mais, c’est chose impossible, et certainement de mauvais conseil pour celui qui habite le sous-sol de son esprit, là où se tapissent tous les mauvais démiurges. Mauvais ? Pour qui ? pour celui qui se trouve sans cesse influencé par les strates de l’envie, de l’accaparement ; pour celui qui craint y laisser son âme, n’ayant plus rien à monnayer. Mais, pour l’autre, celui qui n’a rien, pas même la certitude d’exister ? N’est-ce pas là qu’il trouvera confort ? Ne lui serait-il pas plus prudent de réinventer Diogène de Sinope ?


160
Atteindre le calme absolu, se délivrer du monde effrayant de l’esprit du monde… Voilà qui s’identifie à un suicide. Quel salut trouver dans le monde, celui qui bâtit une architecture de pouvoir avec les briques de la soumission ? Soumission du concept ici et donc suicide du concept là. C’est ça, la grande création de l’esprit, d’atteindre l’absolu complétude, l’absolu plénitude par le suicide ! Le suicide comme délivrance… D’où les fêtes galantes après chaque victoire de la marchandise et de son monde contre celui des mécréants.


161
Combien parfois, il doit être bon de se sentir comme un légume ; n’aspirer à n’être plus qu’un légume, cette plante potagère dont tout le souci est de se dorer au soleil avant la consécration dans l’assiette de celui dont toute la distraction est de se réchauffer le ventre après avoir pris tout le soin nécessaire à son épanouissement. Quelle meilleur destiné pourrait-on souhaiter à celui qui ne craint que l’abandon ?


162
En se promenant dans un cimetière, parmi les tombes, en les observant, on ne peut éviter de remarquer qu’elles sont très animées, à l’inverse d’un banc public. Sans doute est-ce dû plus aux inscriptions qui ornent ces pierres qu’à la présence de visiteurs intempestifs. A les lire, en effet, on croit y détecter une histoire. Deux dates, et c’est l’émergence de secrets étalés à l’indiscrétion qui s’offre à l’avidité de la curiosité. Que de bruits, en effet, derrière ces dates… Que de bruits… Tandis que derrière un banc public, qu’y trouve-t-on, sinon le silence de la vieillesse…


163
On peut sans cesse se poser des questions insolubles ; de ces questions qui ne contiennent pour toute réponse, que celle de l’imagination, non pas tant de celle que l’on voudrait voir se révéler, que de celle qui s’épuise dans l’espérance. Dieu, par exemple.


164
Dans la vie quotidienne, pris en étau entre la glace et le feu de nos désirs inassouvis, on a vite fait d’imaginer que l’on pense de manière attentionnée, que l’on évoque des avis personnels, que l’on propose des certitudes originales, que l’on dispose de toute la répartie qu’il sied à un bon esprit… Alors qu’il n’y a que lieux communs entendus en permanence entre le drame de la sueur et celui de l’ennui, dans l’aller-retour d’un temps de labeur. C’est une pensée faite d’à priori, de petites mesquineries, de misérables jalousies… Mais, n’est-elle pas là précisément pour vider son estomac des certitudes ressassées et indigestes, pêle-mêle entre deux rôts… Là dedans, on recherche des complicités à travers les gueules ahuries qui se disposent à acquiescer sans distinction, pourvu que le discours se veuille rassurant, du plus pure, de celui qui est su par cœur, pareille à une manie. La pensée en boite T.V., arrosée d’une mauvaise bière… La rancœur à la recherche de sa consécration !


165
Notre époque, qui fait si peu cas de l’équilibre de l’ordre naturel, n’a pas manqué d’avoir inventé la pensée jetable, cette pensée unique à usage unique, dont tout le contenu est comme ces plats à emporter, qui n’attendent pas qu’en advienne un avis dont tout le tort serait, sitôt énoncé, d’être déjà avariés.


166
Cache-toi, paix !


167
L’amour est un crime contre l’humanité, ou n’est rien. Il se conjugue en terme de codétenus ou ne se conjugue pas.


168
Les maîtres anciens, du moins ceux qui professaient au cour de l’austère dix neuvième siècle, avaient ceci de décourageant pour la jeunesse si pleine alors de curiosité, qu’ils imposaient leur savoir sans chercher l’esprit critique qui pourrait en améliorer le sens, en faire surgir une vérité jusqu’alors insoupçonnable. Cette apathie les distingue de leurs homologues actuels, lesquels ont la manie, en plus, de vouloir enseigner. Mais, à constater la vaste étendue de la qualité de l’enseignement de leurs connaissances, lors de catastrophes écologiques, par exemple, on est en droit de se demander s’il ne serait pas plus sage de mettre les cahiers au feu, et les maîtres au milieu…


169
Il faut aller du côté où l’on pense !


170
Les idées vraies contiennent leurs propres critiques ; c’est ce qui les distingue de l’idéologie, laquelle n’admet aucune critique, et se situe toujours en opposition à la critique. Critiquer, ce n’est pas admettre, c’est comprendre.


171
La conception du vrai se vérifie par la négation.


172
Que veut-on dire lorsqu’on parle de respect ? Que veut-on signifier ? Bien souvent, on demande à l’autre d’être respectueux pour suggérer qu’on l’est soi-même. En cela, on feint le reproche pour montrer ce qui semble n’être pas si visible, à savoir que l’on se place au centre d’une situation qu’il nous plait qu’elle soit respectée. Que cette remarque soit admise, et nous nous en trouvons heureux, non pour la justesse de celle-ci, mais bien pour l’attention qu’il nous est portée. En cela, le respect est le camouflage de la mesquinerie.


173
Que ne ferait-on pour que l’amour soit un opéra italien ; un vaudeville qui fait grâce au ténor de laisser la soprano se mettre nue devant les organes du baryton… Hélas, le plus souvent il n’en est rien, et l’amour se réduit à une ordinaire tragédie parsemée de mensonges, d’autorités et de soumissions, et envers lequel il n’y a de liberté que celle de la suspicion de chacun des amants, l’un vers l’autre, de tromperie. D’où la législation en cette matière ; cependant qu’elle forme contradiction en cela que rien n’est plus éloigné de l’esprit de liberté que l’esprit des lois.


174
La loi dicte les comportements qu’il revient à l’homme libre de transgresser.


175
Qu’y a-t-il de plus redoutable que de perdre l’esprit ? On ne peut redouter la mort, parce qu’elle est inscrite dans la vie, elle en est un moment ; tandis que l’esprit, ce qui détermine la raison, qu’est donc de plus redoutable que de le perdre, de se découvrir hors de la normalité ? ne plus être comparable à l’ordinaire, ne plus pouvoir s’y dissimuler ? L’effrayante perspective de devenir soi…


176
On peut faire cette observation que ceux qui ont laissé leurs empreintes sur le monde, qui l’ont influencé, devaient supporter et s’accommoder de la défaillance de leur propre relation, en cela qu’ils se montrent le plus souvent excessifs. Leur audace brise toutes les références pour y substituer leurs nouvelles valeurs, lorsque dans l’adversité, ils arrivent à les imposer, et sont méprisées lorsqu’ils échouent. C’est dans cet excès qui n’épargne rien, que de tels individus prouvent en quoi ils sont normaux en regard des critères admis de comportement ; et ils le sont de manière excessive, anormale, folle. Ainsi, on peut dire de la folie qu’elle traduit un comportement normal à l’excès, et donc un comportement seulement excessivement normal.


177
Nos yeux ouverts voient. Ils voient comme le fait un poisson rouge, sans expression. C’est qu’on a perdu le sens de l’observation. Alors, on voit malgré soi. C’est pourquoi on ignore tout de ce que l’on voit. On ne distingue rien. Nos yeux se sont adaptés à cette nouvelle vision. Ils ne scrutent pas. De fait, ils ignorent tout du contenu de ce qu’ils voient. Ils en ignorent jusqu’au silence, au profond silence. Et nous nous en accommodons. C’est pourquoi nous ne faisons rien qui vienne contrarier ce silence. C’est en cela que nous sommes convaincus d’être libres. Ce qu’on voit, c’est l’impression d’être libre, de sorte que celui qui ose émettre un point de vue critique de cette situation est vite arrêté dans son élan salvateur. Quel besoin devrait-on éprouver à entendre un point de vue que nous ne voyons pas ? Entendre le silence de la nuit…


178
Nous parlons le langage du silence. C’est un poids de discours en moins. C’est seulement le poids du silence. Un silence onirique. C’est un langage semblable au son émit par le bruissement des ailes d’un papillon. Un silence audible cependant. Un silence de sons organisés. Le bruit, lui, n’est que fureur, tandis que le silence est langage. C’est un langage secret, celui du silence de notre domestication. C’est le son qui convient pour ce monde qui nous a rendu sourd à toutes velléités d’humanité.


179
Chaque livre est un édifice semblable au granit, cette pierre tombale.


180
Rien n’est plus inégal que de vouloir parler justement de l’inégalité entre les hommes, sans être couvert de morale et de probité, c’est-à-dire de feindre être opposé à ce qui en constitue par ailleurs la nourriture.

181
La vie de maintenant est recouverte d’une odeur épaisse, et dont il ne fait aucun doute qu’elle provient de ses déchets. C’est une des caractéristiques fantastiques du monde moderne, celui qui est apparu au lendemain du six Août 1945, le jour qui a effacé d’un seul coup l’histoire qui le précéda, que de faire apparaître la nature du monde moderne comme une immense déchetterie ; la vie est devenue une accumulation de déchets issue de l’accumulation des marchandises qu’elle ne cesse de produire à chaque instant, et dont même le feu, naguère entouré de mystères et de bienfaits, est aujourd’hui source de pollution catastrophique comme l’illustre les incendies de pneu. L’amour lui-même n’échappe pas à sa qualité de déchet, envers lequel il faut maintenant prendre d’infinies précautions pour se protéger de la maladie qui s’en est emparée. Hier, passion shakespearienne, aujourd’hui protocole sanitaire, l’amour est réduit à une copulation hygiénique entourée d’un principe de précautions médicales, véritable corvée sanitaire qui enveloppe les sexes d’une odeur d’hôpital. Par quel étonnant processus pourrait s’épanouir la vie dans ces conditions ? Et pourtant, elle continue de se propager, mais en quantité telle qu’elle est devenue son propre poison. Il faut l’admettre, la raison a déserté l’esprit du sens de la vie, de sorte qu’elle est devenue déraisonnable, au point qu’elle est devenue image. Mais, il semble que cela plaît, du moins au plus grand nombre, de sorte que nous sommes arrivés à l’âge de rêver sa vie par images médiatiques en lieu de la vie, en lieu d’être l’exaltation même de la vie. Ainsi nous épargner du souci de se voir se tremper les pieds dans les immondices de notre propre nature, cette saleté qui est désormais blanchie.


182
Il ne se rencontre pas d’amour heureux. Peut-être même n’y en a-t-il jamais eu. Notre temps en est dépourvu, et quoiqu’il étale son bonheur, qu’il identifie à l’amour, comme une prouesse partagée alors qu’il n’y a qu’un écran factice derrière lequel se cache bien des malheurs. Et l’on peut voir que les seuls amours qui se montrent pour heureux qu’il nous est donné de croiser, ont perdus de leur superbe, de leur éclat, de leur vivacité. Et ce n’est pas le temps qui les a affadit, mais l’habitude, cette obsession de la répétition… Ce décervelage des sentiments…


183
L’amour découpé en fuseau horaire, voilà le secret qui fait croire en sa vertu parce qu’il s’accorde avec le temps consacré au salariat. Mais, c’est un amour perdu, sans passion. C’est tout le contraire de l’amour ; c’est un sentiment de sécurité qui le fixe. C’est ce sentiment qu’en réalité, beaucoup aspirent partager. C’est l’amour carcéral qui plaît tant à l’homme moderne si prompt à se choisir une police plutôt que de vivre libre, et préfère la sécurité plutôt que l’aventure. Partage de l’uniformité…


184
Vouloir rompre d’avec l’esprit carcéral coïncide avec la volonté de révolutionner les mœurs.


185
Il n’est rien dont se moque le plus les hommes que la vie. C’est pourquoi l’esprit étroit, rigide, l’emporte sur celui de la grandeur. C’est que l’esprit qui sans cesse navigue en direction de sa grandeur, ignore les frontières et les principes qui le limite ; il les subvertit tous. A un tel homme, la vie se conçoit en mouvement et changement, et non dans la fixité de quelques règles envers lesquelles il est tenu d’obéir afin de se maintenir. C’est une conception qui s’oppose, par son mouvement même, à l’esprit qui tient pour acquit une donnée à laquelle obéi le plus grand nombre, cet esprit commun qui se borne à accomplir les tâches laborieuses auxquelles il identifie la vie dans une immuable répétition, et dont toute surprise est le plus souvent absente, afin d’éviter d’assombrir un tel programme. C’est le principe procédurier de la vie, et qui fait qu’elle se trouve bloquée. Et ceux qui s’opposent à ce principe, s’ils vainquent, sont admirés plutôt que reconnus, et s’ils perdent, sont accusés plutôt qu’oubliés.


186
« L’incivilité n’est pas un vice de l’âme… » Voilà un caractère que La Bruyère n’a pas manqué d’observer. Il aurait pu préciser qu’elle est même, la politesse des damnés.


187
Si certains hommes n’avaient eu le culot d’afficher leurs vices, l’humanité serait bien restée dans la tendresse de son enfance. Il s’est trouvé des esprits forts pour la provoquer, provoquant du même coup l’irruption de l’histoire qui l’a obligé à grandir. Mais, au bout de toutes ces centaines d’années, on ne peut que faire le constat qu’elle a accouché d’un vieillard puéril et non de la vigueur d’une humanité agrandie par ses expériences. C’est le triomphe de l’esprit procédurier qui ne chérissait que cela pour son plus grand bonheur, et dont nous héritons, pour notre plus grand malheur.


188
Il y a toujours de la place pour les idées, surtout les plus nouvelles. Seule une police peut prétendre le contraire, parce que la police ne respecte qu’une seule idée, celle de les supprimer toutes. On ne peut le lui reprocher, car c’est là son rôle majeur.


189
Le seul vrai problème que pose la présence d’une police n’est pas dans ses exactions, mais dans le simple fait qu’elle existe.


190
Dire de quelqu’un qu’il est de marbre, voilà qui fait compliment ou insulte, mais jamais reconnaissance. Le marbre est tout à la fois trop dure et trop poli pour satisfaire entièrement à ce qu’il y a d’humain chez un individu, c’est-à-dire sa maladresse.


191
J’ai toutes les bonnes raisons de croire qu’il faut cesser de penser ; une seule me retient de l’affirmer absolument : celle que je suis vivant.


192
Etre en vie et être vivant est bien différent ; Toutes les plantes sont vivantes ; elles ne sont pas pour autant en vie. C’est que, être en vie exige la conscience qui fait défaut au simple fait d’être vivant. Une plante est vivante, tandis que l’homme est en vie. En cela, être vivant n’est pas une condition de la pensée, mais c’est une condition suffisante pour fonctionner. C’est une condition qui semble satisfaire au plus grand nombre, d’où l’absurdité, dans cette condition, de vouloir agir, c’est-à-dire penser.


193
Toute pensée est action dès lors qu’elle se conçoit en vie.


194
Le monde ne se saisit tout d’abord que comme absence. Ce n’est qu’après s’y être affronté, s’y être confronté qu’alors, le monde prend tout son sens : il devient présence. Mais, c’est une présence malheureuse qui survient toujours trop tard. Une présence si pénible qu’il reste à attendre qu’elle passe, comme une maladie qui révèle un bien être perturbé qui ne reste qu’en souvenir.


195
Les propos tenus sur le monde et qui ne sont pas de natures critiques, ne sont, finalement que le fruit d’un malentendu. La philosophie, en cela est une science très spéciale ; c’est la science des sourds-muets.


196
Qu’est-ce qu’un fait ? Le jugement de l’œil abusé.


197
L’amour de la vie, passé au tamis des lois sociales, laisse une amère déception, comme un enthousiasme qui se brise sur la réalité.


198
La vie est une hypothèse qui ne se vérifie que sous la contrainte. C’est l’espoir des laborieux, qui brisent toute velléité de désir avec la cravache de la jalousie.


199
Qui éprouve le désir de vivre ; non pas du désir d’appropriation, mais de celui de la grandeur, celui pour lequel la vie est un don, malgré le malheur dont il est porteur, plutôt qu’un mérite, malgré le bonheur qu’il peut apporter... ?


200
Il faut descendre dans le monde de la calomnie, des parias et des renégats, toucher le fond des caniveaux de l’esprit, pour avoir une petite idée de la faiblesse de l’âme humaine, pour éprouver le désir de s’extraire de ces circonstances qui laissent dans la médiocrité ; ce milieu trop faible pour oser grandir, trop fort pour risquer tomber. C’est le monde du milieu, celui des petits hommes pour lesquels les lois sont faites et qui, jugeant extrême tout ce qui ne convient pas à leur petitesse, leur milieu, s’en raillent tant que leur faiblesse ne les trahit pas, et s’en affolent sitôt que leur force arrive à manquer.


201
Paul Valérie jugeait avec raison que rien n’est plus naturel que de réduire les autres à l’image qu’ils renvoient ; il aurait pu ajouter que c’est en raison de l’image inférieur que nous nous faisons de nous-mêmes, et dont l’autre, dans un jeu de miroir involontaire, nous renvoie. Au fond, on ne juge véritablement chez l’autre que notre propre image, et qui se trouve être celle qui nous satisfait.


202
On ne juge jamais l’autre que pour sa propre insatisfaction, et qui se trouve être de même nature que celle dont l’autre fait preuve accablante. C’est cette faiblesse qui permet le jugement.


203
Dans le fond, on aime l’autre pour ce qu’il est visiblement, et on le déteste pour ce qu’on est essentiellement.


204
Tout désir est désir dans l’immédiateté. Tout désir qui s’inscrit dans la durée n’est loué que par le manque, et qui renvoi à un avenir fantasmé.


205
Trop souvent, la nécessité fait corps avec la pensée, au lieu d’en être qu’un prétexte, et qui fait qu’elle s’impose comme principe en lieu d’être énoncée pour ce qu’elle est, un moment dont le but devrait être de savourer la liberté, et non pour ce qu’il en est admis, le but dans lequel peut se savourer un moment de liberté.


206
L’esprit dévorant des chasseurs de maladie (qu’est donc un médecin…), et dont le gibier n’est pas la maladie, mais le malade lui-même, (la maladie n’étant que le prétexte à cette chasse), est partout devenu l’objectif de la raison de maintenant, cette inversion de la raison que dénonce Nietzsche, et qui est, à proprement parlé, l’idée du dieu des chrétiens, c’est à dire, l’idée chrétienne de la vérité, ce mensonge déconcertant, sous forme de perfection sanitaire en lutte constante avec la raison, comme si l’idée est cette imperfection insalubre qu’il faut déraciner et que d’aucun dénonce comme esprit honteux. Cela provient de ce que l’esprit des lois s’est entre temps déplacé du pouvoir des prêtres contre l’hérésie, à celui des laïcs contre l’esprit affranchi des valeurs qu’invoque l’esprit des lois. C’est pourquoi la médecine s’est déplacée du couvent vers l’hôpital.


207
Pascal, l’exemple d’une intelligence assassinée par le christianisme.


208
Rien n’est plus absurde que de chercher à déterminer le vrai du faux, non parce qu’une volonté obscure se serait jouée des humains en rendant inaccessible ce chemin qui semble si évident, mais parce qu’un tel chemin n’est réel que dans un rapport de séduction, de sorte que l’on détermine pour vrai ce que l’on conçoit comme beau, et faux ce que nous concevons comme la laideur.

209
Ce qui est énoncé logiquement nous semble beau, et cela suffit à notre entendement, indépendamment de la cohérence de cet énoncé.


210
La liberté d’esprit exige de rompre avec tous systèmes de blocages, tous systèmes d’enfermement, tous systèmes encerclés, c’est-à-dire tout système qui fait une boucle, qui revient sur lui-même afin de prévenir toute sortie, et d’en interdire toute entrée. Parmi ces systèmes, on rencontre le milieu carcéral, et de manière plus subtile, presque impossible à percevoir tant ses mérites sont reconnus, celui des établissements scolaires que l’on situe dans un certain nombre de banlieue et dont la nature véritable n’est pas d’enseigner, mais d’éduquer. Ces endroits, en effet, sont aux mains d’enseignants dont le rôle se borne à celui d’éducateur tant ils redoutent d’ouvrir l’esprit à des jeunes gens programmés pour travailler à des postes subalternes. Dans ces conditions, un décervelage méthodique est plus efficace qu’un enseignement difficile, et plus expéditif.


211
Là où la vie est bloquée, elle dépérit.


212
« Se changer les idées » comme on change de vêtements; que ne ferait-on pas pour se vider complètement la cervelle.


213
Selon Goethe dans ses Elégies Romaines, rien n’est plus malaisé à défendre que l’honneur. Mais, pourquoi donc faudrait-il en arriver à défendre l’honneur ? Chargé du sens qui le remplit de grandeur, l’honneur est combat d’affrontement offensif, jamais il faut le placer sur la défensive sans qu’un arrière goût de trahison vienne irriter sa nature. Et ceux qui le trahissent ne méritent rien moins que l’indifférence et l’oubli. En quoi y aurait-il déshonneur à ruiner ses ennemis par l’indifférence ?


214
L’honneur est entièrement contenu dans la certitude de soi, et non dans le jugement d’un autre.


215
Quel honneur pourrait-on trouver à défendre son honneur ? Excès d’orgueil sans doute…


216
On n’est jamais séduit que par la nouveauté, tout le charme du secret ; tout le secret du charme…


217
Lorsque l’objet de notre séduction vient à être dévoilé, c’est toute sa nudité qui est compromise dans le désir qui nous habite. C’est que la défloraison fane les ardeurs les plus chaudes. C’est le prix de la curiosité d’être mal aimé sitôt découverte, parce que l’on aime rien moins que celui qui séduit par le secret qu’il cultive.


218
Pour être aimé, il faut dévoiler ses charmes en secret, avec économie. Toujours garder une carte maîtresse inattendue afin de surprendre avant d’être pris au dépourvu. Cette loi si naturelle, la marchandise n’a pas manqué de s’en emparer avec succès, au préjudice de l’homme qui n’a plus, pour toute ressource, que d’y ressembler jusqu’à se bloquer, se haïr, s’éloigner, s’oublier.


219
Nous sommes heureux : un désert de marchandises s’étale devant nos yeux éblouis.

220
La vie est bien plus une farce qu’une tragédie. Il est mieux d’en dire qu’elle est absurde, plutôt qu’elle est tragique ; ainsi s’épargner un discours stérile pour un sourire d’invitation. C’est que rire de la misère évite une déréliction insupportable et bénéficie aux opportuns, mais à défaut de provoquer la colère. C’est en cela que la vie est une farce.


221
Derrière les jours gris de nos frêles existences, s’étale la nuit noire de notre oubli dans le soi-même de l’apparence.


222
En notre époque dispendieuse, il est prudent de s’en tenir à passer le jour à ne rien faire qui ne contrarie sa nonchalance, et la nuit à y réfléchir dans un sommeil du juste. Certes, les plus assidus au labeur salarial trouveront à redire là où les plus précieux n’y verront que simple faiblesse, mais tous s’accorderont sur le peu de bénéfice qu’ils pourraient tirer d’une telle situation. C’est que besogneux et fainéant se retrouvent dans la même marmite lorsqu’il s’agit de leur petit intérêt, et se lèvent comme un seul homme pour dénoncer l’infâme. De jour comme de nuit, le temps ainsi prit sur le labeur est effrayant pour ceux qui soumettent l’esprit à la morale chrétienne. A ceux qui respectent la vie jusqu’à la nonchalance, il leur reste le plaisir d’en rire.


223
Quelle sorte de message pourrais-je transmettre ? Y a-t-il seulement un message qui soit transmissible ? Sans doute, peut-on en trouver un et qui est celui de n’en avoir aucun.


224
Tout se passe comme s’il n’y avait plus rien à dire, semblable à une usine remplie d’ouvriers serviables que l’on a congédiés pour manque d’usage. C’est la faillite des idées, parce que leur usage est devenu impropre à la vie, comme l’usine dont il ne reste de trace que sa pollution.


225
Il n’y a véritablement que dans les capitales intellectuelles qu’il est possible de transformer l’existence en réalité. Partout ailleurs, la réalité ne traduit qu’une simple existence.


226
« Je déclare et j’affirme à la face du monde et des générations à venir que je tiens la fausse prudence, par laquelle les esprits bornés prétendent se soustraire au danger, pour la chose la plus pernicieuse qu’ait pu inspirer la crainte et la terreur. » Clausewitz. Dans nos démocraties, la crainte et la terreur ont disparues, pas l’esprit borné, la chose la plus pernicieuse qu’ait pu inspirer la démocratie.


227
Le plus souvent, on écrit parce qu’on n’est pas entendu ni comprit autrement. Faute d’exercer ses talents par d’autres moyens, on se plaît à croire que quelques mots écrits, choisis pour leur force de conviction, peuvent suffire, alors qu’ils ne font qu’amuser les plus dissipés, et ennuyer les plus disciplinés. Il faut en convenir, la lecture est devenue un passe temps pour besogneux, entre deux moments stoppés. Dans toute autre condition, l’écriture ne saurait rencontrer que la suffisance des pédants, et l’indifférence des ignorants.


228
Ecrire, lorsque aucune disposition reconnue n’en permet l’exécution, est une prétention qu’il ne semble donner qu’à un malade de l’envisager, c’est-à-dire quelqu’un épris d’un sentiment qui ne convient pas à son rang, quelqu’un pour qui, selon le pauvre public de notre temps, être à sa place correspond à la situation déterminée par le labeur salarial, ce temps privé du moment de sa réflexion. Dans ces conditions, écrire est un non-sens que seul un malade peut se permettre de transgresser.


229
La beauté est une qualité arbitraire qui dépend du goût et de l’opinion du plus grand nombre, et se flétrit dès que la mode de son expression est passée.


230
Il y a une espèce de honte à être misérable à la vue de certains bonheurs. Dans ce cas précis, la révolte seule pardonne.


231
Soyez dans votre désert à vous !


232
Il est sage de n’écrire que pour soi, et fort imprudent de se laisser convaincre d’écrire pour les autres, parce qu’alors il faut trouver l’intelligence des propos à transmettre ; hors, il n’y a pas de gens assez fous pour les accepter, c’est-à-dire assez révoltés pour les comprendre dans le sens de la critique. Il n’y a que ceux qui sont convaincus de leur force, et ceux qui sont convaincus par la force.


233
L’écriture instrumente la force ou la faiblesse en fonction de l’intérêt de chacune des parties. Là dedans, rien n’est exclu à celui qui conçoit que tout est permis.


234
On n’écrit jamais pour sa génération, ni non plus pour les générations à venir. On écrit pour soi. La conséquence que d’autres viennent à vous lire est un autre sujet.


235
Qui pourrait être mieux placé que soi-même pour écrire sa propre biographie ? Les historiens ? Certainement pas, pour cette raison qu’ils l’écrivent comme un médecin établit une ordonnance après une consultation. Les écrivains ? Ils ne savent qu’écrire des fictions. Il n’y a que soi qui est capable d’écrire les moments jugés essentiels d’une vie, avec cette petite dose d’imagination qui l’éloigne de l’histoire, mais qui la rapproche de la vie.


236
En venir à écrire sa vie, c’est juger que le moment est venu d’imprimer la fiction de sa vie pour prévenir de tout mensonge qui viendrait par surprise en retarder la lecture.


237
Ecrire, c’est contracter son corps.


238
Celui qui écrit espère secrètement voyager, surtout celui qui n’éprouve aucun désir de voyager ailleurs que dans son imagination.


239
On entend dire parfois que l’écriture est un rêve, une sorte de rêve éveillé. Mais, c’est pour dissimuler qu’elle est un fantasme, une torture de l’esprit pour celui qui en est épris. L’écriture, la véritable écriture traduit le désir absolu d’être définitivement oublié pour soi-même, afin de ne livrer au public que la part obscure qui n’est pas soi, cette part qu’on accepte de livrer à la publicité afin de mieux se dérober encore. La véritable écriture est un fantasme de l’oubli.


240
Les mots mentent toujours à ceux qui ne les maîtrisent pas ; à ceux qui n’en maîtrisent que l’illusion de s’en croire maître. C’est cette illusion qui justifie l’Académie.


241
Il faut laisser à l’oralité le superflu des convenances, mais s’attacher à la précision que l’écriture exige. En cette matière, faire l’inverse n’est pas seulement une faute ; c’est aussi faire preuve d’une pédanterie irrecevable, à moins de s’y complaire.


242
La seule attitude possible qui convient est celle de ruiner toutes les attitudes, condition nécessaire pour effleurer, ne serait-ce qu’un instant, le substrat de la beauté ; le taedium vitae. C’est une attitude extrêmement périlleuse ; ceci explique la raison de bien des mensonges.


243
Il faudrait trouver le moyen de se détourner du monde, non parce qu’il ennuie, mais parce qu’il détruit.


244
La jeunesse craint d’être jugée pour ce qu’elle n’est pas, et juge les autres par crainte de s’y reconnaître.


245
Trouver le courage d’écrire sur son agenda le seul mot qui mérite d’y figurer, le mot : rien. Quel autre mot pourrait le remplacer qui ne mette immédiatement dans l’embarras…


246
Comment pourrait-on être séduit par une écriture ? Ce n’est pas l’écriture qui séduit, mais l’auteur, sa pensée, quelque soit la façon dont elle se révèle. L’écriture n’est qu’un exercice particulier qui ne possède pas plus de réalité que n’importe quelle autre forme d’exercice. Elle a ses caractéristiques, plus abstraite que la peinture, plus violente que la sculpture… L’écriture n’est qu’un choix dont les mots ne pèsent que le temps de leur séduction, le temps d’oublier l’auteur.


247
En soi, l’écriture est un non-sens. C’est de la vie, dont il s’agit. De la vie. Le rôle de l’écriture, semblable aux effets des drogues ou de l’alcool, aide seulement à faire passer la vie.


248
La jeunesse craint d’être jugée pour ce qu’elle n’est pas, et la vieillesse craint de l’être pour ce qu’elle est. C’est ce qu’on appelle le conflit des générations.


249
Toute précision, quelque soit sa nature, est d’abord précision de limites. Elle est induite par ces limites mêmes, cette forme particulière d’imperfection.


250
L’infini est un moment du fini, et non son indétermination.


251
Toute vie est fragment.


252
Si l’on considère la normalité comme un concept valide, alors pour devenir réellement et absolument normal, c’est-à-dire ce qui est gouverné par la raison, (la chose la moins admise par le plus grand nombre), il faut disparaître totalement ; appliquer à soi la stratégie de la disparition, afin de ne pas donner prise au pittoresque qui nous habite à des mains ambitieuses ; conserver pour soi-même ce pittoresque afin d’en cultiver sa singularité dans la clandestinité. Laisser à l’autre le soin de croire à notre petit esprit afin de ne pas éveiller la jalousie qui sommeil dans le sien ; ainsi agir dans l’assurance de notre certitude en feignant ne pas agir contre l’assurance de la sienne.


253
Le bonheur, cette condescendance de la médiocrité.


254
En regard des meurtres qui soulageraient notre égoïsme, à la lecture des textes tragiques, il y a comme une obsession narcissique de la guérison à en être possédé. Plus encore chez Racine que chez Corneille. Plus il y a de crime, plus on s’y confond, plus on s’en amuse. On savoure secrètement le crime qu’on n’ose imaginer autrement. Les dramaturges sont notre alibi. Ils nous déchargent de notre lâcheté.


255
La véritable écriture est une prophylaxie. Aucune autre mission ne peut lui convenir.


256
Dans l’écriture, il faut se donner le droit de tout dire. Tout, c’est-à-dire ce qu’habituellement on ne dit pas, ou si peu qu’il en est comme rien, ou à mots si couverts qu’ils semblent hermétiques, occultes, c’est-à-dire ce qu’instinctivement on dérobe, soit par pudeur, soit par crainte, soit par humilité, à l’attention de l’autre, ce lecteur par nature inquisiteur. L’écriture doit s’énoncer avec le sens de sa vérité, celle qui trahit le sens caché de sa conscience en permettant de dire la désinvolture de ses penchants, de sorte à les élever au niveau d’un entendement, hors duquel le jugement de la folie reste seul maître. S’entendre : premier sens de la liberté.


257
Comment débarquer dans la lucidité ? Et qu’en faire ? Le voile n’est-il pas plus rassurant, plus réconfortant ? Qu’y a-t-il de meilleur : la tranquillité par la glaciation des esprits, ou bien la chaleur insoutenable de leurs mouvements ? Nous avons notre réponse ; elle est devant nos yeux, et ce que nous en faisons est à la hauteur de nos ambitions, c’est-à-dire du peu d’empressement à lever le voile devant l’incongruité de ce qu’il nous est donné de faire, plutôt que de faire ce que nous nous donnons. Si bien adapté à la cécité, nous en avons perdu la faculté d’observation. Mais enfin, cela nous dispense de l’inconvénient d’être responsable de sa vie. Voilà un handicap qui nous avantage par sa nature incomparable, par sa distinction !


258
Une constatation : pour le commun, bloquer l’esprit sur tel ou tel principe particulier, et en éprouver un fort sentiment de vérité, c’est là une conduite de vie envers laquelle aucun argument ne saurait convaincre du contraire. De là le malheur de ce que rien n’est saisi autrement qu’en rapport à ce versant étroit, cette petite soupe personnelle que chacun trouve excellente puisque n’étant pas contrariante ; cette petite soupe qui remplit si bien son petit bol. Il est petit, ce bol ; mais enfin, c’est le nôtre. De là cette étrange impression d’être libre d’en faire ce qu’on veut, alors qu’il est seulement donné d’en faire le peu qu’il est possible. C’est l’image même du salariat, qui est vécu sur le mode de la liberté, alors qu’il n’est qu’un moment de la soumission. C’est que le blocage de l’esprit engendre toujours des monstres, comme une infection produit du pus.


259
Le blocage de la raison engendre une incontinence de folie.


260
Il y a des moments de froide lucidité intense où cesser de penser apparaîtrait comme un bienfait. Oublier cet organe dans lequel se concentre la pensée, voilà une joie bien difficile à atteindre, non pas tant parce qu’il se manifeste en permanence, que parce qu’il ne se manifeste que trop peu, laissant un vide inconfortable envers lequel toute pensée, à défaut d’être un bienfait, apparaît comme une sorte de plein qui laisse une traînée d’effroi…Bienveillant. Abomination de la pensée…


261
Atteint par la douleur, ne pas la faire entendre attise la jalousie et la suspicion ; la faire entendre produit le dégoût et le mépris. La mort seule, engendre l’indulgence et l’oubli.


262
Il y a chez l’homme comme un instinct de conservation qui agit contre sa propre nature, son épanouissement, et qui fait qu’il s’approprie une part de la vie dans l’espoir de la faire durer. Cet instinct est d’autant plus protectionniste, que l’impression de posséder est plus grand, et donc celle de tout perdre plus accrue, qu’il ruine toute velléité de grandeur, tout espoir ambitieux. D’où la nécessité d’imposer des valeurs qui verrouillent cet instinct afin de se protéger. Qu’il en ressort l’âme du propriétaire n’indispose que ceux qui y sont soumis pour cela qu’ils espèrent atteindre un tel niveau de bassesse. Ainsi, rester ce qu’ils sont, sans l’apparence de ce qu’ils sont.


263
On dit très souvent que l’histoire se répète, alors qu’elle ne fait que déféquer. Il suffit de voir Paris aujourd’hui, pour s’en convaincre sans difficulté.


264
Un bloc de néant ravageur : le christianisme !


265
Quand cessera la dialectique du maître et de l’esclave, cessera du même coup le christianisme.


266
Chercher un sens à la vie, et devenir fou ; destin de celui qui l’a trouvé…


267
Se trifouiller les entrailles ; en faire sortir la barbaque qui pue le chancre de la misère est le privilège des fous ou des chrétiens, c’est-à-dire des fanatiques.


268
Atteindre les limites du désespoir, et ne pas sombrer dans la mélancolie…


269
On peut toujours me dire cette chose éblouissante qui illumine d’un trait de génie toute la distance qui sépare un philosophe d’un imbécile, qu’à la fin l’éclair ne laissera qu’une traînée de poudre ; tout juste de quoi y salir ses os…


270
Que peut-on faire d’une liberté qui ne consacre pas à l’amour c’est-à-dire, d’une liberté qui s’ouvre sur le désert ?


271
L’homme désire le calme et la volupté que la paix produit, et il obtient la frénésie et le dénuement que la guerre engendre.


272
La politique est une tromperie qui promet ce qu’elle ne veut pas faire, afin de faire ce qu’elle ne promet pas.


273
La politique, c’est l’art de séduire avec du mensonge, afin de faire admettre l’abus qu’engendre le pouvoir de l’exercer.


274
Entre la paix et la guerre, il n’y a qu’une différence de stratégie.


275
L’homme est un inconnu pour lui-même qui admet ce qu’il devient en devenant le sujet de son ignorance.


276
Ce qu’est un philosophe : un saltimbanque à la recherche de sa destiné qu’il découvre au détour d’un désert, ou un être vil qui voit bien qu’au loin se cache, derrière l’orage, la splendeur de son propre ciel bleu, et qui ne sait rien en faire. Bref, l’idée au service de l’impuissance…


277
Tout acte que l’œil ordinaire méconnaît et qu’un œil exigent distingue, apporte une solution par son esprit contrariant. Le contraire n’apporte que les solutions reconnues, c’est-à-dire dont les termes finissent par être éculés, mais dont l’habitude apaise l’esprit tourmenté.


278
Lorsque l’on observe le ciel, lorsqu’on se trouve dans l’exubérance de la forêt, et même au cœur de l’océan, alors que l’horizon ne distingue rien, on est frappé par une étrange impression, celle qu’il y a quelque chose plutôt que rien autour de nous et dans l’univers. Non pas ce quelque chose dû à notre présence, mais ce quelque chose qui donne le vertige malgré notre présence. Partout autour de nous, aussi loin que nos yeux puissent voir, dans l’immensité de l’univers, nous arrivons à distinguer un astre. Mais, ce que nous ne voyons pas, parce que nous ne voulons pas le voir, c’est le vide immense qui se trouve entre les astres, un vide tel qu’il est fort probable que nous sommes seuls dans l’univers palpable, celui que nos instruments permettent d’observer. Voilà un coup qu’on ne peut attribuer qu’à un démiurge ; un démiurge indigne comme on le dit d’un parent qui abandonne son enfant. On douterait pour moins que cela…


279
« se vaincre plutôt soi-même que le monde. »(Descartes) Comment peut-on penser de manière aussi désespérée...


280
Il y a toujours une extrême maladresse à louer quelqu’un, parce qu’alors on est tenu d’en faire plus qu’il ne le faut dans un sens ou dans l’autre. Pas assez éveille le mépris ; trop éveille la moquerie ou le soupçon, mais rester juste n’éveille que l’indifférence.


281
La dialectique est l’art de monologuer à plusieurs.


282
Dieu est l’ombre du néant.


283
Bien souvent, on est trop négligent avec soi-même, trop relâche : on se résout à se détourner de l’affrontement avec la force du monde ; on s’y plie, convaincu de notre faiblesse par l’incurie de notre force. On s’en protège par soumission ; on s’y soumet par protection.


284
Il devrait être prudent de faire attention à soi. Faire attention à soi, ne signifie pas s’écarter devant l’adversité, mais de s’en protéger, au besoin en faisant usage de la force, non pas la force brutale de l’impétueux, mais celle de l’affrontement par le raisonnement ; ainsi, éviter le ressentiment qu’une humiliante défaite provoquerait, et se détourner d’un sentiment de puissance que pourrait entraîner la faiblesse de l’adversaire. Faire attention à soi, c’est-à-dire trouver l’équilibre qui permet de se mesurer à l’autre.


285
Revenu de tout, y compris de son scepticisme, et ne pas avoir perdu la raison…


286
La poésie, c’est boire à la source de la vie ; à condition qu’elle ait la couleur du sang.


287
L’hiver de la pensée : l’étalage d’une couverture sur un trottoir, un soir d’ivresse, alors que le soleil a éteint sa clarté, que les nénuphars se sont noyés, que la lune se cache derrière ses persiennes, que la buée écrase les couleurs qui scintillent sous les lampadaires…


288
« Il faut bien vivre », dit le résigné. « Il faut vivre », dit le pessimiste.


289
On dit généralement d’un proverbe que c’est un bon mot qui a fait date. Et pourquoi pas un méchant mot…


290
Rien ne se mérite. Rien, sauf pour les besogneux. Le mérite : morale des esclaves.


291
Il y a demain lorsque l’âge ne perturbe pas encore ses propres convictions.


292
Vieillir, ce n’est pas du temps qui passe, mais de la peau qui se flétrit.


293
Qu’importe mensonge et vérité, laideur et beauté, petitesse et grandeur lorsque hier est déjà de l’histoire, et que demain ne s’articule plus dans un projet.


294
Le malheur n’est pas qu’il y ait du mensonge, mais que la beauté se fane jusqu’à faire passer sa jeunesse pour du mensonge.


295
Lorsqu’on est jeune, on ne voit pas le demain que l’on regrette en vieillissant.


296
On peut ignorer le vide, et feindre remplir l’absence, à condition de ne rien avoir à regretter.


297
Qu’est-ce que l’amour sinon le feu incendiaire de la passion… L’amour qui ne s’exprime pas avec la véhémence que la passion déchaîne, n’est pas de l’amour, même s’il en a l’apparence. Il n’est qu’un rationnement de l’amour soumis à la loi économique qui gère les relations humaines ; une nourriture semblable aux prix des légumes, sensée satisfaire un ventre en désir dont le but inavoué est celui de la procréation. Ainsi apprivoisé, cet amour que l’on crut sincère, faisant fi des convenances, se transforme en un amour plus « serein », plus « responsable », soucieux de sa bonne représentation, s’inscrivant dans la gestion de la vie quotidienne, où toute surprise annonce un désordre qui ne convient plus. La passion consumée, que peut-il bien rester sinon les promesses que la gestion de la vie quotidienne transforme en devoir…


298
Sitôt passé les émois d’un amour nouveau, beaucoup n’osent renoncer à ce qui s’en suit, et préfèrent entretenir la durée de cet amour, au prix il est vrai de l’extinction de cette flamme tellement savoureuse, au prix du gèle de désirs si émotifs, au prix de la suppression des rêves que cette passion a éveillés… Passer de la passion de l’illusion à l’illusion de la passion… Et finir dans l’amertume…


299
Lorsque vient à l’esprit l’image de Mozart, on évoque sa beauté, sa jeunesse, sa passion, son génie, mais non son requiem, brutalement inachevé, et l’abandon de sa dépouille dans une fosse commune. C’est que, entre sa vie et la nôtre, le monde est passé de la haine au cynisme ; du siècle des Lumières à celui du Spectacle ; du cinéma comme moquerie, au cinéma comme tactique…


300
On me demande parfois, de quoi est constituée ma révolte, et je réponds qu’elle est constituée de ce que nous sommes. Sur quoi, la révolte pourrait-elle se bâtir, se constituer, sinon sur l’ambition que nous nous formulons et qui ne rencontre que des obstacles ? Et qu’est donc l’ambition que nous nous formulons, sinon celle d’être soi-même…

301
Hors de soi, quel sens peut-on attribuer à l’entendement qui ne relève de l’un des troubles mentaux dont rend compte la psychopathologie ?


302
Malgré la vie, le temps passe.


303
Lorsqu’on évoque le pays dans lequel nous naissons, il y a bien des manières d’en appréhender la reconnaissance, de la plus vulgaire qui s’appuie sur le mobile de la propriété issu de la notion de race et d’état, à celui dont rend compte l’idée généreuse de psychogéographie, et qui repose sur cette simple constatation : là où nous sommes, nous sommes chez soi, c’est-à-dire là où peut s’épanouir librement notre humanité, là où se développe une culture. Nul doute que cela ne puisse se rencontrer dans aucun pays reconnu, trop étroit pour permettre de mener à bien cette tâche : l’épanouissement de notre genre. Soumis, nous le sommes aussi envers notre propre espace individuel, lequel a la dimension imposée en fonction de l’argent qui se trouve dans la poche, en opposition farouche avec celui qui se trouve dans notre tête, au mépris de ce besoin élémentaire de s’éviter la promiscuité. A quelle culture peut-on faire référence alors, lorsqu’on parle de pays ? Ne cache-t-elle pas plutôt un système d’enfermement ?


304
Il ne devrait y avoir qu’un seul pays, celui du genre humain, et qui est la Terre. L’esprit d’accaparement et des ambitions égoïstes en a décidé autrement, et l’a divisé en autant de pays qu’il y a d’ambitieux ; autant de division dont rendent compte les multiples forces en jeu, obligeant l’ensemble à trouver un équilibre en permanence instable et qui éclate par endroit, selon les intérêts de chacun des protagonistes les plus puissants, au détriment des plus faibles, sans toutefois aller jusqu’à l’anéantissement de la partie la plus faible sans risquer de rompre cet équilibre dont ont besoin farouchement les défenseurs de la division. Quant à nous autres gueux, dont l’intérêt est de se désunir de cette division, il n’est d’issue que celle de la soumission, sinon celle du suicide. L’une et l’autre ne sont pas d’égale valeur, non parce que l’une ferait preuve de lâcheté, tandis qu’il reviendrait à l’autre celle du courage, mais bien parce que l’une et l’autre sont les deux seules possibilités que nous exploitons en permanence, pensant faire plus que se protéger, pensant faire preuve d’ingénuité. Ainsi convaincu d’être né libre, comment pourrait-il venir à l’esprit l’évidence que cette conviction est erronée sans sombrer dans la déréliction ? Le mensonge d’aujourd’hui est notre prophylaxie.


305
N’être rien de ce qui arrive, et tout du langage que l’on signifie. Condition pour parvenir à être.


306
A chaque instant on peut constater, non sans un certain détachement, que le plus souvent, les gens provoquent des querelles pour les motifs les plus divers envers lesquels rien de sérieux ne devrait engager, et s’accordent avec les politesses d’usages pour des motifs qui devraient ouvrir bien des hostilités. Cela dit, être persuadé de la justesse de ses points de vue en rejetant les arguments qui les invalident, trahie l’ignorance et la confusion. A un tel esprit belliqueux, qui soulève des problèmes dont la nature est de n’en être pas, on pardonnera volontiers à l’esprit juvénile, et s’éviter prudemment l’esprit puéril. C’est que la jeunesse de l’un ne peut se confondre avec la grossièreté de l’autre sans risquer de devoir arbitrer, c’est-à-dire se retrouver dans la situation de devoir juger, et donc prendre parti, là où la sagesse nous invite à un prudent repli.


307
La vérité est l’art de convaincre du sens de la logique par la cohérence de ses arguments, non de croire en un principe qui n’est valide que parce qu’il ne rencontre jamais sa contradiction. Il y a, entre ces deux points de vues, toute la distance qui sépare le jugement sans appel de la nuance de la critique, entre l’idolâtrie bienveillante et le doute bénéfique. L’un de ces points de vue consacre au maintien de ce monde, tandis que l’autre veut aller au delà.


308
La chamaillerie est de toutes les gouvernes. En cela déjà, l’exercice du pouvoir à gouverner un Etat ne saurait présenter aucune légitimité sans se présenter comme ridicule et autoritaire ; à moins de considérer la chamaillerie comme un jeu nécessaire, et donc à en accepter son autorité, malgré le ridicule que ne sauraient s’épargner ses consultants, les députés.


309
L’art de gouverner un Etat démocratique consiste à faire passer un vol pour un prêt.


310
Quoi de plus triste que l’ironie pour celui qui est animé de la passion que la révolte fait dégager du sens de sa répartie, face à l’humour noir. L’ironie est un humour qui n’a pas encore perdu sa virginité, tandis que l’humour noir, le vrai humour noir, le plus pure, le plus noir, possède la force de renverser cette humilité en colère. Alors que l’ironie reste dans la moquerie, l’humour noir est déjà dans la révolte ; il provoque un changement de perspective qui met mal à l’aise les plus timides de ses proies, et fait triompher les propos les plus téméraires en esquivant les pointes acérées de ses victimes désappointées devant tant d’audace. L’ironie est faite pour les âmes blasées, celles que les échecs successifs ont rendu imperméables à l’humour, celles que plus rien n’abusent sinon elles mêmes, et qui ne trouvent de distraction que dans cette forme très spéciales de moquerie, tandis que l’humour noir met en échec l’esprit le plus insensible et le respect des conventions le plus incrusté par l’héritage que la morale chrétienne impose. Et il le fait avec cet air de naïveté qui trompe jusqu’à ses propres thuriféraires.


311
Où trouver la vérité, si vérité il y a, sinon dans le fond du puits de la déréliction… Pour trouver ainsi quelque chose qui puisse nous satisfaire en matière de vérité, il nous faut visiter une fosse, ou un puits, ou une grotte… Toutes enclaves se trouvant à l’abri, dans un périmètre inaccessible, afin de laisser à nos sentiments toute la force de divaguer sans retenue. Et refaire surface, ou s’être laissé submergé au point d’en être devenu fou. Et quoique rien ne garantisse de n’avoir pas été dupé, croyant avoir choisi volontairement la douleur et le dégoût, nous nous exposons à la folie comme l’animal face au chasseur ; et c’est alors que, avec effroi, nous découvrons que la vérité se trouve au bout du fusil.


312
Rien n’est plus à redouter que ce que nous nommons vérité, parce que nous en ignorons jusqu’à ses manifestations ; tandis que le mensonge, qu’y a-t-il de plus banal, de plus quotidien, de plus humain… Au point que nous nous reprochons sans cesse de le côtoyer en même temps que nous en redoutons sa disparition. Car alors, quel alibi trouver qui justifierait notre si agréable soumission…


313
Pourquoi donc il nous semble qu’est préférable un mensonge, même compliqué, à n’importe quelle vérité, malgré son évidence ? C’est que le mensonge est un système de défense efficace ; il n’a pas besoin d’être démontré, mais seulement cru. Et c’est la force de conviction de l’orateur qui emporte les suffrages, non la véracité de ses propos, sinon les débats publics feraient faillite avant même qu’ils ne se prononcent.


314
Dans le règne de l’apparence, seule compte l’enveloppe. Le reste ne pourrait pas même figurer comme scribe d’un scénario de mauvaise qualité ; seulement comme prétexte à justifier l’apparence.


315
A tout menteur, tout honneur !


316
Quand donc trouvera-t-on le temps de faire comprendre que le temps n’épargne que ceux qui ont le temps pour eux ? Quand ? Ceci ne serait-il qu’une simple affaire de temps ?


317
Osez vous vous poser cette question sibylline : soyez odieux avec vous-mêmes pendant un an, et demandez-vous si vous voyez une différence notable d’avec les années précédentes, puis tirez en les conclusions qui s’imposent vis-à-vis des autres. Nul doute que la méfiance gagnera votre esprit plus sûrement que ne le ferait la trahison d’un ami.


318
Il y a des natures que leur morale remplit de honte chacune de leur réussite, et de remords chacune de leur infortune. On les remarque à leur manière singulière de courber l’échine ; d’autres qui sont en peine sans même atteindre ce niveau de probité. On les remarque car ils forment comme une excroissance dans le décor, comme une tâche qui contrarie la blancheur de leur soumission ; d’autres enfin pour lesquelles il n’est rien qui ne puisse les atteindre, rien qui ne se brise à leur contact, rien non plus que leur contact renforce, rien enfin qui ne les brise. Ceux là ne se rencontrent que dans leur solitude, non parce qu’elle les protège, mais parce qu’ils y puisent leur force. Ceux là ne se laissent pas remarquer. Et c’est cela qui les protège.


319
Lorsque la vie se résume à une succession d’échecs, il faut être doté d’une formidable dose d’humour pour ne pas sombrer dans la mélancolie. C’est même à cette condition que l’humour trouve sa formulation la plus authentique, c’est-à-dire la plus digne parce que c’est la condition pour que l’espèce humaine atteigne l’âge de l’homme, en opposition d’avec l’âge des cavernes que partage de si nombreux contemporains.


320
Il semble qu’auparavant les idées les plus contradictoires étaient discutées dans d’âpres causeries afin de leur donner la cohérence de leur contenu, ou les rejeter pour la faiblesse de leurs arguments ; trouver le sens qui pouvait les relier entres elles, ou en rejeter les contradictions qui les brisaient. L’époque semble révolue d’assister à de tels affrontements, et bien des vérités sont émises sans qu’il faille rendre compte de la pertinence de leur cohérence, ou de l’irrecevabilité due à leur contradiction, sans que de tels résultats n’éveillent pas même un semblant de scandale. Et il ne peut y avoir de scandale en effet, par cela que l’esprit moderne s’est adapté aux temps nouveaux ; lesquels se moquent de la contradiction pour cela qu’ils en ignorent les effets pourvu qu’un profit sert de justificatif. Pour cette raison si peu raisonnable, les idées ne sont là que pour enjoliver une conversation, ou convaincre du meilleur parti que tel commerce veut imposer contre tel autre jugé plus médiocre pour sa concurrence qualifiée de déloyale. Le véritable philosophe d’aujourd’hui n’est pas celui qui pense, mais celui qui vend, et l’idée la meilleur n’est pas celle qui sait distinguer l’erreur de ce qui est juste, mais celle qui profite à celui qui la manipule.


321
Il n’est pas d’entretien aujourd’hui, qui n’ait pour but les bénéfices d’un commerce. Il n’est pas de discours qui ne présente d’intérêt que celui qu’évoque l’idée du profit. Il n’est pas de comportement qui ne soit influencé par l’argent. On ne saurait l’en blâmer sans se révolter, ou l’admettre sans se soumettre.


322
La manière d’exprimer les idées importe plus que leur contenu, d’où l’importance d’une juste orthographe. Le vrai penseur d’aujourd’hui n’est pas le philosophe, c’est le grammairien.


323
Une orthographe approximative : preuve de la vitalité des mots, et de l’évolution de leur sens.


324
L’orthographe n’est qu’une convenance organisée entres gens lettrés, qui s’articule autour des institutions, et dont l’un des buts est d’imposer une seule langue à l’intérieur de frontières qui définissent un pays. Elle est récente, comme la langue écrite qui la soutient, et changeante au fil des époques que l’écriture de cette langue traverse. L’orthographe n’est pas une science, mais une convention arbitraire imposée à une écriture particulière.


325
Toute l’originalité d’une orthographe est de retirer aux mots dont la prononciation est similaire leur ambiguïté, et à la phrase son manque de signification. Elle devient inexacte dès l’instant qu’elle ne sert plus que la forme, ce caprice de l’esprit carcéral qu’entretient l’idéalisme réactionnaire, cette superficialité des idées…


326
L’emploi rigoureux de l’orthographe est excessif, et renforce une censure discrète plutôt qu’elle ne sert une richesse d’esprit ; elle sert plutôt la science des valets que celle de leur maître, et s’articule bien avec l’esprit procédurier, cet esprit étroit qui définit avec une grande approximation l’esprit réactionnaire de la vieille France, cette chose qui n’existe que par crainte de son contraire, et que le temps amenuise la vivacité par la disparition de ceux qui s’en nourrissent.


327
L’esprit procédurier, du moins ce qu’il en reste, se retrouve à subir tous les affronts s’il veut se maintenir. Passer de l’académisme à la pensée du profit, il lui faut s’adapter depuis que les mots s’écrivent avec la technique des journalistes, c’est-à-dire dans cette novlangue que dénonçait déjà en son temps un certain George Orwell, et qui est au service des marchandises et de leur monde.


328
L’orthographe est le sens interdit de l’écriture.


329
L’orthographe, dont le langage parlé se moque, appartient essentiellement à l’écriture. On peut la concevoir pour confirmer le sens d’un mot, mais ne saurait se suffire pour concevoir le sens d’une phrase. Et même, dans ce cas, il lui faut rester l’exception qui confirme la règle, plutôt que la règle qui vient confirmer une exception.


330
Selon Alain Rey, l’orthographe n’est qu’une convention inexacte. Voilà pour chagriner les anciens et bien plaire aux modernes.


331
L’idée qu’une écriture puisse être jugée en fonction de son orthographe, me fait penser à ces gens qui ne goûtent un vin qu’en fonction de son étiquette, présupposant par-là d’une qualité que trahiraient manifestement leurs papilles gustatives.


332
On dit d’une erreur d’orthographe qu’elle est une faute. Voilà qui justifie une sanction, par évidence.


333
On ne doit pas limiter la conviction qu’une phrase est juste à l’exactitude de son orthographe, à moins de ne comprendre une langue qu’à son déchiffrement, qu’à l’analyse de ses propres hiéroglyphes.


334
Ce n’est pas l’orthographe d’une phrase qui doit convaincre, mais le sentiment de sincérité qui doit se dégager de cette phrase. L’esprit de la sensibilité doit rester indépendant de l’esprit des lois, fussent ceux de l’orthographe et de la grammaire. C’est en cela qu’on peut vérifier qu’une écriture est le produit d’un joug ou celui de la liberté. Toute la dimension qui éloigne la perfection de l’émancipation…

335
Il y a comme une sorte d’indécence et de vice à juger un texte sur la qualité de son orthographe, plutôt que sur celle de son style et de son contenu. C’est un vice qui appartient à des gens qui se sont appropriés l’écriture dans l’idée d’en interdire un accès trop aisé au plus grand nombre, ce plus grand nombre il est vrai, dont l’absence de révolte et l’abaissement à la vulgarité profitent à ces censeurs. La censure leur accorde, certes, un certain pouvoir, une force maquillée en jugement, une sentence pour laquelle ils ne veulent souffrir aucune exception, et cependant elle ressemble plus à une faiblesse de sous-préfecture, qu’à l’autorité de l’Académie Française.


336
Pas plus que les menstrues ne font un sexe, l’orthographe ne fait les idées, malgré le sexe des mots. Cependant que les menstrues semblent aussi nécessaires à la nature que l’orthographe à l’intelligence de la lecture.


337
Il est un fait que l’on rencontre aisément dans la classe laborieuse, toujours soucieuse de l’excellence de son exploitation, qu’elle reconnaît volontiers son indigence en matière d’écriture, et accepte volontiers l’observation autoritaire de ses erreurs, en particulier pour ce qu’il en est de l’orthographe, dont n’a véritablement cure la classe dominante, sinon pour feindre un savoir dont elle revendique l’usage exclusif, avec l’espoir qu’il fait défaut à la classe du labeur. C’est que l’habitude de la soumission entraîne la reconnaissance de sa faiblesse et l’inusité de vouloir s’en départir ; et celle de la domination habitue au sentiment de supériorité qui en fait oublier qu’elle est bâtit sur la veulerie. L’orthographe est cette matière qui souligne ces défauts.

338
Juger une écriture sur l’habillage de son orthographe plutôt qu’à la profondeur des idées qu’elle veut entretenir, c’est vouloir supprimer une maladie, non en soignant le malade, mais le symptôme, alors que la maladie est celle du médecin plus que d’une médecine. C’est l’esprit de propreté qui distingue les notaires et les juges. Il est vrai que s’affranchir d’un obstacle, c’est montrer des dispositions bien difficiles à supporter pour tout ce qui a vocation de se maintenir, et de maintenir tout ce qui est à l’origine de leur ascension sociale, cette théosophie de la propreté, cet hygiénisme de la pensée.


339
L’orthographie ne devrait se limiter qu’à la nécessité de donner à la phrase son sens le plus exact possible, afin de lui retirer la plus grande ambiguïté possible. Chose impossible à respecter lorsque l’idée est soumise à sa formalité, cette propreté des conventions…


340
Un conseil prudent envers ceux qui cherchent à éviter les conflits et l’adversité : n’ayez aucun ami.


341
Les mots ne transmettent pas la vérité, ils s’y adaptent.


342
A quoi bon la mémoire, même d’un passé lointain, si elle n’influence pas le présent, si elle ne le provoque pas, si elle n’en est en aucune manière sa source ? Est-ce si périlleux de se souvenir de moments sans lesquels rien de ce qui se fait n’existerait ? A moins de faire de sa vie un éternel oubli, un éternel regret…


343
La réalité est toujours ce qu’on imagine ; ce qu’on imagine de ce que nos yeux nous traduisent de réalité. Il y faut du raisonnement ; en rechercher l’exact prononcé ; l’examiner ; le développer ;le finir ; l’achever ; le dépasser. C’est ce mouvement de l’imagination qui démontre la réalité du raisonnement. Et il n’y en a pas d’autre à moins de l’exercice de l’autorité d’un pouvoir, par nature irréel, et qui devient réel par la force.


344
On n’échappe pas à ses ravages, pas plus qu’on ne retient l’espoir. Et c’est à la force de l’espoir qu’on mesure l’étendu des ravages, par le point d’impact qui en brise l’illusion, après qu’ayant tellement cru, on finit par vomir l’amertume qu’il en résulte, avec cette grimace caractéristique qui fait de l’espoir une déception, et des certitudes, une illusion. Mais, c’est sur ces fondations que l’on bâtit un monde.


345
C’est sur la somme de ses défaites que l’on comprend le contenu de son passé, non sur la succession de ses victoires. Sur une victoire ne s’établit guère que de l’orgueil, tandis que sur ses défaites, on en tire l’expérience de ses erreurs, la raison de ses échecs, et donc la force de vaincre, et qui est la conscience qui s’installe dans la durée, le contenu véritable de son passé, le devenir de son présent, le succès de ses convictions ; ou bien disparaître.


346
Le temps véritable, celui de l’homme, a échappé à son humanité. Il est devenu chronomètre. Il se mesure en fractions égales, de même division entre la nuit et le jour, se renouvelant identiquement à lui-même, indépendamment de ce qui lui donne son contenu, sa dimension aléatoire, l’expression de ses organes, le battement du cœur, le flux et reflux des marées, le renouvellement des saisons, la mort qui précède la vie… Le temps de maintenant est enfin domestiqué, un temps mesurable entre perte et profit. Il est devenu enfin la mesure de toute chose, la raison économique, hors de laquelle rien n’est plus concevable, rien ne doit apparaître… Semblable à un squelette blanchie au soleil de l’éternité…


347
Comment en sommes-nous arrivés à ce point de fixation temporale, ce corset qui bloque la force obscure et insaisissable qu’est le temps, ce galion de la liberté vaincu dans l’ébauche de sa conscience ?… Par quelle issue, l’humanité s’est-elle faufilée pour livrer le temps au chronomètre, ce temps dont l’algidité est rendue plus agressive, plus morbide, plus âpre par la rectitude froide de la logique inlassable de sa répétition rigoureusement identique d’un instant à l’autre, au point de s’être lui-même affranchie de la source de sa conscience, de son origine humaine, pour s’identifier à l’argent, cette richesse abstraite qui ruine tout sur son passage en bâtissant des empires avec l’étoffe dont sont fait les cauchemars ? Glissement de terrain progressif de l’idéalisme à l’illusion, du désir à l’envie, de la convoitise à l’accaparement… Parti du néant, nous n’avons fait qu’ériger des murs. Protégé du rien, nous sommes arrivés à gravir des montagnes de sable avec l’espoir de reculer l’échéance de nos certitudes en semant sur le parcours le purin de nos détritus sans cesse renouvelés, de notre ignorance sans cesse propagée, de notre détermination sans cesse imposée… C’est que l’illusion de la force, entre temps, s’est muée en force de l’illusion : Indéboulonnable !


348
De quoi veut-on parler lorsqu’on évoque l’avenir ? Existe-t-il seulement quelque chose qui laisserait entendre un demain insoupçonnable, et quoique périlleux par cette méconnaissance même ? N’avons nous pas atteint le bord du gouffre de tout ce que notre imagination a pu produire et dont le résultat se montre visiblement comme une énorme catastrophe ? Il est vrai, avec cet avantage de n’être pas surprenant malgré le nihilisme dont il est porteur. Ne devrait on pas plutôt dire : à cause de ce nihilisme même…


349
Quand donc cesserons-nous d’ajourner l’inévitable ?


350
Il faut affiner un doigté particulièrement subtil pour trouver les moyens de peindre avec une exquise sensibilité, la prodigieuse certitude que demain est le seuil du meilleur, alors qu’il dessine les contours du chaos en rendant la mort plus réelle que ce que la conscience détermine – mais, non ne la désire – et c’est en cela sans doute, au comble de la catastrophe, que l’on peut trouver la possibilité d’évoquer la force de la ruiner ; là où plus aucun retour possible n’est envisageable. De l’effroi à l’espoir. Ou, de l’espoir au néant ?


351
Il est difficile de parcourir les rues de la déréliction sans appréhender le profond désir de découvrir son propre néant. On pense avenir et on voit impasse ; on se sent ultrasensible dans un monde infra sensible ; on se projette dans un ailleurs au contenu insaisissable ; le moindre point d’appui est mouvant comme le sable…le présent seul semble s’illuminer d’une intense clarté ; mais, c’est une clarté éblouissante, une clarté excessive, comme un trop plein de réalité impossible à évacuer vers un avenir plombé à l’acide sulfurique du désespoir… C’est que l’excès de réalité étouffe aussi sûrement que le trop peu de réalité, l’un sous la chape de plomb de son présent hypothétique, l’autre par sa raréfaction ; de la sur-vie à la sous-vie. Mais, de l’un à l’autre, comment trouver l’équilibre sinon par la métaphore de se voir vivant maintenant, et de s’en satisfaire malgré tout ?


352
Lorsque l’espoir est la seule issue possible au désespoir, il ne bâtit pas l’avenir, mais le contraire de l’avenir, le néant. Mais, c’est de ce néant qu’alors un avenir peut se développer, sinon disparaître.


353
La pensée n’est pas une idée de la matière, mais la matière même de l’idée. C’est ainsi qu’on ne peut diviser le corps de l’esprit, sauf devant la crainte du néant qu’évoque la mort. La division, jusque dans l’ineffable…


354
La pensée est un jeu de l’esprit, agissant. D’où les catastrophes qu’engendre le monde de maintenant…


355
La pensée de maintenant, afin de lui donner le sens du vrai (sens, il faut bien le dire, qui s’est perdu dans la nébuleuse idée de la valeur), ne peut s’élaborer que sur le doute ; doute d’elle-même d’abord, et doute de ce doute lui-même ensuite, de sorte que rien de ce qui est admis habituellement ne puisse trouver grâce à ses yeux, pas même ce que l’on peut admettre de sa critique, parce qu’il n’y a rien d’admissible, rien qui ne trouve sens hors de l’éphémère échange mercantile et de la victoire de son néant.


356
La pensée de maintenant porte les stigmates de la ruine des idées critiques ; et elle sait qu’elle les porte, d’où l’air bravache que son positivisme ne manque pas d’arborer. C’est qu’on se place ou l’on peut, à défaut d’être ce que l’on veut.


357
La vie est une épreuve de réalité. Il faudrait prendre conscience de soi-même ; comment est-ce possible sans indisposer à notre sommeil ?


358
On aime dans l’instant que l’instant d’après écroule. C’est l’amour d’aujourd’hui, qui se consomme. Qu’aime-t-on mieux que ce qui se consomme ? A défaut, l’habitude s’installe dans la durée, et l’amour d’hier tant recherché, disparaît derrière les devoirs quotidiens qu’engendre la famille, cet enfermement. Du désir à la fixité, voilà qui laisse peu de place à l’imaginaire, et quoique l’on se convainque du contraire, non par illusion, mais par inquiétude que l’illusion ponctue.


359
Bien souvent, on croit pour échapper à l’arbitrage de l’enfermement quotidien, qu’il suffit de changer d’habitude pour faire de sa vie une aventure, changer de partenaire pour croire en l’amour, changer d’emploi salarié pour s’imaginer être libre… Mais, ce n’est qu’un changement de surface, comme le serpent mue. Un changement bien tranquillisant…

360
Tant qu’il y aura des couples mariés, il y aura des divorces, comme la prison contient le désir d’évasion. Qu’est le mariage sinon l’équivalent d’un sacerdoce auquel il est ajouté la perpétuité…


361
L’amour est un don, sinon on parle d’autre chose.


362
L’amour est libre ou n’est pas !


363
En amour, être fidèle, n’est pas l’être à l’autre ni pour l’autre, mais l’être envers soi-même. Et c’est cela qui engage dans une relation.


364
L’amour ne traduit pas un rapport entre deux individus, mais le désir de soi envers un autre que l’on reconnaît pour soi-même.


365
L’amour, cette infidélité du désir…


366
« Je suis, moi ! » Dites le contraire, mais n’ayez pas peur d’être pris en flagrant délit de délire.


367
Pour atteindre le silence de la plénitude, il suffit de cesser de parler des autres.


368
Etre seul, c’est être avec soi-même face à soi-même. Là, il n’y a que le mouvement interne de ses propres certitudes, hors tout. Tandis qu’être deux, c’est déjà ne plus s’appartenir - et j’entends par s’appartenir, être entier – c’est se diviser. Une part de soi échappe qui appartient à l’autre. Terrain glissant des petites compromissions…


369
« Aimer son prochain comme soi-même. » Pas étonnant qu’il y ait tant de massacres !


370
Définition d’un gueux moderne : une ressource humaine. Quand les mots en ont fini avec la nostalgie…

371
Quand deux se fond dans un couple, cette masse qui ne distingue pas les individus, rien ne peut surprendre au risque de la voir se fissurer. La durée d’un couple tient dans son aptitude à ce que chacun de ses membres ignore les secrets penchants de l’autre ; jusqu’à lui refuser toute distinction autre que celle dont la nature est indépendante de la volonté des individus qui le composent. La moindre fausse note éveille le soupçon de tromperie plutôt que la réflexion, la méfiance plutôt que la générosité, la jalousie plutôt que le respect. Et c’est avec cela que l’on fonde une famille…


372
Quelle chose étrange que d’être qualifié de fou par un psychiatre ; comme s’il était donné à ces gens la nature de juger de la faculté qu’on les esprits lucides d’être en dérangement…


373
Je suis cohérent avec moi-même, étant parfaitement inutile pour qui que ce soit - j’entends, comme fonction, métier, profession - ne ressentant pas le besoin de m’être utile ; je le suis suffisamment par ma faculté de prolétaire sans devoir, en plus, en apporter la preuve.


374
Prendre goût à tenter quelque chose, et aboutir à la frustration, l’insatisfaction et la contrariété… Comment s’en faire le reproche sans se contredire aussitôt…


375
La vérité est épuisante ; personne n’y croit jamais.


376
On est plus enclin à respecter la mémoire des morts, qu’à se disputer les idées des vivants.


377
La vieillesse se distingue de la jeunesse par son aptitude à mourir.


378
Ce qu’est un Etat démocratique : un Etat qui, à peine fondé, cède sa place à l’imagination. Chose inimaginable cependant, pour un esprit démocrate.


379
On entend parfois parler d’Etat Providence comme de quelque chose de regrettable parce qu’illusoire et honteux, rappelant la nature des relations liant les enfants à leurs parents, cette dépendance absolue – et la comparaison n’est pas déplacée -. Mais, que devrait-être l’exercice d’un Etat, si sa responsabilité première n’est pas de protéger ceux qui lui sont soumis, de les installer dans une dépendance absolue à son autorité, hors de laquelle il ne saurait être question de vivre par cela même que l’Etat en interdit toute évasion possible sans qu’elle soit punie de la déchéance, de l’oubli et de la mort…


380
La nature de l’Etat est de s’emparer de tout ce que la vie produit, afin de s’en nourrir. Il ne faut rien en attendre d’autre que l’illusion de sa protection en retour dans ses variantes dites démocratiques, comme l’éleveur protège son troupeau afin de le mener à terme à l’abattoir dans les conditions qui conviennent à son but, et qui est de toute autre nature que celle qu’il feint d’entretenir. Dans ces conditions, il est seulement demandé à l’esprit d’appropriation de se justifier pour se légitimer. Vu la singulière facilité de la tâche – et les scandales financiers n’en sont pas une des moindres, - on ne sera pas étonné de la légèreté avec laquelle un tel esprit se justifie, ni de la désinvolture avec laquelle il infère de ses arguments. On observera seulement que cela éveille la jalousie, et non la révolte. C’est ce qui fait dire que les bas esprits n’ont que ce qu’ils méritent, alors que par ce fait, ils empêchent toute velléité d’affranchissement ; et cela ne constitue pas un mérite.


381
Travailler, c’est s’acquitter du droit d’être un esclave sans conscience autre que celle qui suffit à cette activité, dans une relative tranquillité, malgré les caprices du commerce, et de s’en satisfaire. Voilà qui s’oppose au travail brutal que connaissaient les esclaves des anciens empires. Signe des temps : nous sommes passés de la brutalité à la dilution ; de l’obéissance au consentement ; de la vérité au mensonge ; de la soumission à son spectacle...


382
Le monde est brutal. Nous vivons au cœur de la brutalité sans nous soucier un instant des risques rencontrés, comme si nous ne les voyons pas, non à cause d’un aveuglement subit, mais par l’éblouissement que renvoient les vitrines, et dont le scintillement nous empêche de distinguer quoique ce soit de palpable, et donc de se servir. C’est dans cette rupture de relation qu’est la brutalité, dans cette absence d’humanité, non dans les faits rapportés par quelques commentateurs ignorants dont tout le souci est d’être entendu et non discuté. Pourquoi se priveraient-ils de ce rapport de force ? Le public de manants télévisuels contemporains leur est tout acquis, sachant distinguer là, des propos indiscutables par l’universalité de leur diffusion, derrière une vitrine cathodique aux milles scintillements attractifs. Pourquoi prendre la peine de rechercher des preuves aux résultats aléatoires, là où il suffit de voir et d’entendre, là où il suffit d’admettre ce qui sera oublié l’instant d’après ? La brutalité du monde se laisse voir, et cela suffit à notre bonheur.


383
Il nous est donné de voir la misère partout, mais non de la supprimer ; de s’y apitoyer, mais non de la mépriser ; de la supporter mais non de la briser, et cela afin de s’y comparer. Ainsi ôter toute envie de s’en extraire, se croyant à l’abri alors même que nous sommes en son cœur.


384
Le rapport au monde est vécu, selon les uns, comme rapport au manque, et selon les autres, comme rapport d’abondance. D’où l’envie des uns pour la situation des autres, et le mépris de ceux-ci pour les premiers. Que pourrait bien évoquer d’autre, un rapport au manque, lorsqu’il est comparé à l’abondance sans cesse montrée, et quoique jamais, ne serait ce que timidement, effleurée ? De la révolte ? Mais, pour cela il faut éprouver autre chose que l’envie, autre chose que l’ambition de gravir les échelons qui mènent vers l’argent, autre chose que la conquête vers la première place, autre chose qui ne se ressent pas comme manque qu’il faut remplir, mais comme une richesse supérieure à celle qui trouve sa force dans la comparaison d’avec son absence, une force incomparable qui renvoie dos-à-dos tous ceux dont l’imagination est bornée par la seule richesse que possède le monde, son spectacle ; une force qui va au-delà des valeurs reconnues et qui n’attend aucune consolation ni encouragement, une force qui exploserait si elle devait se réaliser ; elle se trouve être la certitude de soi, l’absolue certitude, celle qui se rencontre sur les chemins de la liberté. « Où ça, avez-vous dis ? », entends-je d’ici les sourds et les aveugles, pour me faire croire qu’ils sont incrédules alors que leur doute est bâtit sur le ressentiment et la suspicion. En effet, où ça ? Ne connaissant de chemins que ceux qui mènent vers la routine du labeur salarial et l’obéissance sans distinction aux lois et à leurs faiseurs. C’est cela qu’on appelle la vie, ce défaut d’en connaître la saveur par l’habitude de n’en connaître que sa fadeur.


385
Notre époque a inventé la prostitution présentable jusqu’à l’indécence institutionnalisée : Cannes.


386
Tout ce qui a trait à la vie, par sa nature changeante, par l’impossibilité de la fixer, pèse comme une menace permanente sur l’esprit de ceux que leur rang oblige à se maintenir afin d’être ce qu’ils croient être sans l’inquiétude de devoir le démontrer à chaque instant, (situation qui en fragiliserait les fondations si elles devaient sans cesse être remises en cause). D’où l’autorité et l’asservissement qui en découle. Nier la vie afin d’en jouir… N’a-t-on jamais vue plus grande perversité, plus grande bassesse, plus grande ironie…


387
Identifier l’autre à la menace qui pèse sur la vie, le fait apparaître comme cause de toutes les incertitudes ; d’où le mot de Sartre pour qui « L’enfer, c’est les autres. » Mais alors que l’autre, aux yeux de l’autre, c’est soi. Au vue du peu de respect que l’on s’accorde, il est à craindre que nous préférons l’enfer à toute autre considération. Sans doute est-ce là la gratitude que nous allouons envers le moindre tyran, si prompt à être publiquement ce que nous sommes secrètement. C’est aussi que nous sommes si décomposés que la moindre manifestation de liberté nous apparaît comme une menace bien plus grande que la menace la plus grande qu’un despote autorise. Si vous n’êtes pas convaincus de cette assertion, il vous suffit d’observer le résultat de vos élections démocratiques ; partout, usurpation de pouvoir ; partout, manifestation de pouvoir ; partout, justification de pouvoir. Quand la dépossession règne au nom de l’appropriation…


388
Comment la critique ne serait pas violence, face à notre bouclier ?


389
La raison, ce fragment de l’esprit humain… Cette immondice de la logique… Cette logique de l’esprit fragmentaire…


390
Les comportements sont d’abord dictés par l’ignorance. L’élevage primaire de l’espèce n’est que le produit de notre crainte d’assister impuissant à ce que nos progénitures nous échappent ; il n’est en rien un enseignement ; seulement une éducation. Par elle, nous faisons en sorte d’installer dans la durée cet élevage primitif. La cause en est la crainte de devoir remettre en question ce qui a permis de nous maintenir dans l’apparence de la raison, et pour laquelle nous avons tout lieu de croire dans la raison de l’apparence.


391
Toute critique qui ne se fait pas à l’échelle de la pensée, cette singularité de l’espèce humaine, ne traduit que la cuirasse qui enferre la conscience ; qui l’enferre jusqu’à la limite de l’étouffement. Et c’est cette limite qui, partout, fait force de loi, cette cuirasse dont l’esprit policier n’en est que la manifestation la plus visible.


392
La police n’est que la cuirasse caractérielle de la société, hors de laquelle, cette société ne serait que l’expression de la folie. En effet, comment concevoir une société fondée sur une forte hiérarchisation des esprits, sans sa structure de protection ?


393
Se protéger sans ouvrir les hostilités n’engendre que des fortifications. On s’y sent en confiance, les croyant imprenables comme des citadelles alors qu’elles ne sont qu’un système d’enfermement. Comment s’emparer d’une citadelle ? En bloquant toutes les issues. A trop vouloir se défendre, on finit stérile.


394
Etre placé sous le tir conjugué de tous ceux qui aspirent à la tranquillité de l’esprit, de tous ceux qui désirent qu’il ne se passe jamais rien, de tous ceux qui recherchent l’abstinence, de sorte qu’ils ne soient pas troublés dans leur quiétude, et trouver malgré ceux-ci le moyen de déblayer le terrain… Voilà qui fait preuve d’un tempérament peu ordinaire, d’un tempérament audacieux, d’un tempérament fougueux… Derrière lequel se reposent les esprits ordinaires qui n’aspirent qu’à leur tranquillité… L’hypocrisie de la méthode vaut bien une reconnaissance de bas étages, à défaut de s’y corrompre, parce qu’alors, le risque est grand de voir cette faiblesse s’emparer de la force. Immanquablement, elle réduirait cette force en poussière ; elle en ferait une petitesse qu’il suffirait de déblayer. Et ainsi, succomber durablement à l’épidémie de la médiocrité.


395
La critique qui ne traduit que la pandémie du mécontentement, ne s’exécute que sur le terrain de la thérapie, et qui est le contraceptif de la pensée.


396
La plus sinistre conséquence d’être né avec pour seul bagage, que sa misérable vie, c’est d’être partout considéré comme un effet secondaire, une sorte de figurant inutile pour lequel il faille trouver un emploi, c’est-à-dire une case, un tiroir dans lequel rien ne doit pouvoir s’échapper, afin d’en tirer un peu de sang. Pour cela, il y faut des conditions fort simples à réunir, parce qu’elles appartiennent au domaine de la reconnaissance sociale, cette chose qui donne autorisation d’exploitation sur un marché. Cela ne retire rien de l’effet secondaire de cette existence. A l’inverse, c’est ainsi qu’elle est reconnue, par cet effet, comme on reconnaît un cancer par ses métastases. C’est ainsi que l’on devient ce que nous redoutions tant, ce cancer pour lequel rien n’est laissé au hasard. Mis sous perfusion, intubé, il reste à attendre que la vie passe. Qu’importe la quantité de temps qu’il faille pour qu’elle passe. Il faut qu’elle passe, et c’est la seule chose qu’il est demandé à celui qui n’a, pour tout bagage, que son indigence. Ainsi dépouillé, la liberté n’est plus qu’une vaste plaisanterie.


397
Homme libre : rien, dans un monde qui a transformé la vie en spectacle.


398
Il y a cette manière désinvolte de reporter à demain ce qui embarrasse le présent en se disant qu’on a toute la vie devant soi. Mais, devant soi, il n’y a rien que l’espoir qui se perd dans le néant. Que pourrait-il bien y avoir devant ce qui n’est qu’une hypothèse, sinon le désir que tout pourrait aller mieux ; ce qui dispense d’infléchir le cour du présent. Il suffit, pour s’en convaincre, de se retourner, et de constater ce qu’on a fait d’hier, devenu ce présent qu’on aspire à oublier plus vite qu’il est apparu. C’est s’avouer impuissant avant même de connaître sa force, en se disant que demain est un autre jour, alors qu’il n’est que la succession d’un aujourd’hui qui a perdu l’enthousiasme de l’imagination pour le scepticisme de l’âge.


399
Il arrive parfois, d’appréhender demain avec effroi. Est-ce à dire que c’est la crainte de perdre une saveur chèrement acquise ? Ou bien, plutôt le constat que tout continu, alors qu’on espère une saveur qui ne réchauffe que l’imagination… C’est que dans un présent, même effroyable, il est possible de trouver les armes de son combat qu’un demain ne saurait, au mieux, transformer qu’en hypothèse.


400
La vie… Dans son petit nénuphar ! Ah, comme on aime s’y blottir ; surtout, que rien n’apparaisse qui en vienne contrarier la tranquillité… C’est si bon, ces petites lâchetés qui nous préservent des affrontements. Point de courage là dedans, mais à quoi bon le courage lorsque la servilité tient lieu de référence, et la peur de bravoure…

401
Qu’entend-on par la confiance que l’on accorde à l’autre, c’est-à-dire de cette confiance qui ne saurait souffrir aucun manquement sans quelle soit ressentie aussitôt comme une terrible brûlure ? N’est-elle pas l’exercice d’un ajustement ; d’un discours qu’il convient d’accorder à la situation qui l’a provoquée, et pour lequel nous sommes tenu d’y répondre ? Le tout est dans l’ajustement, et si erreur il y a, elle ne peut-être contenue que dans l’ajustement à ce but ; une erreur de parallaxe. De là à faire de la confiance une question de géométrie…


402
Il est un fait qu’il est prudent de ne pas dénoncer pour son mensonge, c’est celui de la pondération dans ses relations. Il est, en effet préférable de modérer sa générosité, de sorte à laisser à l’autre l’espace qui est le sien, et dans lequel il puisse, à son tour, savourer la jouissance d’exprimer la sienne. Ainsi, lui accorder l’espace qui lui revient en lui laissant l’impression de la décision. C’est que le respect tient dans la manie à savoir équilibrer la part qu’il nous revient, de celle qu’il faut permettre. Savoir s’effacer afin de mieux proposer… Disposer… Imposer !


403
La France dit-on, est le pays de la bonne table. Voilà une réputation usurpée, car enfin, il est bien difficile de trouver une table où chacun des convives y trouve plaisir ; qu’un seul grimace, et c’est toute la table qui est contrariée. Et pourquoi cela ? simplement parce que nous préférons partager notre repas, plutôt que de l’offrir. Nous en attendons une approbation, une reconnaissance puisque nous trouvons nous-mêmes plaisir à le déguster ; nous trouvons plaisir à déguster le plaisir de celui qui accueille ce met avec tant d’affection ; nous le dévorons secrètement. Cela prouve modestement, mais naturellement, notre penchant pour le cannibalisme, voilà tout.


404
Le capitalisme, c’est le cannibalisme de la représentation.


405
Inviter quelqu’un, sans en retirer une satisfaction au moins égale à celle de notre solitude, c’est dévoyer nos sentiments ; faire de la générosité, un sacrifice.


406
Au coure du temps, derrière le silence se distinguaient les sons incessants d’une nature luxuriante. Aujourd’hui, le silence est identique à la procession qui mène un cadavre vers le cimetière. Entres les deux, seul le feuillage d’automne garde la même fraîcheur.


407
Chaque fois que le monde est devenu muet à nos oreilles sourdes, il est apparu des bouleversements sociaux ; des bouleversements qui l’ont transfigurés, parce que les hommes n’ont pas tant soif de comprendre que d’entendre. Chaque bouleversement social est une réponse au pesant silence qui l’a précédé. Ainsi, le siècle de Voltaire a-t-il accouché de la Révolution Française, et celui du troisième empire, de la Commune. Marteler les esprits avec un bruit incessant mais monotone, tel celui que diffuse les postes de télévision, et il sera obtenu la garantie d’une paix durable, non pas de cette paix qui marque le florilège des connaissances et des arts, mais de celle qui marque l’absence, de celle qui souligne l’électrocardiogramme d’un trait continu dans un bip ininterrompu. La monotonie au service de la tranquillité ; le privilège de la domestication…


408
Penser le monde pour le produire, le contrôler, le faire durer, le développer… Ou bien, pour le transformer, le supprimer, le dépasser. Deux ambitions antagoniques qu’il suffit de neutraliser pour en stériliser ses effets. C’est le programme de la démocratie.


409
S’il est prudent, avant d’entreprendre un projet, d’y réfléchir, ce n’est pas pour en éviter une exécution dont la nature le ferait apparaître pour peu profitable, mais afin de le mener à bien sans rencontrer d’obstacle qui en rendrait périlleux l’exécution. En somme, ne pas confondre prudence et censure.


410
On s’accommode des divisions par la nature de notre condition ; Chacun trouvera dans le rôle qui lui est attribué, la justification de son être en opposition à ce qui est désigné comme complément, en vue de l’affaiblir. Ainsi, de la division entre ouvrier et intellectuel, entre homme et femme… Alors que c’est cet esprit de division qui montre la nature affaiblie de la force pour laquelle chacun se reconnaît.


411
La division fait de la faiblesse, un privilège, et de la force, un abus.


412
Selon Pascal, la grandeur de l’homme est contenue dans la nature de son être, et qui est d’être pensant, malgré sa fragilité qu’il comparait à un roseau. Lorsqu’on voit le peu de cas dont fait l’homme de la grandeur de la pensée, on est en droit de se demander si la comparaison avec le roseau n’est pas exagérée ; ne serait-il pas plus juste de la comparer aux stigmates de notre temps, un virus par exemple…


413
S’il était possible, au temps de Pascal, de comparer la grandeur de l’homme à un roseau pensant, il faut admettre que, depuis la pensée s’est combinée à bien d’autres substrats, tous plus insignifiants les uns des autres, de sorte qu’elle sert principalement de substratum, de strate inférieure inféodée à l’esprit d’accaparement, au point que sans cet esprit, elle semble comme amputée de quelque chose d’essentiel, quelque chose qui justifie sa soumission envers elle, quelque chose sans laquelle, elle n’est qu’une dérision. Cette chose n’est pas sa force de conviction ; Au contraire, elle en est sa faiblesse : la raison marchande.


414
Quand la folie tient lieu de raison, la raison n’est qu’un accident de parcours qu’il convient de juguler afin d’en amortir ses effets, afin de la donner pour irresponsable. Ainsi, il ne vient à l’idée de personne de voir en Diogène de Sinope quelqu’un de raisonnable, qu’Aristote avait affublé du sobriquet de Chien, sans doute par qu’il vivait dans un tonneau ! Quelle galanterie, entre philosophe… ; ce Diogène, qui fit du cynisme une doctrine, devait être trop exemplaire pour être admis sans moquerie. Quel philosophe, en effet, peut se vanter d’avoir repoussé l’offre du maître des lieux, Alexandre, sous le prétexte qu’il lui fait de l’ombre ? Mais, il est vrai que trouver sa force dans le dépouillement est une idée bien étrangère à notre conscience, nous qui sommes si parvenus à faire de notre néant un bien suprême par la raison de la folie marchande, qu’il ne peut nous arriver que d’en être flatté à défaut d’en être perturbé, et encore moins d’en être lucidement effrayé. C’est que la raison marchande tient lieu de l’état de notre raison par la raison de son état, et qui est celle de l’appropriation par le commerce. Y voir de la folie, voilà qui est cynique…


415
Si, au temps de La Fontaine, on pouvait comparer le roseau à la malice de la ruse qui le fait se plier pour ne pas rompre, aujourd’hui le roseau serait comparé au vice de l’hypocrite qui le fait se courber par ambition. Louvoyer par crainte de défier celui qui dispose de notre destin, afin d’en être reconnu, protège certainement de bien des maux, mais non du plus essentiel et qui est celui d’apparaître pour ce que l’on montre. Et que par hasard, advient le désintéressement de notre protecteur pour notre chétive personne, et nous ne tarderons pas à récolter les moqueries de ceux qui l’instant d’avant, jalousaient votre place. C’est qu’il est plus aisé d’apprendre la faiblesse et d’en faire usage, que de s’en affranchir.


416
Les hommes sont fâchés avec la vérité, non parce qu’ils sont sots, mais parce qu’il n’existe de vérité que de sottise.


417
Nous croyons savoir beaucoup de la vision de l’homme, de l’étude de l’organe de la vue, à l’interprétation du monde, de sorte à ce que ce savoir bouleverse tout de la manière dont on se place dans le monde. Et pourtant, il faut bien se rendre à cette évidence que nous avons échoué dans l’idée que ce savoir aurait pu nous rendre plus sage, plus disponible, plus visionnaire. A cela, une raison : nous en avons inversé l’ordre : nous interprétons ce savoir en fonction de notre place, plutôt que d’interpréter notre situation en regard des nouvelles étendues de nos connaissances . De l’usage qu’il nous apporte, à l’usage que nous lui apportons, nous sommes passés de l’admiration à l’intervention ; plus net, avec un champ d’interprétation plus restreint ; de la myopie à la scotomisation.


418
Qu’y a-t-il de plus troublant que d’ouvrir les yeux sur une vaste étendue ? Première réaction, s’en protéger. D’où les murailles de Chine.


419
Nous n’abolissons les murs que pour s’en construire de plus efficaces ; abattre des murailles, et endosser des cuirasses…


420
Quoi de plus naturel, après avoir quitté un rivage familier, d’en rechercher un semblable, de réduire l’inconnu à du connu. De la frontière du placenta, à celle de la patrie. De la restriction de l’enfance à celle de la famille. De l’univers de la garderie à celui du salariat. Voyager d’une dépendance à une autre…


421
Voir l’autre comme intime, et finir par se haïr…


422
A étudier de près les idées de Darwin, on ne peut manquer d’y voir, non une explication du monde naturel, mais une allégorie de notre monde moderne qu’il traduit par une lutte incessante entres les forts et les faibles, dans une hiérarchisation de la nécessité où chaque espèce trouve sa place en vue de se nourrir et de se reproduire, où chacun dévore plus maladroit que soi, et est dévoré par plus malin, à l’image de l’humanité. Mais alors, la civilisation ne serait rien d’autre qu’une copie, et non le produit d’une évolution ? Comment, l’humanité, une vulgaire contrefaçon de l’instinct de survie ? Partir de Dieu, et arriver à notre bestialité…


423
Il n’est pas tant de se demander où nous allons, que de savoir ce que nous faisons, qu’elle moyen on se donne, parce que c’est de ce moyen que découle là où nous allons. Le moyen, voilà ce qui fonde nos buts, ce qui détermine notre réalité. Et cela dépend des certitudes que l’on s’accorde en tenant compte des conséquences que cela entraîne. C’est en cela qu’il est possible de parler de responsabilité. Tout autre cas montre seulement notre attachement à ce que l’on croit ; la certitude de ce que l’on fait par la certitude de ce que l’on est ; et qui est la manière la plus incertaine d’y parvenir autrement que par la force.


424
Méfions-nous des louanges ; elles cachent mal les défauts qu’on nous caresse par des vertus que l’on nous prête, alors qu’on les ignore. Un remède : s’éviter les flatteurs afin de s’éviter un mal qui en occasionne de bien plus nombreux. Il est des abstinences comme d’une médecine ; il faut la juger à son efficacité plutôt qu’à la gène qu’elle peut provoquer, de sorte à ne rien regretter de ce que l’on s’est donné pour tâche de s’éviter. Trouver la certitude de ce que l’on est par la force qui nous habite, plutôt que par la flatterie qu’on nous impose. Ca éloigne de bien des gens, sans doute, mais c’est de cet éloignement qu’on peut juger de nos idées, et non par la désobligeance de ceux qui nous tenaient jusque là en estime, mais que quelques propos ont montré leur désinvolture. Au reste, il faut se juger soi-même ; s’amuser de ce qui nous plaisent, corriger ce qui nous indispose, qui donc serait à même de mieux le faire que soi même ? Nos amis nous estiment trop pour savoir nous juger avec l’appréciation requise ; nos ennemis ne pensent qu’à cela. Flattons nous d’être au moins aussi impartial que le plus impartial de nos amis, et plus exigent que ne saurait le faire le plus coriace de nos ennemis, voilà qui garantit une justesse autrement controversée. Finalement, mettre tout le monde d’accord afin d’être en accord avec soi-même.


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Qui éprouve le besoin de devoir garder ses amis, par-là même devrait s’en méfier. A quoi donc se reporter qui engage un tel besoin ? L’amitié se bâtit dans l’épreuve, et non serait un dû. Il n’est besoin de la garder, puisque ayant des fondations solides, elle se maintient durablement. Une amitié qui vacille à la moindre contrariété est le fruit du besogneux qui n’y voit que l’intérêt. Méfions-nous des amitiés faciles ; elles n’engagent que le superficiel et rompent à la moindre difficulté.


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La liberté qui est la conséquence d’une idée, ne traduit que l’application de cette idée ; l’idée qui est la conséquence de la liberté, traduit l’exercice de la liberté. Le premier point de vue est circonscrit aux limites que le second transcende.


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L’émancipation de l’humanité est suspendue au projet d’abandonner le système de loi de « cause à effet », pour l’affranchissement des passions. Perturber le cours des choses ordinairement admises, afin de leur donner un sens plus approprié aux passions qu’à la raison ; transmuter les valeurs habituellement reconnues par la raison du plus fort vers de nouvelles lois adaptées à l’épanouissement des êtres plutôt qu’à l’appropriation de la vie. Déplacer le rapport de pouvoir de l’intérêt vers le sensible, de la fixité à la critique, voilà en quelques mots le contenu de la nouvelle révolution copernicienne qu’il nous faut accomplir et qui entraîne le déplacement des valeurs viles, à leur transmutation en des valeurs nobles, du commerce qui tolère, à l’hospitalité qui permet, afin de ruiner l’accomplissement mortifère du monde mercantile. Respirer l’odeur de la vie, plutôt que les crédits qu’on lui impose ou les bénéfices qu’on lui accorde.


428
Le géocentrisme n’est pas anéanti, il s’est seulement déplacé ; malgré Copernic, le profit est resté au centre des préoccupations humaines. De l’almageste de Ptolémée à celui du profit, il n’y a qu’une différence de symbole, mais non de pouvoir. Nier une erreur de parallaxe pour mieux en ajuster sa perfection… D’une imposture à une autre…


429
A force de traverser les fleuves de la vie, on finira bien par se rendre compte qu’ils sont asséchés ; et que l’expérience que l’on peut en tirer, c’est que nous les empruntons parce que nous avons soif, et cela nous rend égoïste, non dans le but de s’enrichir – qui donc a, aujourd’hui une idée de ce qu’est la richesse ? – mais dans celui de s’accrocher à la seule branche d’arbre qui nous fait prendre de la hauteur, afin, croit-on, de ne pas se noyer. Mais les fleuves asséchés nous ont déjà condamnés à nous maintenir dans cette illusion. Et plus nous prenons de la hauteur, moins nous voyons que les fleuves sont asséchés, et cela nous rend arrogants. C’est que puiser sa force de la crainte ne peut donner les conditions d’une entente durable ; seulement celles de son autorité, afin de se maintenir durablement au dessus des fleuves asséchés ; afin seulement d’apprivoiser sa crainte par cela que, voyant la soumission partout, on s’accommode du pouvoir qu’elle nous permet. Ainsi, juger de notre autorité, la croyant fondée sur l’observation alors qu’elle n’est que le fruit de notre ignorance : être assoiffé de la moindre goutte d’eau, la prenant pour un lac et s’imaginer vivre dans l’abondance alors que notre fleuve est vide.


430
Laissons les hommes passer comme les fleuves ; laissons les années passer comme le vent. Qu’importe ; la condamnation est la même pour tous. On la trouve inscrite dans la pierre, comme le fossile dans le temps.


431
De ne traverser la vie que par sauts d’obstacles, en les ignorant ou en feignant les regarder de haut, on finit par comprendre qu’il n’y a personne que l’on puisse rencontrer de cette manière ; seulement notre ambition. C’est ce qui explique bien des brutalités…


432
A qui parler d’abord, sinon à soi-même… Qui donc serait mieux placé que soi pour entendre nos doléances, nos gémissements sans qu’il en ressente une honte insupportable ou une colère impardonnable ? Nous sommes seuls juge de notre propre adaptation à notre abaissement, étant seul capable de s’en moquer ou à l’inverse, de s’y complaire.


433
Depuis que les philosophes ont donné leur nom à la fabrication de leur technologie, ainsi de Singer ou de Renault, la pensée d’aujourd’hui est devenue un travail. Un travail utile à la production et à la publicité des marchandises qui portent le nom de ces philosophes, faut-il le préciser, et quoique nuisible à l’épanouissement de tout ce qui ne trouve pas matière à publicité, c’est-à-dire tout ce dont la marchandise ne peut s’emparer, et que ces philosophes bannissent ; comme furent bannis, en leur temps les hérétiques que l’inquisition traqua, n’étant pas corvéables par la domination des philosophes de leur temps. Dans le fond, ce qui distingue ce temps là du notre n’est qu’une simple question de style.


434
En quoi serions nous habilités à inventer de nouvelles hypothèses d’explication du monde ? Celles que nous avons à portée de notre raisonnement devraient bien suffire, n’ayant pas pris la peine de les éprouver pratiquement. Il semble que n’en rien connaître que seulement savoir qu’elles existent, suffit seul à les savourer. Savoir qu’une idée existe semble lui donner une pertinence qui dispense de sa vérification. N’est-ce pas le message que veulent nous livrer nos jeunes savants ?


435
Nous aimons goûter un met pour cette seule raison qu’il est nouveau, et non pour sa qualité ; pour cette seule raison que sa nouveauté attire notre attention, avant que de se délaisser de ce goût devenu fade de l’avoir trop entretenu. C’est pareillement que nous aimons: De la convoitise à la consommation, puis de l’ennui à l’oubli.


436
Il est vain d’offrir à des palais disgracieux, des mets nouveaux, étant le plus souvent rejetés, non pour leur pertinence, mais par ce fait qu’étant inconnus, ils sont soupçonneux. Mais, qu'en apparaisse la mode de leur consommation, et du soupçon devenu ridicule, ils en viennent à être convoités pour leur soudaine convenance. Cependant que du bannissement à la reconnaissance, il y a comme un goût douteux, car rien n’altère plus le goût que lorsque c’est la mode qui s’en charge. On sait que ce qui est communément partagé est justement ce dont personne en particulier ne veut, malgré cet avantage que cela prévient de succomber à l’aigreur de la jalousie.


437
On dit de la mémoire qu’elle est sélective. En effet, rien de grand ne reste longtemps gravé dans la mémoire ; seulement les petites mesquineries ; ce qui est suffisamment contrariant pour s’en plaindre sans aller jusqu’à devoir s’en répartir plus ; préférer les petites escarmouches qui font mal, sans atteindre au niveau de la vengeance, voilà ce que retient notre mémoire, sans doute pour combler les veillées d’hivers de notre vieillesse...

438
La discrétion rend plus aimable lorsque le tord produit d’un mal donné, se fait dans le secret. Il nous évite les quolibets.


439
Rien n’est plus ridicule que les querelles sur les petites choses sans surprise qui alimentent les conversations des bigotes, et quoique c’est à la quantité de ces conversations qu’on pourra en définir leur qualité, en terme clinique, s’entend !


440
Assurément, les temps sont à la distraction bienheureuse, de celle qui dérive de la confusion des esprits à croire en la beauté du monde et au bonheur qu’il prodigue, du moins dans le périmètre qui limite l’horizon de notre territoire à celui de notre espace vital. Cela permet de se comparer à pire en ignorant ce qu’il y a de mieux, afin de trouver la sérénité qui fait défaut si on ne se réfère qu’à soi-même.

441
On se croit enfant du soleil, alors que c’est la lune qui guide nos pas. Nous sommes le fruit des ténèbres et non celui de la lumière. Il suffit d’observer nos gesticulations incohérentes et déroutantes, de nos petites perfidies à nos grandes catastrophes ; assurément, c’est des ténèbres que nous pouvons ainsi durer. Elles abritent notre déroute et permettent nos escarmouches. Perdus au milieu de nul part, c’est l’opacité qui nous gouverne, comme elle fait briller les étoiles. De là notre propension, le jour, à nous blottir à l’ombre du soleil ; n’être pas vu sous une clarté qui trahie le relief de notre peau, souligne les stigmates de nos perversités et que la nuit rend plus maléfique.


442
L’observation des étoiles nous enseigne que les astéroïdes furent le projet d’une planète qui ne s’est jamais formée, s’étant effondrée sur elle-même, la réduisant en autant de morceaux dispersés dans l’univers. La Terre fait exception ; il lui faut, pour en arriver au même résultat, en passer par les hommes ; un petit détour afin de vérifier que l’humanité est une mauvaise idée. Maintenant, c’est chose démontrée. Il n’y a plus qu’à attendre…


443
Ce qui distingue la vie du chaos, est que ce système complexe est ordonné, alors que la nature du chaos est d’être dispersée. Cependant, il est un fait que la vie tend naturellement vers le chaos, d’une unité primitive vers une multitude qui survient dans la division, c’est que plus on apprend les règles de la courtoisie, et plus est subtile l’art de s’anéantir, comme si, naturellement, nous allons vers notre intelligence en multipliant les facultés de notre anéantissement. Etre certain de la mort en démultipliant la manière d’y accéder…


444
L’excès ne traduit que les catastrophes que la modération abrite.


445
De la mesure : le système solaire serait âgé de quatre milliards d’années. La terre qui abrite l’esprit des hommes, serait âgée de trois milliards six cent millions d’années. Entre temps, l’espèce humaine est passée de quelques rares troupeaux à la surpopulation. Ceci constitue un prélude à la réflexion qui mène inévitablement vers le préambule à des désaccords… Multipliez le nombre d’interlocuteurs et vous multiplierez d’autant la quantité de propositions. Cela participe certainement de la débâcle à laquelle ce troupeau est arrivé. Chacun des interlocuteurs ayant sa recette, c’est à celui qui va juger de la supériorité de la sienne en affamant légèrement ce troupeau qui ne demande qu’à brouter. S’assurer de la soumission de son cheptel afin de s’assurer de la bonne entente avec ses concurrents les plus puissants et amoindrir les autres, voilà le sens de l’évolution des esprits. Et cela constitue l’ordre que tout le monde admet, par crainte d’en saisir sa fatuité.


446
Il n’est surprenant à personne, à l’observation du ciel nocturne parsemé de soleils tous plus brillants les uns des autres, de n’y voir scintiller que mille fleurs plutôt qu’être éblouis par une seule gerbe de lumière, comme le fait notre astre diurne. Mais, cela convient bien à notre esprit, habitué à admettre notre condition sans plus de réflexion. Bien plus, nous sommes condamnés à l’admettre par le fait que nous sommes convaincus du contraire, que nous sommes convaincus d’aller vers plus de compréhension, plus de découverte, et que cela nous donne l’impression d’être référent, alors même que nous nous éloignons de toute référence autre que celle de notre absolue certitude produite par notre absolue soumission. Vivre sous mille soleils qui n’éclairent pas, plutôt qu’avec un seul qui éblouit.


447
Nous vivons vieux de la crainte de voir la clarté de notre nuit étoilée.


448
Avancer dans la connaissance nous fait apparaître des contraintes insoupçonnées. C’est que, ce qu’hier fut de l’ordre de l’impossible, nous apparaît aujourd’hui de l’ordre de l’inaccessible, non pas tant du fait qu’en résolvant l’impossible, on repousse les limites de l’inaccessible, que de les multiplier, un peu comme si des dieux se jouaient de nous en apportant aujourd’hui mille réponses de ce qu’ils dérobaient hier à notre singulière entente en nous soumettant leur singulière réponse. On conviendrait d’être démuni devant un choix si divers, si nous n’y mettions la préoccupation de porter notre attention que sur un objectif particulier, un objectif bien étrange qui soumet à l’arbitrage de son exceptionnelle conviction, et qui est celle du souci de l’intérêt – intérêt d’argent, intérêt de pouvoir - au mépris de toute considération humaine. On pourrait y voir la marque de l’ironie de dieux cruellement intentionnés si nous n’éprouvions le désir d’en jouir. C’est que, dans le fond, la jouissance pardonne tout.


449
Comprendre le possible, et en faire une force vindicative…


450
L’espèce humaine n’est peut-être qu’un prétexte à la vie ; mais, c’est un prétexte pensant.


451
Rien n’égale en jeunesse ce que l’entendement ordinaire, dans son incomparable mépris, nomme pensée.


452
Il est maladroit de se fâcher avec la modernité du monde parce qu’une quelconque mode donnerait tord au commerce de cette modernité, et mieux de faire en sorte de la détourner pour satisfaire à son appétit tout en s’en approprier les méfaits afin de l’empoisonner, de sorte que, des mets qu’elle nous promit en permanence, nous nous en octroyons le succulent tout en piétinant son cadavre comme on le ferait d’une puissance jusqu’alors invaincue que son temps a mené à terme, et qu’il ne reste plus qu’à abattre. Naturellement, en agissant ainsi, on se met à dos tout ce qui est bien pensant, non parce qu’ils regrettent ce qui leurs avait toujours donné tord malgré tout, mais parce qu’ils répugnent à fêter un cadavre qui leur avait tout de même bien donné satisfaction. C’est que, au banquet de la liberté, n’y prenne plaisir que ceux qui ne laissent aucun regret gâter leur appétit.


453
La pensée qui s’exprime librement se prouve par la critique, mais c’est le raisonnement qui démontre sa justesse.


454
Déjà Debord, en son temps, faisait la remarque « qu’on a pu voir la falsification s’épaissir et descendre jusque dans la fabrication des choses les plus triviales, comme une brume poisseuse qui s’accumule au niveau du sol de toute l’existence quotidienne. » De sorte qu’aujourd’hui, faute de distinguer la falsification de ce qui serait authentique, on s’accommode de l’un en falsifiant le second. Sans point de repère, toutes les directions se valent puisque aucune n’est certaine. Ainsi, chacun fait sien de la sienne sans se préoccuper de sa qualité dès l’instant qu’il s’y sent en paix, ayant avec lui l’autorité d’une pacification durable. Et cela seul suffit comme critère de valeur.


455
S’abaisser au point de réduire la vie à la ressemblance de son chien dont il ne manque, semble-t-il que la parole...


456
L’esprit de liberté contient tout ce que le monde exècre, les bas-fonds dans lesquelles Stendal disait y trouver l’amour, d’où le nuage de répulsion qui l’entoure, et la nécessité de le juguler sous celui de l’esprit des lois.


457
Dans un billet que Madame du Deffand remit à Voltaire, elle lui avoua avoir « mille raisons de vous aimer ; d’abord, vous êtes mon contemporain, qualité dont je fais grand cas, et que je trouve dans bien peu de personne. » Qui donc, aujourd’hui oserait faire pareil aveux sans être pris aussitôt pour un malade mental ? C’est qu’il n’y a de contemporain que ce que le spectacle met en scène le temps de quelques secondes que le temps suivant efface pour une nouvelle mise en scène aussi vite oubliée que la première est apparue. La contemporanéité est devenue cette matière qui remplit les images dans une succession frénétique qui ne laisse pas le temps à la réflexion. C’est ce qui donne l’impression du mouvement. Et c’est cette impression qui est invoquée pour avoir aujourd’hui mille raisons d’aimer.


458
On croit aimer, et tout finit avant de se rendre compte que rien n’a véritablement commencé. C’est le prix de l’illusion que de s’effondrer au moment où nous y croyons. Et c’est la rupture de ce moment qui occasionne la douleur, non son éloignement. Il est toujours délicat de briser un lien, même illusoire ; tandis qu’une fois brisé, on se trouve bien étonné de s’y être retrouvé un jour enferré. C’est ainsi que le regret de l’attachement se trouve plus vite oublié qu’il n’est apparu.


459
On ne devrait pas se laisser aller dans la fidélité, à moins de douter de l’autre.


460
Il n’est pas de liberté concevable hors de la volonté.


461
Le sens de la vie se confond avec l’expression de son entière liberté. Toute autre manière de le concevoir se confond avec celui de la dépendance, quelque soit par ailleurs la raison qui pourrait justifier d’une dépendance, et quelque soit la manière dont cette dépendance s’exécute.


462
Il est des dépendances qui donnent l’impression de liberté par le respect qu’on leur voue.


463
« Ce que j’ai fait, nul ne l’a fait avant moi. » C’est en ces termes que Nabuchodonosor laissa éclater son triomphe, à la suite de la victoire de ses conquêtes. Depuis, on ne peut que constater amèrement qu’il n’y a plus rien à faire qui n’ait déjà été fait, et quoiqu’en des façons bien différentes jusqu’à parfois les supposer incompatibles (mais, que peut bien signifier l’incompatibilité, dans le mouvement du temps ?). La longue marche d’adaptation à des conditions qui n’eurent de nouvelles que la lente progression vers leur résultat, l’espoir en moins. C’est ce qu’Hérodote appela Histoire.


464
Une pensée, pour être vivante, doit respirer. Il lui faut exprimer ses odeurs, et il nous faut toutes les humer, savoir les distinguer, afin de s’éloigner des plus douteuses et ne retenir que les plus authentiques, non pour leurs véracités supposées, mais pour leurs clartés vérifiées, exactement comme on le fait d’un vin, et pour la même raison : l’ivresse que cela procure.


465
Les pensées bloquées font les âmes mortes d’une armée de pierre.


466
Le mouvement du temps est un caprice de l’esprit.


467
Vivre est inutile.


468
Dans le fond, la pensée n’est qu’un malentendu. Il suffit de constater ses résultats pour se convaincre de son inaptitude à transcender le besoin en goût, et de son habileté à transformer la beauté en égout.


469
Réduire la vie à l’usage de ses effets par l’utilité de sa fonction, ne saurait convenir qu’à un esprit fonctionnaire, dont c’est la tâche, et pour lequel les réponses n’admettent aucune nuance, sinon quelques déclinaisons afin d’en renforcer leur persuasion. Ce qui mobilise cette sorte d’énergie, c’est l’efficacité recherchée de la solution logique d’un problème. La fragilité de cette conception est contenue dans l’idée que la vie est logique, froidement logique ; ce qui exclu l’homme de fait.


470
Tout ce qui ordinairement désignait des qualités humaines, la générosité, l’amitié, l’amour, est aujourd’hui appliquée à un système de servilité d’autant plus effroyable qu’il s’est paré du manteau de velours de l’obligeance à rendre compte de ce qui uni chacun par le respect des conventions fondées par le christianisme. Nul n’y échappe, malgré l’ignorance entretenue de ses conditions de captivité. C’est qu’il nous suffit de croire être libre pour que notre esprit se trouve apaisé de bien des contraintes que le doute incommode. En cela, le christianisme n’a pas été aboli, il a seulement changé de place. Il s’est adapté aux conditions modernes de captivité. Ce qui l’absout de toute justification, et nous assure d’une sérénité légitimée.


471
La force de l’homme épris de liberté n’est pas dans le fait d’avoir des réponses pour tout, mais des questions sur ce qui le préoccupe, et qui sont autant d’entraves qu’elles n’ont toujours pas de solution.


472
S’il revient à l’homme captif d’avoir des questions pour tout, il appartient à l’homme libre d’avoir les réponses possibles. On conviendra que c’est une espèce en voie de disparition.


473
Que devrions nous retenir qui pourrait nous fortifier ? A quelle expérience faisons nous référence pour ne pas reproduire ses erreurs ? Il semble, en matière de mémoire, que nous retenons plus volontiers ce qui nous renforce dans nos convictions, malgré l’incertitude qu’elles contiennent, que ce qui tonifie le doute qu’une erreur accentue.


474
Douter, n’est pas l’aveu de son inclinaison devant ses manquements, mais celui de son inclination à les résoudre.


475
Agir en iconoclaste : désespérer l’espoir.


476
Il semble que plus nous découvrons nos origines préhistoriques et plus nous distinguons les confins de l’univers, plus nous nous rapprochons de nos préliminaires (et pourquoi n’y en aurait-il qu’un seul ?), comme si, plus nous avançons, et plus notre passé se dévoile, mettant à mal bien des hypothèses, dont celles que le mouvement du temps s’effectue de façon linéaire, constante, irréversible, alors qu’il semble faire une boucle en accélérant sa déhiscence ;admettre que plus nous croyons progresser, et plus s’étale devant nos yeux étonnés notre propre régression.


477
Gouverner, c’est l’art de soumettre nos alliés et de corrompre nos ennemis, afin de disposer de la force.


478
On ne saurait gouverner sans corruption, à moins de n’avoir aucune concurrence à redouter.

479
Dans l’équilibre de la terreur, les parties en présence s’engagent à respecter les règles qui les maintiennent dans cet équilibre. Que la plus puissante vienne à briser le consensus, et le centre de gravité se déplace en sa faveur, maintenant cet équilibre d’un seul côté, celui qui fait preuve de puissance inégalable. Cela montre seulement que ce n’est plus l’union qui fait la force ; elle est devenue l’aveu de la faiblesse.


480
L’union avec des partenaires de force inégale, renforce l’unité d’un ennemi cohérent, de force au moins égale à cette union.


481
Dans une union, la faiblesse du plus puissant est contenue dans sa négligence à en référer à ses partenaires, les sachant impuissants. Se croyant invincible, il ignore leurs doléances tout en s’assurant de leur soumission, créant ainsi les conditions de leur ressentiment.


482
Tout de la vie semble nous échapper, de sorte que l’on convoite ce qui fut donné puisque n’étant plus accessible autrement que par les caprices de la séduction ou à défaut, par l’usage de la force. Et on en obtient le superficiel par manque de ne s’être pas vu offert l’essentiel.


483
N’ayant que le superflu, il reste à l’exploiter, condition pour ne pas paraître ridicule et sans succès.


484
Briser le miroir de la glaciation, ou finir pétrifié…


485
Que devrait-on retenir que nous ne sachions déjà et qui ne mérite que l’oubli ? Quand cesserons-nous de grouiller et de s’articuler inutilement ? Quand cesserons-nous de croire à ce que nous faisons alors que nous n’obtenons que des résultats qui ne convainc pas ? Sommes-nous si sûr de continuer ce que nous faisons, si nous n’avions aucun privilège, aussi futile qu’évanescent, en échange du gaspillage de notre temps à le soumettre à la préoccupation de notre modernité ? La modernité : cette distinction qui nous fait croire à des privilèges que les époques passées ignoraient, alors qu’elles ne furent que la grossesse qui accoucha de notre temps.


486
Nous n’avons pas changé d’époque ; nous ignorons seulement ce que c’est qu’une époque. Et c’est cette ignorance qui nous donne l’impression d’avoir changé d’époque.


487
Il n’existe plus de rendez-vous qui aient un lieu où pouvoir attendre. Il n’y a plus rien à attendre, et il n’y a plus de lieu. Il ne reste que le fourmillement et la contemplation.


488
Toute connaissance n’est connaissance qu’à la faveur de la nuit, à l’abri de la contagion pathologique des plates-formes universelles du système médiatique dont le rôle, nous l’oublions bien vite, se circonscrit à l’information et non s’ouvre à un savoir. C’est qu’il y a entre l’information et le savoir toute la distance qui éloigne un concierge du philosophe ; ce qu’on a l’habitude de prendre pour du raisonné et qui n’est que du raisonnable.


489
Voyez tous ces puissants contempteurs ; ce n’est pas leur folie qui est effrayante, mais qu’ils risquent de nous emporter dans leur effondrement, que l’histoire par un tour cruel, réserve toujours à celui qui s’accroche au temps. Mais, cruauté effroyable, et s’il n’y avait plus d’histoire ? Que du temps échangeable, que du temps monnayable…


490
Tout ce qui est essentiel échappe à la plupart d’entre nous, non parce que nous en ignorons jusqu’à l’existence, mais parce que nous le négligeons, lui préférant la fatuité qu’apporte le salariat en consommant, plutôt que d’admettre l’humilité de notre condition qui en dévoilerait la nature. Pouvoir de séduction des chimères…


491
Croire en la maturité des siècles, justifie l’apathie et l’indolence, et renforce la soumission et l’illusion. C’est qu’il n’est rien de meilleurs demain que méconnaîtrait aujourd’hui et qu’espérait hier. La force d’adaptation est bien supérieure à celle qui nous en extirperait. C’est en cela qu’on parle d’impuissance.


492
On parle d’amour comme de quelqu’un dont les poumons, défectueux, se trouvent dépendant d’une machine respiratoire, et nous le vivons de la même façon, sur le mode de la dépendance, sans quiétude ni méfiance passées les premiers émois, mais avant que ne vienne le dégoût dû à l’usure du temps qui provoque la séparation. Cela n’altère en rien la dépendance, ça la renforce jusqu’à l’indifférence. D’un partenaire à un autre… Comme une machine respiratoire qu’il suffit de changer de rythme. Rien que de très ordinaire…


493
Les amours d’aujourd’hui se confondent avec des clefs de passe-partout, et corrompent la sincérité des sentiments : il faut leur trouver une place entre le labeur salarial et la chambre à coucher ; si possible, un jour chômé.


494
« Votre appel a été transféré sur une messagerie vocale. » Ah ! quelle merveille que de pouvoir ainsi communiquer sans qu’un seul instant ne soit interrompu et n’occasionne colère et déception. Orwell l’avait rêvé ; nous l’avons réalisé !


495
On peut tout négocier, y compris le mensonge.


496
Faveur et disgrâce sont de même nature, celle de la fausseté. Mais alors que la première est due à un excès d’enthousiasme, la seconde, celui de la déconvenue dus à l’excès de la première.


497
Il existe des gens qui n’ont pour toute odeur, que celle de leur sexe. On le remarque à cette manière animale qu’ils ont d’entreprendre une relation, de satisfaire à un coït. On leur pardonnerait volontiers s’ils ne devaient tromper pour atteindre ce but. Mais, c’est la victime qui est blâmable de s’être laissé ainsi séduire ; d’admettre un mensonge pour sauver ce qui lui reste de morale, parce qu’alors, à l’adresse du premier de réussir son entreprise, vient s’ajouter la justification du second de s’être laissé prendre à un sentiment qui ne s’est réduit qu’à de peu.


498
L’amour est un prétexte pour vivre sexuellement ce que le sexe ne saurait atteindre seul.


499
Inévitable vagabondage qui pousse le champ de ruine de ce siècle commençant vers sa consécration : le règne absolu du mensonge.

500
S’arracher de la force d’attraction qu’exerce la dépendance entre les individus, demande plus que de la conviction, cela demande de l’allégresse, un retour de la curiosité qui anime la jeunesse, vers l’espoir qui fortifie la maturité, et que l’esprit atteint de caducité interdit par tous les moyens qu’il a en sa possession, alors que déjà il s’employait à être dans le renoncement dès l’âge de sa force, et qu’il soumit à la répression de son propre esprit et de ses organes. C’est que l’esprit jeune est à l’espoir, ce que l’esprit vieux est à la résignation.

301
Hors de soi, quel sens peut-on attribuer à l’entendement qui ne relève de l’un des troubles mentaux dont rend compte la psychopathologie ?


302
Malgré la vie, le temps passe.


303
Lorsqu’on évoque le pays dans lequel nous naissons, il y a bien des manières d’en appréhender la reconnaissance, de la plus vulgaire qui s’appuie sur le mobile de la propriété issu de la notion de race et d’état, à celui dont rend compte l’idée généreuse de psychogéographie, et qui repose sur cette simple constatation : là où nous sommes, nous sommes chez soi, c’est-à-dire là où peut s’épanouir librement notre humanité, là où se développe une culture. Nul doute que cela ne puisse se rencontrer dans aucun pays reconnu, trop étroit pour permettre de mener à bien cette tâche : l’épanouissement de notre genre. Soumis, nous le sommes aussi envers notre propre espace individuel, lequel a la dimension imposée en fonction de l’argent qui se trouve dans la poche, en opposition farouche avec celui qui se trouve dans notre tête, au mépris de ce besoin élémentaire de s’éviter la promiscuité. A quelle culture peut-on faire référence alors, lorsqu’on parle de pays ? Ne cache-t-elle pas plutôt un système d’enfermement ?


304
Il ne devrait y avoir qu’un seul pays, celui du genre humain, et qui est la Terre. L’esprit d’accaparement et des ambitions égoïstes en a décidé autrement, et l’a divisé en autant de pays qu’il y a d’ambitieux ; autant de division dont rendent compte les multiples forces en jeu, obligeant l’ensemble à trouver un équilibre en permanence instable et qui éclate par endroit, selon les intérêts de chacun des protagonistes les plus puissants, au détriment des plus faibles, sans toutefois aller jusqu’à l’anéantissement de la partie la plus faible sans risquer de rompre cet équilibre dont ont besoin farouchement les défenseurs de la division. Quant à nous autres gueux, dont l’intérêt est de se désunir de cette division, il n’est d’issue que celle de la soumission, sinon celle du suicide. L’une et l’autre ne sont pas d’égale valeur, non parce que l’une ferait preuve de lâcheté, tandis qu’il reviendrait à l’autre celle du courage, mais bien parce que l’une et l’autre sont les deux seules possibilités que nous exploitons en permanence, pensant faire plus que se protéger, pensant faire preuve d’ingénuité. Ainsi convaincu d’être né libre, comment pourrait-il venir à l’esprit l’évidence que cette conviction est erronée sans sombrer dans la déréliction ? Le mensonge d’aujourd’hui est notre prophylaxie.


305
N’être rien de ce qui arrive, et tout du langage que l’on signifie. Condition pour parvenir à être.


306
A chaque instant on peut constater, non sans un certain détachement, que le plus souvent, les gens provoquent des querelles pour les motifs les plus divers envers lesquels rien de sérieux ne devrait engager, et s’accordent avec les politesses d’usages pour des motifs qui devraient ouvrir bien des hostilités. Cela dit, être persuadé de la justesse de ses points de vue en rejetant les arguments qui les invalident, trahie l’ignorance et la confusion. A un tel esprit belliqueux, qui soulève des problèmes dont la nature est de n’en être pas, on pardonnera volontiers à l’esprit juvénile, et s’éviter prudemment l’esprit puéril. C’est que la jeunesse de l’un ne peut se confondre avec la grossièreté de l’autre sans risquer de devoir arbitrer, c’est-à-dire se retrouver dans la situation de devoir juger, et donc prendre parti, là où la sagesse nous invite à un prudent repli.


307
La vérité est l’art de convaincre du sens de la logique par la cohérence de ses arguments, non de croire en un principe qui n’est valide que parce qu’il ne rencontre jamais sa contradiction. Il y a, entre ces deux points de vues, toute la distance qui sépare le jugement sans appel de la nuance de la critique, entre l’idolâtrie bienveillante et le doute bénéfique. L’un de ces points de vue consacre au maintien de ce monde, tandis que l’autre veut aller au delà.


308
La chamaillerie est de toutes les gouvernes. En cela déjà, l’exercice du pouvoir à gouverner un Etat ne saurait présenter aucune légitimité sans se présenter comme ridicule et autoritaire ; à moins de considérer la chamaillerie comme un jeu nécessaire, et donc à en accepter son autorité, malgré le ridicule que ne sauraient s’épargner ses consultants, les députés.


309
L’art de gouverner un Etat démocratique consiste à faire passer un vol pour un prêt.


310
Quoi de plus triste que l’ironie pour celui qui est animé de la passion que la révolte fait dégager du sens de sa répartie, face à l’humour noir. L’ironie est un humour qui n’a pas encore perdu sa virginité, tandis que l’humour noir, le vrai humour noir, le plus pure, le plus noir, possède la force de renverser cette humilité en colère. Alors que l’ironie reste dans la moquerie, l’humour noir est déjà dans la révolte ; il provoque un changement de perspective qui met mal à l’aise les plus timides de ses proies, et fait triompher les propos les plus téméraires en esquivant les pointes acérées de ses victimes désappointées devant tant d’audace. L’ironie est faite pour les âmes blasées, celles que les échecs successifs ont rendu imperméables à l’humour, celles que plus rien n’abusent sinon elles mêmes, et qui ne trouvent de distraction que dans cette forme très spéciales de moquerie, tandis que l’humour noir met en échec l’esprit le plus insensible et le respect des conventions le plus incrusté par l’héritage que la morale chrétienne impose. Et il le fait avec cet air de naïveté qui trompe jusqu’à ses propres thuriféraires.


311
Où trouver la vérité, si vérité il y a, sinon dans le fond du puits de la déréliction… Pour trouver ainsi quelque chose qui puisse nous satisfaire en matière de vérité, il nous faut visiter une fosse, ou un puits, ou une grotte… Toutes enclaves se trouvant à l’abri, dans un périmètre inaccessible, afin de laisser à nos sentiments toute la force de divaguer sans retenue. Et refaire surface, ou s’être laissé submergé au point d’en être devenu fou. Et quoique rien ne garantisse de n’avoir pas été dupé, croyant avoir choisi volontairement la douleur et le dégoût, nous nous exposons à la folie comme l’animal face au chasseur ; et c’est alors que, avec effroi, nous découvrons que la vérité se trouve au bout du fusil.


312
Rien n’est plus à redouter que ce que nous nommons vérité, parce que nous en ignorons jusqu’à ses manifestations ; tandis que le mensonge, qu’y a-t-il de plus banal, de plus quotidien, de plus humain… Au point que nous nous reprochons sans cesse de le côtoyer en même temps que nous en redoutons sa disparition. Car alors, quel alibi trouver qui justifierait notre si agréable soumission…


313
Pourquoi donc il nous semble qu’est préférable un mensonge, même compliqué, à n’importe quelle vérité, malgré son évidence ? C’est que le mensonge est un système de défense efficace ; il n’a pas besoin d’être démontré, mais seulement cru. Et c’est la force de conviction de l’orateur qui emporte les suffrages, non la véracité de ses propos, sinon les débats publics feraient faillite avant même qu’ils ne se prononcent.


314
Dans le règne de l’apparence, seule compte l’enveloppe. Le reste ne pourrait pas même figurer comme scribe d’un scénario de mauvaise qualité ; seulement comme prétexte à justifier l’apparence.


315
A tout menteur, tout honneur !


316
Quand donc trouvera-t-on le temps de faire comprendre que le temps n’épargne que ceux qui ont le temps pour eux ? Quand ? Ceci ne serait-il qu’une simple affaire de temps ?


317
Osez vous vous poser cette question sibylline : soyez odieux avec vous-mêmes pendant un an, et demandez-vous si vous voyez une différence notable d’avec les années précédentes, puis tirez en les conclusions qui s’imposent vis-à-vis des autres. Nul doute que la méfiance gagnera votre esprit plus sûrement que ne le ferait la trahison d’un ami.


318
Il y a des natures que leur morale remplit de honte chacune de leur réussite, et de remords chacune de leur infortune. On les remarque à leur manière singulière de courber l’échine ; d’autres qui sont en peine sans même atteindre ce niveau de probité. On les remarque car ils forment comme une excroissance dans le décor, comme une tâche qui contrarie la blancheur de leur soumission ; d’autres enfin pour lesquelles il n’est rien qui ne puisse les atteindre, rien qui ne se brise à leur contact, rien non plus que leur contact renforce, rien enfin qui ne les brise. Ceux là ne se rencontrent que dans leur solitude, non parce qu’elle les protège, mais parce qu’ils y puisent leur force. Ceux là ne se laissent pas remarquer. Et c’est cela qui les protège.


319
Lorsque la vie se résume à une succession d’échecs, il faut être doté d’une formidable dose d’humour pour ne pas sombrer dans la mélancolie. C’est même à cette condition que l’humour trouve sa formulation la plus authentique, c’est-à-dire la plus digne parce que c’est la condition pour que l’espèce humaine atteigne l’âge de l’homme, en opposition d’avec l’âge des cavernes que partage de si nombreux contemporains.


320
Il semble qu’auparavant les idées les plus contradictoires étaient discutées dans d’âpres causeries afin de leur donner la cohérence de leur contenu, ou les rejeter pour la faiblesse de leurs arguments ; trouver le sens qui pouvait les relier entres elles, ou en rejeter les contradictions qui les brisaient. L’époque semble révolue d’assister à de tels affrontements, et bien des vérités sont émises sans qu’il faille rendre compte de la pertinence de leur cohérence, ou de l’irrecevabilité due à leur contradiction, sans que de tels résultats n’éveillent pas même un semblant de scandale. Et il ne peut y avoir de scandale en effet, par cela que l’esprit moderne s’est adapté aux temps nouveaux ; lesquels se moquent de la contradiction pour cela qu’ils en ignorent les effets pourvu qu’un profit sert de justificatif. Pour cette raison si peu raisonnable, les idées ne sont là que pour enjoliver une conversation, ou convaincre du meilleur parti que tel commerce veut imposer contre tel autre jugé plus médiocre pour sa concurrence qualifiée de déloyale. Le véritable philosophe d’aujourd’hui n’est pas celui qui pense, mais celui qui vend, et l’idée la meilleur n’est pas celle qui sait distinguer l’erreur de ce qui est juste, mais celle qui profite à celui qui la manipule.


321
Il n’est pas d’entretien aujourd’hui, qui n’ait pour but les bénéfices d’un commerce. Il n’est pas de discours qui ne présente d’intérêt que celui qu’évoque l’idée du profit. Il n’est pas de comportement qui ne soit influencé par l’argent. On ne saurait l’en blâmer sans se révolter, ou l’admettre sans se soumettre.


322
La manière d’exprimer les idées importe plus que leur contenu, d’où l’importance d’une juste orthographe. Le vrai penseur d’aujourd’hui n’est pas le philosophe, c’est le grammairien.


323
Une orthographe approximative : preuve de la vitalité des mots, et de l’évolution de leur sens.


324
L’orthographe n’est qu’une convenance organisée entres gens lettrés, qui s’articule autour des institutions, et dont l’un des buts est d’imposer une seule langue à l’intérieur de frontières qui définissent un pays. Elle est récente, comme la langue écrite qui la soutient, et changeante au fil des époques que l’écriture de cette langue traverse. L’orthographe n’est pas une science, mais une convention arbitraire imposée à une écriture particulière.


325
Toute l’originalité d’une orthographe est de retirer aux mots dont la prononciation est similaire leur ambiguïté, et à la phrase son manque de signification. Elle devient inexacte dès l’instant qu’elle ne sert plus que la forme, ce caprice de l’esprit carcéral qu’entretient l’idéalisme réactionnaire, cette superficialité des idées…


326
L’emploi rigoureux de l’orthographe est excessif, et renforce une censure discrète plutôt qu’elle ne sert une richesse d’esprit ; elle sert plutôt la science des valets que celle de leur maître, et s’articule bien avec l’esprit procédurier, cet esprit étroit qui définit avec une grande approximation l’esprit réactionnaire de la vieille France, cette chose qui n’existe que par crainte de son contraire, et que le temps amenuise la vivacité par la disparition de ceux qui s’en nourrissent.


327
L’esprit procédurier, du moins ce qu’il en reste, se retrouve à subir tous les affronts s’il veut se maintenir. Passer de l’académisme à la pensée du profit, il lui faut s’adapter depuis que les mots s’écrivent avec la technique des journalistes, c’est-à-dire dans cette novlangue que dénonçait déjà en son temps un certain George Orwell, et qui est au service des marchandises et de leur monde.


328
L’orthographe est le sens interdit de l’écriture.


329
L’orthographe, dont le langage parlé se moque, appartient essentiellement à l’écriture. On peut la concevoir pour confirmer le sens d’un mot, mais ne saurait se suffire pour concevoir le sens d’une phrase. Et même, dans ce cas, il lui faut rester l’exception qui confirme la règle, plutôt que la règle qui vient confirmer une exception.


330
Selon Alain Rey, l’orthographe n’est qu’une convention inexacte. Voilà pour chagriner les anciens et bien plaire aux modernes.


331
L’idée qu’une écriture puisse être jugée en fonction de son orthographe, me fait penser à ces gens qui ne goûtent un vin qu’en fonction de son étiquette, présupposant par-là d’une qualité que trahiraient manifestement leurs papilles gustatives.


332
On dit d’une erreur d’orthographe qu’elle est une faute. Voilà qui justifie une sanction, par évidence.


333
On ne doit pas limiter la conviction qu’une phrase est juste à l’exactitude de son orthographe, à moins de ne comprendre une langue qu’à son déchiffrement, qu’à l’analyse de ses propres hiéroglyphes.


334
Ce n’est pas l’orthographe d’une phrase qui doit convaincre, mais le sentiment de sincérité qui doit se dégager de cette phrase. L’esprit de la sensibilité doit rester indépendant de l’esprit des lois, fussent ceux de l’orthographe et de la grammaire. C’est en cela qu’on peut vérifier qu’une écriture est le produit d’un joug ou celui de la liberté. Toute la dimension qui éloigne la perfection de l’émancipation…

335
Il y a comme une sorte d’indécence et de vice à juger un texte sur la qualité de son orthographe, plutôt que sur celle de son style et de son contenu. C’est un vice qui appartient à des gens qui se sont appropriés l’écriture dans l’idée d’en interdire un accès trop aisé au plus nombre, ce plus grand nombre il est vrai, dont l’absence de révolte et l’abaissement à la vulgarité profitent à ces censeurs. La censure leur accorde, certes, un certain pouvoir, une force maquillée en jugement, une sentence pour laquelle ils ne veulent souffrir aucune exception, et cependant elle ressemble plus à une faiblesse de sous-préfecture, qu’à l’autorité de l’Académie Française.


336
Pas plus que les menstrues ne font un sexe, l’orthographe ne fait les idées, malgré le sexe des mots. Cependant que les menstrues semblent aussi nécessaires à la nature que l’orthographe à l’intelligence de la lecture.


337
Il est un fait que l’on rencontre aisément dans la classe laborieuse, toujours soucieuse de l’excellence de son exploitation, qu’elle reconnaît volontiers son indigence en matière d’écriture, et accepte volontiers l’observation autoritaire de ses erreurs, en particulier pour ce qu’il en est de l’orthographe, dont n’a véritablement cure la classe dominante, sinon pour feindre un savoir dont elle revendique l’usage exclusif, avec l’espoir qu’il fait défaut à la classe du labeur. C’est que l’habitude de la soumission entraîne la reconnaissance de sa faiblesse et l’inusité de vouloir s’en départir ; et celle de la domination habitue au sentiment de supériorité qui en fait oublier qu’elle est bâtit sur la veulerie. L’orthographe est cette matière qui souligne ces défauts.

338
Juger une écriture sur l’habillage de son orthographe plutôt qu’à la profondeur des idées qu’elle veut entretenir, c’est vouloir supprimer une maladie, non en soignant le malade, mais le symptôme, alors que la maladie est celle du médecin plus que d’une médecine. C’est l’esprit de propreté qui distingue les notaires et les juges. Il est vrai que s’affranchir d’un obstacle, c’est montrer des dispositions bien difficiles à supporter pour tout ce qui a vocation de se maintenir, et de maintenir tout ce qui est à l’origine de leur ascension sociale, cette théosophie de la propreté, cet hygiénisme de la pensée.


339
L’orthographie ne devrait se limiter qu’à la nécessité de donner à la phrase son sens le plus exact possible, afin de lui retirer la plus grande ambiguïté possible. Chose impossible à respecter lorsque l’idée est soumise à sa formalité, cette propreté des conventions…


340
Un conseil prudent envers ceux qui cherchent à éviter les conflits et l’adversité : n’ayez aucun ami.


341
Les mots ne transmettent pas la vérité, ils s’y adaptent.


342
A quoi bon la mémoire, même d’un passé lointain, si elle n’influence pas le présent, si elle ne le provoque pas, si elle n’en est en aucune manière sa source ? Est-ce si périlleux de se souvenir de moments sans lesquels rien de ce qui se fait n’existerait ? A moins de faire de sa vie un éternel oubli, un éternel regret…


343
La réalité est toujours ce qu’on imagine ; ce qu’on imagine de ce que nos yeux nous traduisent de réalité. Il y faut du raisonnement ; en rechercher l’exact prononcé ; l’examiner ; le développer ;le finir ; l’achever ; le dépasser. C’est ce mouvement de l’imagination qui démontre la réalité du raisonnement. Et il n’y en a pas d’autre à moins de l’exercice de l’autorité d’un pouvoir, par nature irréel, et qui devient réel par la force.


344
On n’échappe pas à ses ravages, pas plus qu’on ne retient l’espoir. Et c’est à la force de l’espoir qu’on mesure l’étendu des ravages, par le point d’impact qui en brise l’illusion, après qu’ayant tellement cru, on finit par vomir l’amertume qu’il en résulte, avec cette grimace caractéristique qui fait de l’espoir une déception, et des certitudes, une illusion. Mais, c’est sur ces fondations que l’on bâtit un monde.


345
C’est sur la somme de ses défaites que l’on comprend le contenu de son passé, non sur la succession de ses victoires. Sur une victoire ne s’établit guère que de l’orgueil, tandis que sur ses défaites, on en tire l’expérience de ses erreurs, la raison de ses échecs, et donc la force de vaincre, et qui est la conscience qui s’installe dans la durée, le contenu véritable de son passé, le devenir de son présent, le succès de ses convictions ; ou bien disparaître.


346
Le temps véritable, celui de l’homme, a échappé à son humanité. Il est devenu chronomètre. Il se mesure en fractions égales, de même division entre la nuit et le jour, se renouvelant identiquement à lui-même, indépendamment de ce qui lui donne son contenu, sa dimension aléatoire, l’expression de ses organes, le battement du cœur, le flux et reflux des marées, le renouvellement des saisons, la mort qui précède la vie… Le temps de maintenant est enfin domestiqué, un temps mesurable entre perte et profit. Il est devenu enfin la mesure de toute chose, la raison économique, hors de laquelle rien n’est plus concevable, rien ne doit apparaître… Semblable à un squelette blanchie au soleil de l’éternité…


347
Comment en sommes-nous arrivés à ce point de fixation temporale, ce corset qui bloque la force obscure et insaisissable qu’est le temps, ce galion de la liberté vaincu dans l’ébauche de sa conscience ?… Par quelle issue, l’humanité s’est-elle faufilée pour livrer le temps au chronomètre, ce temps dont l’algidité est rendue plus agressive, plus morbide, plus âpre par la rectitude froide de la logique inlassable de sa répétition rigoureusement identique d’un instant à l’autre, au point de s’être lui-même affranchie de la source de sa conscience, de son origine humaine, pour s’identifier à l’argent, cette richesse abstraite qui ruine tout sur son passage en bâtissant des empires avec l’étoffe dont sont fait les cauchemars ? Glissement de terrain progressif de l’idéalisme à l’illusion, du désir à l’envie, de la convoitise à l’accaparement… Parti du néant, nous n’avons fait qu’ériger des murs. Protégé du rien, nous sommes arrivés à gravir des montagnes de sable avec l’espoir de reculer l’échéance de nos certitudes en semant sur le parcours le purin de nos détritus sans cesse renouvelés, de notre ignorance sans cesse propagée, de notre détermination sans cesse imposée… C’est que l’illusion de la force, entre temps, s’est muée en force de l’illusion : Indéboulonnable !


348
De quoi veut-on parler lorsqu’on évoque l’avenir ? Existe-t-il seulement quelque chose qui laisserait entendre un demain insoupçonnable, et quoique périlleux par cette méconnaissance même ? N’avons nous pas atteint le bord du gouffre de tout ce que notre imagination a pu produire et dont le résultat se montre visiblement comme une énorme catastrophe ? Il est vrai, avec cet avantage de n’être pas surprenant malgré le nihilisme dont il est porteur. Ne devrait on pas plutôt dire : à cause de ce nihilisme même…


349
Quand donc cesserons-nous d’ajourner l’inévitable ?


350
Il faut affiner un doigté particulièrement subtil pour trouver les moyens de peindre avec une exquise sensibilité, la prodigieuse certitude que demain est le seuil du meilleur, alors qu’il dessine les contours du chaos en rendant la mort plus réelle que ce que la conscience détermine – mais, non ne la désire – et c’est en cela sans doute, au comble de la catastrophe, que l’on peut trouver la possibilité d’évoquer la force de la ruiner ; là où plus aucun retour possible n’est envisageable. De l’effroi à l’espoir. Ou, de l’espoir au néant ?


351
Il est difficile de parcourir les rues de la déréliction sans appréhender le profond désir de découvrir son propre néant. On pense avenir et on voit impasse ; on se sent ultrasensible dans un monde infra sensible ; on se projette dans un ailleurs au contenu insaisissable ; le moindre point d’appui est mouvant comme le sable…le présent seul semble s’illuminer d’une intense clarté ; mais, c’est une clarté éblouissante, une clarté excessive, comme un trop plein de réalité impossible à évacuer vers un avenir plombé à l’acide sulfurique du désespoir… C’est que l’excès de réalité étouffe aussi sûrement que le trop peu de réalité, l’un sous la chape de plomb de son présent hypothétique, l’autre par sa raréfaction ; de la sur-vie à la sous-vie. Mais, de l’un à l’autre, comment trouver l’équilibre sinon par la métaphore de se voir vivant maintenant, et de s’en satisfaire malgré tout ?


352
Lorsque l’espoir est la seule issue possible au désespoir, il ne bâtit pas l’avenir, mais le contraire de l’avenir, le néant. Mais, c’est de ce néant qu’alors un avenir peut se développer, sinon disparaître.


353
La pensée n’est pas une idée de la matière, mais la matière même de l’idée. C’est ainsi qu’on ne peut diviser le corps de l’esprit, sauf devant la crainte du néant qu’évoque la mort. La division, jusque dans l’ineffable…


354
La pensée est un jeu de l’esprit, agissant. D’où les catastrophes qu’engendre le monde de maintenant…


355
La pensée de maintenant, afin de lui donner le sens du vrai (sens, il faut bien le dire, qui s’est perdu dans la nébuleuse idée de la valeur), ne peut s’élaborer que sur le doute ; doute d’elle-même d’abord, et doute de ce doute lui-même ensuite, de sorte que rien de ce qui est admis habituellement ne puisse trouver grâce à ses yeux, pas même ce que l’on peut admettre de sa critique, parce qu’il n’y a rien d’admissible, rien qui ne trouve sens hors de l’éphémère échange mercantile et de la victoire de son néant.


356
La pensée de maintenant porte les stigmates de la ruine des idées critiques ; et elle sait qu’elle les porte, d’où l’air bravache que son positivisme ne manque pas d’arborer. C’est qu’on se place ou l’on peut, à défaut d’être ce que l’on veut.


357
La vie est une épreuve de réalité. Il faudrait prendre conscience de soi-même ; comment est-ce possible sans indisposer à notre sommeil ?


358
On aime dans l’instant que l’instant d’après écroule. C’est l’amour d’aujourd’hui, qui se consomme. Qu’aime-t-on mieux que ce qui se consomme ? A défaut, l’habitude s’installe dans la durée, et l’amour d’hier tant recherché, disparaît derrière les devoirs quotidiens qu’engendre la famille, cet enfermement. Du désir à la fixité, voilà qui laisse peu de place à l’imaginaire, et quoique l’on se convainque du contraire, non par illusion, mais par inquiétude que l’illusion ponctue.


359
Bien souvent, on croit pour échapper à l’arbitrage de l’enfermement quotidien, qu’il suffit de changer d’habitude pour faire de sa vie une aventure, changer de partenaire pour croire en l’amour, changer d’emploi salarié pour s’imaginer être libre… Mais, ce n’est qu’un changement de surface, comme le serpent mue. Un changement bien tranquillisant…

360
Tant qu’il y aura des couples mariés, il y aura des divorces, comme la prison contient le désir d’évasion. Qu’est le mariage sinon l’équivalent d’un sacerdoce auquel il est ajouté la perpétuité…


361
L’amour est un don, sinon on parle d’autre chose.


362
L’amour est libre ou n’est pas !


363
En amour, être fidèle, n’est pas l’être à l’autre ni pour l’autre, mais l’être envers soi-même. Et c’est cela qui engage dans une relation.


364
L’amour ne traduit pas un rapport entre deux individus, mais le désir de soi envers un autre que l’on reconnaît pour soi-même.


365
L’amour, cette infidélité du désir…


366
« Je suis, moi ! » Dites le contraire, mais n’ayez pas peur d’être pris en flagrant délit de délire.


367
Pour atteindre le silence de la plénitude, il suffit de cesser de parler des autres.


368
Etre seul, c’est être avec soi-même face à soi-même. Là, il n’y a que le mouvement interne de ses propres certitudes, hors tout. Tandis qu’être deux, c’est déjà ne plus s’appartenir - et j’entends par s’appartenir, être entier – c’est se diviser. Une part de soi échappe qui appartient à l’autre. Terrain glissant des petites compromissions…


369
« Aimer son prochain comme soi-même. » Pas étonnant qu’il y ait tant de massacres !


370
Définition d’un gueux moderne : une ressource humaine. Quand les mots en ont fini avec la nostalgie…

371
Quand deux se fond dans un couple, cette masse qui ne distingue pas les individus, rien ne peut surprendre au risque de la voir se fissurer. La durée d’un couple tient dans son aptitude à ce que chacun de ses membres ignore les secrets penchants de l’autre ; jusqu’à lui refuser toute distinction autre que celle dont la nature est indépendante de la volonté des individus qui le composent. La moindre fausse note éveille le soupçon de tromperie plutôt que la réflexion, la méfiance plutôt que la générosité, la jalousie plutôt que le respect. Et c’est avec cela que l’on fonde une famille…


372
Quelle chose étrange que d’être qualifié de fou par un psychiatre ; comme s’il était donné à ces gens la nature de juger de la faculté qu’on les esprits lucides d’être en dérangement…


373
Je suis cohérent avec moi-même, étant parfaitement inutile pour qui que ce soit - j’entends, comme fonction, métier, profession - ne ressentant pas le besoin de m’être utile ; je le suis suffisamment par ma faculté de prolétaire sans devoir, en plus, en apporter la preuve.


374
Prendre goût à tenter quelque chose, et aboutir à la frustration, l’insatisfaction et la contrariété… Comment s’en faire le reproche sans se contredire aussitôt…


375
La vérité est épuisante ; personne n’y croit jamais.


376
On est plus enclin à respecter la mémoire des morts, qu’à se disputer les idées des vivants.


377
La vieillesse se distingue de la jeunesse par son aptitude à mourir.


378
Ce qu’est un Etat démocratique : un Etat qui, à peine fondé, cède sa place à l’imagination. Chose inimaginable cependant, pour un esprit démocrate.


379
On entend parfois parler d’Etat Providence comme de quelque chose de regrettable parce qu’illusoire et honteux, rappelant la nature des relations liant les enfants à leurs parents, cette dépendance absolue – et la comparaison n’est pas déplacée -. Mais, que devrait-être l’exercice d’un Etat, si sa responsabilité première n’est pas de protéger ceux qui lui sont soumis, de les installer dans une dépendance absolue à son autorité, hors de laquelle il ne saurait être question de vivre par cela même que l’Etat en interdit toute évasion possible sans qu’elle soit punie de la déchéance, de l’oubli et de la mort…


380
La nature de l’Etat est de s’emparer de tout ce que la vie produit, afin de s’en nourrir. Il ne faut rien en attendre d’autre que l’illusion de sa protection en retour dans ses variantes dites démocratiques, comme l’éleveur protège son troupeau afin de le mener à terme à l’abattoir dans les conditions qui conviennent à son but, et qui est de toute autre nature que celle qu’il feint d’entretenir. Dans ces conditions, il est seulement demandé à l’esprit d’appropriation de se justifier pour se légitimer. Vu la singulière facilité de la tâche – et les scandales financiers n’en sont pas une des moindres, - on ne sera pas étonné de la légèreté avec laquelle un tel esprit se justifie, ni de la désinvolture avec laquelle il infère de ses arguments. On observera seulement que cela éveille la jalousie, et non la révolte. C’est ce qui fait dire que les bas esprits n’ont que ce qu’ils méritent, alors que par ce fait, ils empêchent toute velléité d’affranchissement ; et cela ne constitue pas un mérite.


381
Travailler, c’est s’acquitter du droit d’être un esclave sans conscience autre que celle qui suffit à cette activité, dans une relative tranquillité, malgré les caprices du commerce, et de s’en satisfaire. Voilà qui s’oppose au travail brutal que connaissaient les esclaves des anciens empires. Signe des temps : nous sommes passés de la brutalité à la dilution ; de l’obéissance au consentement ; de la vérité au mensonge ; de la soumission à son spectacle...


382
Le monde est brutal. Nous vivons au cœur de la brutalité sans nous soucier un instant des risques rencontrés, comme si nous ne les voyons pas, non à cause d’un aveuglement subit, mais par l’éblouissement que renvoient les vitrines, et dont le scintillement nous empêche de distinguer quoique ce soit de palpable, et donc de se servir. C’est dans cette rupture de relation qu’est la brutalité, dans cette absence d’humanité, non dans les faits rapportés par quelques commentateurs ignorants dont tout le souci est d’être entendu et non discuté. Pourquoi se priveraient-ils de ce rapport de force ? Le public de manants télévisuels contemporains leur est tout acquis, sachant distinguer là, des propos indiscutables par l’universalité de leur diffusion, derrière une vitrine cathodique aux milles scintillements attractifs. Pourquoi prendre la peine de rechercher des preuves aux résultats aléatoires, là où il suffit de voir et d’entendre, là où il suffit d’admettre ce qui sera oublié l’instant d’après ? La brutalité du monde se laisse voir, et cela suffit à notre bonheur.


383
Il nous est donné de voir la misère partout, mais non de la supprimer ; de s’y apitoyer, mais non de la mépriser ; de la supporter mais non de la briser, et cela afin de s’y comparer. Ainsi ôter toute envie de s’en extraire, se croyant à l’abri alors même que nous sommes en son cœur.


384
Le rapport au monde est vécu, selon les uns, comme rapport au manque, et selon les autres, comme rapport d’abondance. D’où l’envie des uns pour la situation des autres, et le mépris de ceux-ci pour les premiers. Que pourrait bien évoquer d’autre, un rapport au manque, lorsqu’il est comparé à l’abondance sans cesse montrée, et quoique jamais, ne serait ce que timidement, effleurée ? De la révolte ? Mais, pour cela il faut éprouver autre chose que l’envie, autre chose que l’ambition de gravir les échelons qui mènent vers l’argent, autre chose que la conquête vers la première place, autre chose qui ne se ressent pas comme manque qu’il faut remplir, mais comme une richesse supérieure à celle qui trouve sa force dans la comparaison d’avec son absence, une force incomparable qui renvoie dos-à-dos tous ceux dont l’imagination est bornée par la seule richesse que possède le monde, son spectacle ; une force qui va au-delà des valeurs reconnues et qui n’attend aucune consolation ni encouragement, une force qui exploserait si elle devait se réaliser ; elle se trouve être la certitude de soi, l’absolue certitude, celle qui se rencontre sur les chemins de la liberté. « Où ça, avez-vous dis ? », entends-je d’ici les sourds et les aveugles, pour me faire croire qu’ils sont incrédules alors que leur doute est bâtit sur le ressentiment et la suspicion. En effet, où ça ? Ne connaissant de chemins que ceux qui mènent vers la routine du labeur salarial et l’obéissance sans distinction aux lois et à leurs faiseurs. C’est cela qu’on appelle la vie, ce défaut d’en connaître la saveur par l’habitude de n’en connaître que sa fadeur.


385
Notre époque a inventé la prostitution présentable jusqu’à l’indécence institutionnalisée : Cannes.


386
Tout ce qui a trait à la vie, par sa nature changeante, par l’impossibilité de la fixer, pèse comme une menace permanente sur l’esprit de ceux que leur rang oblige à se maintenir afin d’être ce qu’ils croient être sans l’inquiétude de devoir le démontrer à chaque instant, (situation qui en fragiliserait les fondations si elles devaient sans cesse être remises en cause). D’où l’autorité et l’asservissement qui en découle. Nier la vie afin d’en jouir… N’a-t-on jamais vue plus grande perversité, plus grande bassesse, plus grande ironie…


387
Identifier l’autre à la menace qui pèse sur la vie, le fait apparaître comme cause de toutes les incertitudes ; d’où le mot de Sartre pour qui « L’enfer, c’est les autres. » Mais alors que l’autre, aux yeux de l’autre, c’est soi. Au vue du peu de respect que l’on s’accorde, il est à craindre que nous préférons l’enfer à toute autre considération. Sans doute est-ce là la gratitude que nous allouons envers le moindre tyran, si prompt à être publiquement ce que nous sommes secrètement. C’est aussi que nous sommes si décomposés que la moindre manifestation de liberté nous apparaît comme une menace bien plus grande que la menace la plus grande qu’un despote autorise. Si vous n’êtes pas convaincus de cette assertion, il vous suffit d’observer le résultat de vos élections démocratiques ; partout, usurpation de pouvoir ; partout, manifestation de pouvoir ; partout, justification de pouvoir. Quand la dépossession règne au nom de l’appropriation…


388
Comment la critique ne serait pas violence, face à notre bouclier ?


389
La raison, ce fragment de l’esprit humain… Cette immondice de la logique… Cette logique de l’esprit fragmentaire…


390
Les comportements sont d’abord dictés par l’ignorance. L’élevage primaire de l’espèce n’est que le produit de notre crainte d’assister impuissant à ce que nos progénitures nous échappent ; il n’est en rien un enseignement ; seulement une éducation. Par elle, nous faisons en sorte d’installer dans la durée cet élevage primitif. La cause en est la crainte de devoir remettre en question ce qui a permis de nous maintenir dans l’apparence de la raison, et pour laquelle nous avons tout lieu de croire dans la raison de l’apparence.


391
Toute critique qui ne se fait pas à l’échelle de la pensée, cette singularité de l’espèce humaine, ne traduit que la cuirasse qui enferre la conscience ; qui l’enferre jusqu’à la limite de l’étouffement. Et c’est cette limite qui, partout, fait force de loi, cette cuirasse dont l’esprit policier n’en est que la manifestation la plus visible.


392
La police n’est que la cuirasse caractérielle de la société, hors de laquelle, cette société ne serait que l’expression de la folie. En effet, comment concevoir une société fondée sur une forte hiérarchisation des esprits, sans sa structure de protection ?


393
Se protéger sans ouvrir les hostilités n’engendre que des fortifications. On s’y sent en confiance, les croyant imprenables comme des citadelles alors qu’elles ne sont qu’un système d’enfermement. Comment s’emparer d’une citadelle ? En bloquant toutes les issues. A trop vouloir se défendre, on finit stérile.


394
Etre placé sous le tir conjugué de tous ceux qui aspirent à la tranquillité de l’esprit, de tous ceux qui désirent qu’il ne se passe jamais rien, de tous ceux qui recherchent l’abstinence, de sorte qu’ils ne soient pas troublés dans leur quiétude, et trouver malgré ceux-ci le moyen de déblayer le terrain… Voilà qui fait preuve d’un tempérament peu ordinaire, d’un tempérament audacieux, d’un tempérament fougueux… Derrière lequel se reposent les esprits ordinaires qui n’aspirent qu’à leur tranquillité… L’hypocrisie de la méthode vaut bien une reconnaissance de bas étages, à défaut de s’y corrompre, parce qu’alors, le risque est grand de voir cette faiblesse s’emparer de la force. Immanquablement, elle réduirait cette force en poussière ; elle en ferait une petitesse qu’il suffirait de déblayer. Et ainsi, succomber durablement à l’épidémie de la médiocrité.


395
La critique qui ne traduit que la pandémie du mécontentement, ne s’exécute que sur le terrain de la thérapie, et qui est le contraceptif de la pensée.


396
La plus sinistre conséquence d’être né avec pour seul bagage, que sa misérable vie, c’est d’être partout considéré comme un effet secondaire, une sorte de figurant inutile pour lequel il faille trouver un emploi, c’est-à-dire une case, un tiroir dans lequel rien ne doit pouvoir s’échapper, afin d’en tirer un peu de sang. Pour cela, il y faut des conditions fort simples à réunir, parce qu’elles appartiennent au domaine de la reconnaissance sociale, cette chose qui donne autorisation d’exploitation sur un marché. Cela ne retire rien de l’effet secondaire de cette existence. A l’inverse, c’est ainsi qu’elle est reconnue, par cet effet, comme on reconnaît un cancer par ses métastases. C’est ainsi que l’on devient ce que nous redoutions tant, ce cancer pour lequel rien n’est laissé au hasard. Mis sous perfusion, intubé, il reste à attendre que la vie passe. Qu’importe la quantité de temps qu’il faille pour qu’elle passe. Il faut qu’elle passe, et c’est la seule chose qu’il est demandé à celui qui n’a, pour tout bagage, que son indigence. Ainsi dépouillé, la liberté n’est plus qu’une vaste plaisanterie.


397
Homme libre : rien, dans un monde qui a transformé la vie en spectacle.


398
Il y a cette manière désinvolte de reporter à demain ce qui embarrasse le présent en se disant qu’on a toute la vie devant soi. Mais, devant soi, il n’y a rien que l’espoir qui se perd dans le néant. Que pourrait-il bien y avoir devant ce qui n’est qu’une hypothèse, sinon le désir que tout pourrait aller mieux ; ce qui dispense d’infléchir le cour du présent. Il suffit, pour s’en convaincre, de se retourner, et de constater ce qu’on a fait d’hier, devenu ce présent qu’on aspire à oublier plus vite qu’il est apparu. C’est s’avouer impuissant avant même de connaître sa force, en se disant que demain est un autre jour, alors qu’il n’est que la succession d’un aujourd’hui qui a perdu l’enthousiasme de l’imagination pour le scepticisme de l’âge.


399
Il arrive parfois, d’appréhender demain avec effroi. Est-ce à dire que c’est la crainte de perdre une saveur chèrement acquise ? Ou bien, plutôt le constat que tout continu, alors qu’on espère une saveur qui ne réchauffe que l’imagination… C’est que dans un présent, même effroyable, il est possible de trouver les armes de son combat qu’un demain ne saurait, au mieux, transformer qu’en hypothèse.


400
La vie… Dans son petit nénuphar ! Ah, comme on aime s’y blottir ; surtout, que rien n’apparaisse qui en vienne contrarier la tranquillité… C’est si bon, ces petites lâchetés qui nous préservent des affrontements. Point de courage là dedans, mais à quoi bon le courage lorsque la servilité tient lieu de référence, et la peur de bravoure…

401
Qu’entend-on par la confiance que l’on accorde à l’autre, c’est-à-dire de cette confiance qui ne saurait souffrir aucun manquement sans quelle soit ressentie aussitôt comme une terrible brûlure ? N’est-elle pas l’exercice d’un ajustement ; d’un discours qu’il convient d’accorder à la situation qui l’a provoquée, et pour lequel nous sommes tenu d’y répondre ? Le tout est dans l’ajustement, et si erreur il y a, elle ne peut-être contenue que dans l’ajustement à ce but ; une erreur de parallaxe. De là à faire de la confiance une question de géométrie…


402
Il est un fait qu’il est prudent de ne pas dénoncer pour son mensonge, c’est celui de la pondération dans ses relations. Il est, en effet préférable de modérer sa générosité, de sorte à laisser à l’autre l’espace qui est le sien, et dans lequel il puisse, à son tour, savourer la jouissance d’exprimer la sienne. Ainsi, lui accorder l’espace qui lui revient en lui laissant l’impression de la décision. C’est que le respect tient dans la manie à savoir équilibrer la part qu’il nous revient, de celle qu’il faut permettre. Savoir s’effacer afin de mieux proposer… Disposer… Imposer !


403
La France dit-on, est le pays de la bonne table. Voilà une réputation usurpée, car enfin, il est bien difficile de trouver une table où chacun des convives y trouve plaisir ; qu’un seul grimace, et c’est toute la table qui est contrariée. Et pourquoi cela ? simplement parce que nous préférons partager notre repas, plutôt que de l’offrir. Nous en attendons une approbation, une reconnaissance puisque nous trouvons nous-mêmes plaisir à le déguster ; nous trouvons plaisir à déguster le plaisir de celui qui accueille ce met avec tant d’affection ; nous le dévorons secrètement. Cela prouve modestement, mais naturellement, notre penchant pour le cannibalisme, voilà tout.


404
Le capitalisme, c’est le cannibalisme de la représentation.


405
Inviter quelqu’un, sans en retirer une satisfaction au moins égale à celle de notre solitude, c’est dévoyer nos sentiments ; faire de la générosité, un sacrifice.


406
Au coure du temps, derrière le silence se distinguaient les sons incessants d’une nature luxuriante. Aujourd’hui, le silence est identique à la procession qui mène un cadavre vers le cimetière. Entres les deux, seul le feuillage d’automne garde la même fraîcheur.


407
Chaque fois que le monde est devenu muet à nos oreilles sourdes, il est apparu des bouleversements sociaux ; des bouleversements qui l’ont transfigurés, parce que les hommes n’ont pas tant soif de comprendre que d’entendre. Chaque bouleversement social est une réponse au pesant silence qui l’a précédé. Ainsi, le siècle de Voltaire a-t-il accouché de la Révolution Française, et celui du troisième empire, de la Commune. Marteler les esprits avec un bruit incessant mais monotone, tel celui que diffuse les postes de télévision, et il sera obtenu la garantie d’une paix durable, non pas de cette paix qui marque le florilège des connaissances et des arts, mais de celle qui marque l’absence, de celle qui souligne l’électrocardiogramme d’un trait continu dans un bip ininterrompu. La monotonie au service de la tranquillité ; le privilège de la domestication…


408
Penser le monde pour le produire, le contrôler, le faire durer, le développer… Ou bien, pour le transformer, le supprimer, le dépasser. Deux ambitions antagoniques qu’il suffit de neutraliser pour en stériliser ses effets. C’est le programme de la démocratie.


409
S’il est prudent, avant d’entreprendre un projet, d’y réfléchir, ce n’est pas pour en éviter une exécution dont la nature le ferait apparaître pour peu profitable, mais afin de le mener à bien sans rencontrer d’obstacle qui en rendrait périlleux l’exécution. En somme, ne pas confondre prudence et censure.


410
On s’accommode des divisions par la nature de notre condition ; Chacun trouvera dans le rôle qui lui est attribué, la justification de son être en opposition à ce qui est désigné comme complément, en vue de l’affaiblir. Ainsi, de la division entre ouvrier et intellectuel, entre homme et femme… Alors que c’est cet esprit de division qui montre la nature affaiblie de la force pour laquelle chacun se reconnaît.


411
La division fait de la faiblesse, un privilège, et de la force, un abus.


412
Selon Pascal, la grandeur de l’homme est contenue dans la nature de son être, et qui est d’être pensant, malgré sa fragilité qu’il comparait à un roseau. Lorsqu’on voit le peu de cas dont fait l’homme de la grandeur de la pensée, on est en droit de se demander si la comparaison avec le roseau n’est pas exagérée ; ne serait-il pas plus juste de la comparer aux stigmates de notre temps, un virus par exemple…


413
S’il était possible, au temps de Pascal, de comparer la grandeur de l’homme à un roseau pensant, il faut admettre que, depuis la pensée s’est combinée à bien d’autres substrats, tous plus insignifiants les uns des autres, de sorte qu’elle sert principalement de substratum, de strate inférieure inféodée à l’esprit d’accaparement, au point que sans cet esprit, elle semble comme amputée de quelque chose d’essentiel, quelque chose qui justifie sa soumission envers elle, quelque chose sans laquelle, elle n’est qu’une dérision. Cette chose n’est pas sa force de conviction ; Au contraire, elle en est sa faiblesse : la raison marchande.


414
Quand la folie tient lieu de raison, la raison n’est qu’un accident de parcours qu’il convient de juguler afin d’en amortir ses effets, afin de la donner pour irresponsable. Ainsi, il ne vient à l’idée de personne de voir en Diogène de Sinope quelqu’un de raisonnable, qu’Aristote avait affublé du sobriquet de Chien, sans doute par qu’il vivait dans un tonneau ! Quelle galanterie, entre philosophe… ; ce Diogène, qui fit du cynisme une doctrine, devait être trop exemplaire pour être admis sans moquerie. Quel philosophe, en effet, peut se vanter d’avoir repoussé l’offre du maître des lieux, Alexandre, sous le prétexte qu’il lui fait de l’ombre ? Mais, il est vrai que trouver sa force dans le dépouillement est une idée bien étrangère à notre conscience, nous qui sommes si parvenus à faire de notre néant un bien suprême par la raison de la folie marchande, qu’il ne peut nous arriver que d’en être flatté à défaut d’en être perturbé, et encore moins d’en être lucidement effrayé. C’est que la raison marchande tient lieu de l’état de notre raison par la raison de son état, et qui est celle de l’appropriation par le commerce. Y voir de la folie, voilà qui est cynique…


415
Si, au temps de La Fontaine, on pouvait comparer le roseau à la malice de la ruse qui le fait se plier pour ne pas rompre, aujourd’hui le roseau serait comparé au vice de l’hypocrite qui le fait se courber par ambition. Louvoyer par crainte de défier celui qui dispose de notre destin, afin d’en être reconnu, protège certainement de bien des maux, mais non du plus essentiel et qui est celui d’apparaître pour ce que l’on montre. Et que par hasard, advient le désintéressement de notre protecteur pour notre chétive personne, et nous ne tarderons pas à récolter les moqueries de ceux qui l’instant d’avant, jalousaient votre place. C’est qu’il est plus aisé d’apprendre la faiblesse et d’en faire usage, que de s’en affranchir.


416
Les hommes sont fâchés avec la vérité, non parce qu’ils sont sots, mais parce qu’il n’existe de vérité que de sottise.


417
Nous croyons savoir beaucoup de la vision de l’homme, de l’étude de l’organe de la vue, à l’interprétation du monde, de sorte à ce que ce savoir bouleverse tout de la manière dont on se place dans le monde. Et pourtant, il faut bien se rendre à cette évidence que nous avons échoué dans l’idée que ce savoir aurait pu nous rendre plus sage, plus disponible, plus visionnaire. A cela, une raison : nous en avons inversé l’ordre : nous interprétons ce savoir en fonction de notre place, plutôt que d’interpréter notre situation en regard des nouvelles étendues de nos connaissances . De l’usage qu’il nous apporte, à l’usage que nous lui apportons, nous sommes passés de l’admiration à l’intervention ; plus net, avec un champ d’interprétation plus restreint ; de la myopie à la scotomisation.


418
Qu’y a-t-il de plus troublant que d’ouvrir les yeux sur une vaste étendue ? Première réaction, s’en protéger. D’où les murailles de Chine.


419
Nous n’abolissons les murs que pour s’en construire de plus efficaces ; abattre des murailles, et endosser des cuirasses…


420
Quoi de plus naturel, après avoir quitté un rivage familier, d’en rechercher un semblable, de réduire l’inconnu à du connu. De la frontière du placenta, à celle de la patrie. De la restriction de l’enfance à celle de la famille. De l’univers de la garderie à celui du salariat. Voyager d’une dépendance à une autre…


421
Voir l’autre comme intime, et finir par se haïr…


422
A étudier de près les idées de Darwin, on ne peut manquer d’y voir, non une explication du monde naturel, mais une allégorie de notre monde moderne qu’il traduit par une lutte incessante entres les forts et les faibles, dans une hiérarchisation de la nécessité où chaque espèce trouve sa place en vue de se nourrir et de se reproduire, où chacun dévore plus maladroit que soi, et est dévoré par plus malin, à l’image de l’humanité. Mais alors, la civilisation ne serait rien d’autre qu’une copie, et non le produit d’une évolution ? Comment, l’humanité, une vulgaire contrefaçon de l’instinct de survie ? Partir de Dieu, et arriver à notre bestialité…


423
Il n’est pas tant de se demander où nous allons, que de savoir ce que nous faisons, qu’elle moyen on se donne, parce que c’est de ce moyen que découle là où nous allons. Le moyen, voilà ce qui fonde nos buts, ce qui détermine notre réalité. Et cela dépend des certitudes que l’on s’accorde en tenant compte des conséquences que cela entraîne. C’est en cela qu’il est possible de parler de responsabilité. Tout autre cas montre seulement notre attachement à ce que l’on croit ; la certitude de ce que l’on fait par la certitude de ce que l’on est ; et qui est la manière la plus incertaine d’y parvenir autrement que par la force.


424
Méfions-nous des louanges ; elles cachent mal les défauts qu’on nous caresse par des vertus que l’on nous prête, alors qu’on les ignore. Un remède : s’éviter les flatteurs afin de s’éviter un mal qui en occasionne de bien plus nombreux. Il est des abstinences comme d’une médecine ; il faut la juger à son efficacité plutôt qu’à la gène qu’elle peut provoquer, de sorte à ne rien regretter de ce que l’on s’est donné pour tâche de s’éviter. Trouver la certitude de ce que l’on est par la force qui nous habite, plutôt que par la flatterie qu’on nous impose. Ca éloigne de bien des gens, sans doute, mais c’est de cet éloignement qu’on peut juger de nos idées, et non par la désobligeance de ceux qui nous tenaient jusque là en estime, mais que quelques propos ont montré leur désinvolture. Au reste, il faut se juger soi-même ; s’amuser de ce qui nous plaisent, corriger ce qui nous indispose, qui donc serait à même de mieux le faire que soi même ? Nos amis nous estiment trop pour savoir nous juger avec l’appréciation requise ; nos ennemis ne pensent qu’à cela. Flattons nous d’être au moins aussi impartial que le plus impartial de nos amis, et plus exigent que ne saurait le faire le plus coriace de nos ennemis, voilà qui garantit une justesse autrement controversée. Finalement, mettre tout le monde d’accord afin d’être en accord avec soi-même.


425
Qui éprouve le besoin de devoir garder ses amis, par-là même devrait s’en méfier. A quoi donc se reporter qui engage un tel besoin ? L’amitié se bâtit dans l’épreuve, et non serait un dû. Il n’est besoin de la garder, puisque ayant des fondations solides, elle se maintient durablement. Une amitié qui vacille à la moindre contrariété est le fruit du besogneux qui n’y voit que l’intérêt. Méfions-nous des amitiés faciles ; elles n’engagent que le superficiel et rompent à la moindre difficulté.


426
La liberté qui est la conséquence d’une idée, ne traduit que l’application de cette idée ; l’idée qui est la conséquence de la liberté, traduit l’exercice de la liberté. Le premier point de vue est circonscrit aux limites que le second transcende.


427
L’émancipation de l’humanité est suspendue au projet d’abandonner le système de loi de « cause à effet », pour l’affranchissement des passions. Perturber le cours des choses ordinairement admises, afin de leur donner un sens plus approprié aux passions qu’à la raison ; transmuter les valeurs habituellement reconnues par la raison du plus fort vers de nouvelles lois adaptées à l’épanouissement des êtres plutôt qu’à l’appropriation de la vie. Déplacer le rapport de pouvoir de l’intérêt vers le sensible, de la fixité à la critique, voilà en quelques mots le contenu de la nouvelle révolution copernicienne qu’il nous faut accomplir et qui entraîne le déplacement des valeurs viles, à leur transmutation en des valeurs nobles, du commerce qui tolère, à l’hospitalité qui permet, afin de ruiner l’accomplissement mortifère du monde mercantile. Respirer l’odeur de la vie, plutôt que les crédits qu’on lui impose ou les bénéfices qu’on lui accorde.


428
Le géocentrisme n’est pas anéanti, il s’est seulement déplacé ; malgré Copernic, le profit est resté au centre des préoccupations humaines. De l’almageste de Ptolémée à celui du profit, il n’y a qu’une différence de symbole, mais non de pouvoir. Nier une erreur de parallaxe pour mieux en ajuster sa perfection… D’une imposture à une autre…


429
A force de traverser les fleuves de la vie, on finira bien par se rendre compte qu’ils sont asséchés ; et que l’expérience que l’on peut en tirer, c’est que nous les empruntons parce que nous avons soif, et cela nous rend égoïste, non dans le but de s’enrichir – qui donc a, aujourd’hui une idée de ce qu’est la richesse ? – mais dans celui de s’accrocher à la seule branche d’arbre qui nous fait prendre de la hauteur, afin, croit-on, de ne pas se noyer. Mais les fleuves asséchés nous ont déjà condamnés à nous maintenir dans cette illusion. Et plus nous prenons de la hauteur, moins nous voyons que les fleuves sont asséchés, et cela nous rend arrogants. C’est que puiser sa force de la crainte ne peut donner les conditions d’une entente durable ; seulement celles de son autorité, afin de se maintenir durablement au dessus des fleuves asséchés ; afin seulement d’apprivoiser sa crainte par cela que, voyant la soumission partout, on s’accommode du pouvoir qu’elle nous permet. Ainsi, juger de notre autorité, la croyant fondée sur l’observation alors qu’elle n’est que le fruit de notre ignorance : être assoiffé de la moindre goutte d’eau, la prenant pour un lac et s’imaginer vivre dans l’abondance alors que notre fleuve est vide.


430
Laissons les hommes passer comme les fleuves ; laissons les années passer comme le vent. Qu’importe ; la condamnation est la même pour tous. On la trouve inscrite dans la pierre, comme le fossile dans le temps.


431
De ne traverser la vie que par sauts d’obstacles, en les ignorant ou en feignant les regarder de haut, on finit par comprendre qu’il n’y a personne que l’on puisse rencontrer de cette manière ; seulement notre ambition. C’est ce qui explique bien des brutalités…


432
A qui parler d’abord, sinon à soi-même… Qui donc serait mieux placé que soi pour entendre nos doléances, nos gémissements sans qu’il en ressente une honte insupportable ou une colère impardonnable ? Nous sommes seuls juge de notre propre adaptation à notre abaissement, étant seul capable de s’en moquer ou à l’inverse, de s’y complaire.


433
Depuis que les philosophes ont donné leur nom à la fabrication de leur technologie, ainsi de Singer ou de Renault, la pensée d’aujourd’hui est devenue un travail. Un travail utile à la production et à la publicité des marchandises qui portent le nom de ces philosophes, faut-il le préciser, et quoique nuisible à l’épanouissement de tout ce qui ne trouve pas matière à publicité, c’est-à-dire tout ce dont la marchandise ne peut s’emparer, et que ces philosophes bannissent ; comme furent bannis, en leur temps les hérétiques que l’inquisition traqua, n’étant pas corvéables par la domination des philosophes de leur temps. Dans le fond, ce qui distingue ce temps là du notre n’est qu’une simple question de style.


434
En quoi serions nous habilités à inventer de nouvelles hypothèses d’explication du monde ? Celles que nous avons à portée de notre raisonnement devraient bien suffire, n’ayant pas pris la peine de les éprouver pratiquement. Il semble que n’en rien connaître que seulement savoir qu’elles existent, suffit seul à les savourer. Savoir qu’une idée existe semble lui donner une pertinence qui dispense de sa vérification. N’est-ce pas le message que veulent nous livrer nos jeunes savants ?


435
Nous aimons goûter un met pour cette seule raison qu’il est nouveau, et non pour sa qualité ; pour cette seule raison que sa nouveauté attire notre attention, avant que de se délaisser de ce goût devenu fade de l’avoir trop entretenu. C’est pareillement que nous aimons: De la convoitise à la consommation, puis de l’ennui à l’oubli.


436
Il est vain d’offrir à des palais disgracieux, des mets nouveaux, étant le plus souvent rejetés, non pour leur pertinence, mais par ce fait qu’étant inconnus, ils sont soupçonneux. Mais, qu'en apparaisse la mode de leur consommation, et du soupçon devenu ridicule, ils en viennent à être convoités pour leur soudaine convenance. Cependant que du bannissement à la reconnaissance, il y a comme un goût douteux, car rien n’altère plus le goût que lorsque c’est la mode qui s’en charge. On sait que ce qui est communément partagé est justement ce dont personne en particulier ne veut, malgré cet avantage que cela prévient de succomber à l’aigreur de la jalousie.


437
On dit de la mémoire qu’elle est sélective. En effet, rien de grand ne reste longtemps gravé dans la mémoire ; seulement les petites mesquineries ; ce qui est suffisamment contrariant pour s’en plaindre sans aller jusqu’à devoir s’en répartir plus ; préférer les petites escarmouches qui font mal, sans atteindre au niveau de la vengeance, voilà ce que retient notre mémoire, sans doute pour combler les veillées d’hivers de notre vieillesse...

438
La discrétion rend plus aimable lorsque le tord produit d’un mal donné, se fait dans le secret. Il nous évite les quolibets.


439
Rien n’est plus ridicule que les querelles sur les petites choses sans surprise qui alimentent les conversations des bigotes, et quoique c’est à la quantité de ces conversations qu’on pourra en définir leur qualité, en terme clinique, s’entend !


440
Assurément, les temps sont à la distraction bienheureuse, de celle qui dérive de la confusion des esprits à croire en la beauté du monde et au bonheur qu’il prodigue, du moins dans le périmètre qui limite l’horizon de notre territoire à celui de notre espace vital. Cela permet de se comparer à pire en ignorant ce qu’il y a de mieux, afin de trouver la sérénité qui fait défaut si on ne se réfère qu’à soi-même.

441
On se croit enfant du soleil, alors que c’est la lune qui guide nos pas. Nous sommes le fruit des ténèbres et non celui de la lumière. Il suffit d’observer nos gesticulations incohérentes et déroutantes, de nos petites perfidies à nos grandes catastrophes ; assurément, c’est des ténèbres que nous pouvons ainsi durer. Elles abritent notre déroute et permettent nos escarmouches. Perdus au milieu de nul part, c’est l’opacité qui nous gouverne, comme elle fait briller les étoiles. De là notre propension, le jour, à nous blottir à l’ombre du soleil ; n’être pas vu sous une clarté qui trahie le relief de notre peau, souligne les stigmates de nos perversités et que la nuit rend plus maléfique.


442
L’observation des étoiles nous enseigne que les astéroïdes furent le projet d’une planète qui ne s’est jamais formée, s’étant effondrée sur elle-même, la réduisant en autant de morceaux dispersés dans l’univers. La Terre fait exception ; il lui faut, pour en arriver au même résultat, en passer par les hommes ; un petit détour afin de vérifier que l’humanité est une mauvaise idée. Maintenant, c’est chose démontrée. Il n’y a plus qu’à attendre…


443
Ce qui distingue la vie du chaos, est que ce système complexe est ordonné, alors que la nature du chaos est d’être dispersée. Cependant, il est un fait que la vie tend naturellement vers le chaos, d’une unité primitive vers une multitude qui survient dans la division, c’est que plus on apprend les règles de la courtoisie, et plus est subtile l’art de s’anéantir, comme si, naturellement, nous allons vers notre intelligence en multipliant les facultés de notre anéantissement. Etre certain de la mort en démultipliant la manière d’y accéder…


444
L’excès ne traduit que les catastrophes que la modération abrite.


445
De la mesure : le système solaire serait âgé de quatre milliards d’années. La terre qui abrite l’esprit des hommes, serait âgée de trois milliards six cent millions d’années. Entre temps, l’espèce humaine est passée de quelques rares troupeaux à la surpopulation. Ceci constitue un prélude à la réflexion qui mène inévitablement vers le préambule à des désaccords… Multipliez le nombre d’interlocuteurs et vous multiplierez d’autant la quantité de propositions. Cela participe certainement de la débâcle à laquelle ce troupeau est arrivé. Chacun des interlocuteurs ayant sa recette, c’est à celui qui va juger de la supériorité de la sienne en affamant légèrement ce troupeau qui ne demande qu’à brouter. S’assurer de la soumission de son cheptel afin de s’assurer de la bonne entente avec ses concurrents les plus puissants et amoindrir les autres, voilà le sens de l’évolution des esprits. Et cela constitue l’ordre que tout le monde admet, par crainte d’en saisir sa fatuité.


446
Il n’est surprenant à personne, à l’observation du ciel nocturne parsemé de soleils tous plus brillants les uns des autres, de n’y voir scintiller que mille fleurs plutôt qu’être éblouis par une seule gerbe de lumière, comme le fait notre astre diurne. Mais, cela convient bien à notre esprit, habitué à admettre notre condition sans plus de réflexion. Bien plus, nous sommes condamnés à l’admettre par le fait que nous sommes convaincus du contraire, que nous sommes convaincus d’aller vers plus de compréhension, plus de découverte, et que cela nous donne l’impression d’être référent, alors même que nous nous éloignons de toute référence autre que celle de notre absolue certitude produite par notre absolue soumission. Vivre sous mille soleils qui n’éclairent pas, plutôt qu’avec un seul qui éblouit.


447
Nous vivons vieux de la crainte de voir la clarté de notre nuit étoilée.


448
Avancer dans la connaissance nous fait apparaître des contraintes insoupçonnées. C’est que, ce qu’hier fut de l’ordre de l’impossible, nous apparaît aujourd’hui de l’ordre de l’inaccessible, non pas tant du fait qu’en résolvant l’impossible, on repousse les limites de l’inaccessible, que de les multiplier, un peu comme si des dieux se jouaient de nous en apportant aujourd’hui mille réponses de ce qu’ils dérobaient hier à notre singulière entente en nous soumettant leur singulière réponse. On conviendrait d’être démuni devant un choix si divers, si nous n’y mettions la préoccupation de porter notre attention que sur un objectif particulier, un objectif bien étrange qui soumet à l’arbitrage de son exceptionnelle conviction, et qui est celle du souci de l’intérêt – intérêt d’argent, intérêt de pouvoir - au mépris de toute considération humaine. On pourrait y voir la marque de l’ironie de dieux cruellement intentionnés si nous n’éprouvions le désir d’en jouir. C’est que, dans le fond, la jouissance pardonne tout.


449
Comprendre le possible, et en faire une force vindicative…


450
L’espèce humaine n’est peut-être qu’un prétexte à la vie ; mais, c’est un prétexte pensant.


451
Rien n’égale en jeunesse ce que l’entendement ordinaire, dans son incomparable mépris, nomme pensée.


452
Il est maladroit de se fâcher avec la modernité du monde parce qu’une quelconque mode donnerait tord au commerce de cette modernité, et mieux de faire en sorte de la détourner pour satisfaire à son appétit tout en s’en approprier les méfaits afin de l’empoisonner, de sorte que, des mets qu’elle nous promit en permanence, nous nous en octroyons le succulent tout en piétinant son cadavre comme on le ferait d’une puissance jusqu’alors invaincue que son temps a mené à terme, et qu’il ne reste plus qu’à abattre. Naturellement, en agissant ainsi, on se met à dos tout ce qui est bien pensant, non parce qu’ils regrettent ce qui leurs avait toujours donné tord malgré tout, mais parce qu’ils répugnent à fêter un cadavre qui leur avait tout de même bien donné satisfaction. C’est que, au banquet de la liberté, n’y prenne plaisir que ceux qui ne laissent aucun regret gâter leur appétit.


453
La pensée qui s’exprime librement se prouve par la critique, mais c’est le raisonnement qui démontre sa justesse.


454
Déjà Debord, en son temps, faisait la remarque « qu’on a pu voir la falsification s’épaissir et descendre jusque dans la fabrication des choses les plus triviales, comme une brume poisseuse qui s’accumule au niveau du sol de toute l’existence quotidienne. » De sorte qu’aujourd’hui, faute de distinguer la falsification de ce qui serait authentique, on s’accommode de l’un en falsifiant le second. Sans point de repère, toutes les directions se valent puisque aucune n’est certaine. Ainsi, chacun fait sien de la sienne sans se préoccuper de sa qualité dès l’instant qu’il s’y sent en paix, ayant avec lui l’autorité d’une pacification durable. Et cela seul suffit comme critère de valeur.


455
S’abaisser au point de réduire la vie à la ressemblance de son chien dont il ne manque, semble-t-il que la parole...


456
L’esprit de liberté contient tout ce que le monde exècre, les bas-fonds dans lesquelles Stendal disait y trouver l’amour, d’où le nuage de répulsion qui l’entoure, et la nécessité de le juguler sous celui de l’esprit des lois.


457
Dans un billet que Madame du Deffand remit à Voltaire, elle lui avoua avoir « mille raisons de vous aimer ; d’abord, vous êtes mon contemporain, qualité dont je fais grand cas, et que je trouve dans bien peu de personne. » Qui donc, aujourd’hui oserait faire pareil aveux sans être pris aussitôt pour un malade mental ? C’est qu’il n’y a de contemporain que ce que le spectacle met en scène le temps de quelques secondes que le temps suivant efface pour une nouvelle mise en scène aussi vite oubliée que la première est apparue. La contemporanéité est devenue cette matière qui remplit les images dans une succession frénétique qui ne laisse pas le temps à la réflexion. C’est ce qui donne l’impression du mouvement. Et c’est cette impression qui est invoquée pour avoir aujourd’hui mille raisons d’aimer.


458
On croit aimer, et tout finit avant de se rendre compte que rien n’a véritablement commencé. C’est le prix de l’illusion que de s’effondrer au moment où nous y croyons. Et c’est la rupture de ce moment qui occasionne la douleur, non son éloignement. Il est toujours délicat de briser un lien, même illusoire ; tandis qu’une fois brisé, on se trouve bien étonné de s’y être retrouvé un jour enferré. C’est ainsi que le regret de l’attachement se trouve plus vite oublié qu’il n’est apparu.


459
On ne devrait pas se laisser aller dans la fidélité, à moins de douter de l’autre.


460
Il n’est pas de liberté concevable hors de la volonté.


461
Le sens de la vie se confond avec l’expression de son entière liberté. Toute autre manière de le concevoir se confond avec celui de la dépendance, quelque soit par ailleurs la raison qui pourrait justifier d’une dépendance, et quelque soit la manière dont cette dépendance s’exécute.


462
Il est des dépendances qui donnent l’impression de liberté par le respect qu’on leur voue.


463
« Ce que j’ai fait, nul ne l’a fait avant moi. » C’est en ces termes que Nabuchodonosor laissa éclater son triomphe, à la suite de la victoire de ses conquêtes. Depuis, on ne peut que constater amèrement qu’il n’y a plus rien à faire qui n’ait déjà été fait, et quoiqu’en des façons bien différentes jusqu’à parfois les supposer incompatibles (mais, que peut bien signifier l’incompatibilité, dans le mouvement du temps ?). La longue marche d’adaptation à des conditions qui n’eurent de nouvelles que la lente progression vers leur résultat, l’espoir en moins. C’est ce qu’Hérodote appela Histoire.


464
Une pensée, pour être vivante, doit respirer. Il lui faut exprimer ses odeurs, et il nous faut toutes les humer, savoir les distinguer, afin de s’éloigner des plus douteuses et ne retenir que les plus authentiques, non pour leurs véracités supposées, mais pour leurs clartés vérifiées, exactement comme on le fait d’un vin, et pour la même raison : l’ivresse que cela procure.


465
Les pensées bloquées font les âmes mortes d’une armée de pierre.


466
Le mouvement du temps est un caprice de l’esprit.


467
Vivre est inutile.


468
Dans le fond, la pensée n’est qu’un malentendu. Il suffit de constater ses résultats pour se convaincre de son inaptitude à transcender le besoin en goût, et de son habileté à transformer la beauté en égout.


469
Réduire la vie à l’usage de ses effets par l’utilité de sa fonction, ne saurait convenir qu’à un esprit fonctionnaire, dont c’est la tâche, et pour lequel les réponses n’admettent aucune nuance, sinon quelques déclinaisons afin d’en renforcer leur persuasion. Ce qui mobilise cette sorte d’énergie, c’est l’efficacité recherchée de la solution logique d’un problème. La fragilité de cette conception est contenue dans l’idée que la vie est logique, froidement logique ; ce qui exclu l’homme de fait.


470
Tout ce qui ordinairement désignait des qualités humaines, la générosité, l’amitié, l’amour, est aujourd’hui appliquée à un système de servilité d’autant plus effroyable qu’il s’est paré du manteau de velours de l’obligeance à rendre compte de ce qui uni chacun par le respect des conventions fondées par le christianisme. Nul n’y échappe, malgré l’ignorance entretenue de ses conditions de captivité. C’est qu’il nous suffit de croire être libre pour que notre esprit se trouve apaisé de bien des contraintes que le doute incommode. En cela, le christianisme n’a pas été aboli, il a seulement changé de place. Il s’est adapté aux conditions modernes de captivité. Ce qui l’absout de toute justification, et nous assure d’une sérénité légitimée.


471
La force de l’homme épris de liberté n’est pas dans le fait d’avoir des réponses pour tout, mais des questions sur ce qui le préoccupe, et qui sont autant d’entraves qu’elles n’ont toujours pas de solution.


472
S’il revient à l’homme captif d’avoir des questions pour tout, il appartient à l’homme libre d’avoir les réponses possibles. On conviendra que c’est une espèce en voie de disparition.


473
Que devrions nous retenir qui pourrait nous fortifier ? A quelle expérience faisons nous référence pour ne pas reproduire ses erreurs ? Il semble, en matière de mémoire, que nous retenons plus volontiers ce qui nous renforce dans nos convictions, malgré l’incertitude qu’elles contiennent, que ce qui tonifie le doute qu’une erreur accentue.


474
Douter, n’est pas l’aveu de son inclinaison devant ses manquements, mais celui de son inclination à les résoudre.


475
Agir en iconoclaste : désespérer l’espoir.


476
Il semble que plus nous découvrons nos origines préhistoriques et plus nous distinguons les confins de l’univers, plus nous nous rapprochons de nos préliminaires (et pourquoi n’y en aurait-il qu’un seul ?), comme si, plus nous avançons, et plus notre passé se dévoile, mettant à mal bien des hypothèses, dont celles que le mouvement du temps s’effectue de façon linéaire, constante, irréversible, alors qu’il semble faire une boucle en accélérant sa déhiscence ;admettre que plus nous croyons progresser, et plus s’étale devant nos yeux étonnés notre propre régression.


477
Gouverner, c’est l’art de soumettre nos alliés et de corrompre nos ennemis, afin de disposer de la force.


478
On ne saurait gouverner sans corruption, à moins de n’avoir aucune concurrence à redouter.

479
Dans l’équilibre de la terreur, les parties en présence s’engagent à respecter les règles qui les maintiennent dans cet équilibre. Que la plus puissante vienne à briser le consensus, et le centre de gravité se déplace en sa faveur, maintenant cet équilibre d’un seul côté, celui qui fait preuve de puissance inégalable. Cela montre seulement que ce n’est plus l’union qui fait la force ; elle est devenue l’aveu de la faiblesse.


480
L’union avec des partenaires de force inégale, renforce l’unité d’un ennemi cohérent, de force au moins égale à cette union.


481
Dans une union, la faiblesse du plus puissant est contenue dans sa négligence à en référer à ses partenaires, les sachant impuissants. Se croyant invincible, il ignore leurs doléances tout en s’assurant de leur soumission, créant ainsi les conditions de leur ressentiment.


482
Tout de la vie semble nous échapper, de sorte que l’on convoite ce qui fut donné puisque n’étant plus accessible autrement que par les caprices de la séduction ou à défaut, par l’usage de la force. Et on en obtient le superficiel par manque de ne s’être pas vu offert l’essentiel.


483
N’ayant que le superflu, il reste à l’exploiter, condition pour ne pas paraître ridicule et sans succès.


484
Briser le miroir de la glaciation, ou finir pétrifié…


485
Que devrait-on retenir que nous ne sachions déjà et qui ne mérite que l’oubli ? Quand cesserons-nous de grouiller et de s’articuler inutilement ? Quand cesserons-nous de croire à ce que nous faisons alors que nous n’obtenons que des résultats qui ne convainc pas ? Sommes-nous si sûr de continuer ce que nous faisons, si nous n’avions aucun privilège, aussi futile qu’évanescent, en échange du gaspillage de notre temps à le soumettre à la préoccupation de notre modernité ? La modernité : cette distinction qui nous fait croire à des privilèges que les époques passées ignoraient, alors qu’elles ne furent que la grossesse qui accoucha de notre temps.


486
Nous n’avons pas changé d’époque ; nous ignorons seulement ce que c’est qu’une époque. Et c’est cette ignorance qui nous donne l’impression d’avoir changé d’époque.


487
Il n’existe plus de rendez-vous qui aient un lieu où pouvoir attendre. Il n’y a plus rien à attendre, et il n’y a plus de lieu. Il ne reste que le fourmillement et la contemplation.


488
Toute connaissance n’est connaissance qu’à la faveur de la nuit, à l’abri de la contagion pathologique des plates-formes universelles du système médiatique dont le rôle, nous l’oublions bien vite, se circonscrit à l’information et non s’ouvre à un savoir. C’est qu’il y a entre l’information et le savoir toute la distance qui éloigne un concierge du philosophe ; ce qu’on a l’habitude de prendre pour du raisonné et qui n’est que du raisonnable.


489
Voyez tous ces puissants contempteurs ; ce n’est pas leur folie qui est effrayante, mais qu’ils risquent de nous emporter dans leur effondrement, que l’histoire par un tour cruel, réserve toujours à celui qui s’accroche au temps. Mais, cruauté effroyable, et s’il n’y avait plus d’histoire ? Que du temps échangeable, que du temps monnayable…


490
Tout ce qui est essentiel échappe à la plupart d’entre nous, non parce que nous en ignorons jusqu’à l’existence, mais parce que nous le négligeons, lui préférant la fatuité qu’apporte le salariat en consommant, plutôt que d’admettre l’humilité de notre condition qui en dévoilerait la nature. Pouvoir de séduction des chimères…


491
Croire en la maturité des siècles, justifie l’apathie et l’indolence, et renforce la soumission et l’illusion. C’est qu’il n’est rien de meilleurs demain que méconnaîtrait aujourd’hui et qu’espérait hier. La force d’adaptation est bien supérieure à celle qui nous en extirperait. C’est en cela qu’on parle d’impuissance.


492
On parle d’amour comme de quelqu’un dont les poumons, défectueux, se trouvent dépendant d’une machine respiratoire, et nous le vivons de la même façon, sur le mode de la dépendance, sans quiétude ni méfiance passées les premiers émois, mais avant que ne vienne le dégoût dû à l’usure du temps qui provoque la séparation. Cela n’altère en rien la dépendance, ça la renforce jusqu’à l’indifférence. D’un partenaire à un autre… Comme une machine respiratoire qu’il suffit de changer de rythme. Rien que de très ordinaire…


493
Les amours d’aujourd’hui se confondent avec des clefs de passe-partout, et corrompent la sincérité des sentiments : il faut leur trouver une place entre le labeur salarial et la chambre à coucher ; si possible, un jour chômé.


494
« Votre appel a été transféré sur une messagerie vocale. » Ah ! quelle merveille que de pouvoir ainsi communiquer sans qu’un seul instant ne soit interrompu et n’occasionne colère et déception. Orwell l’avait rêvé ; nous l’avons réalisé !


495
On peut tout négocier, y compris le mensonge.


496
Faveur et disgrâce sont de même nature, celle de la fausseté. Mais alors que la première est due à un excès d’enthousiasme, la seconde, celui de la déconvenue dus à l’excès de la première.


497
Il existe des gens qui n’ont pour toute odeur, que celle de leur sexe. On le remarque à cette manière animale qu’ils ont d’entreprendre une relation, de satisfaire à un coït. On leur pardonnerait volontiers s’ils ne devaient tromper pour atteindre ce but. Mais, c’est la victime qui est blâmable de s’être laissé ainsi séduire ; d’admettre un mensonge pour sauver ce qui lui reste de morale, parce qu’alors, à l’adresse du premier de réussir son entreprise, vient s’ajouter la justification du second de s’être laissé prendre à un sentiment qui ne s’est réduit qu’à de peu.


498
L’amour est un prétexte pour vivre sexuellement ce que le sexe ne saurait atteindre seul.


499
Inévitable vagabondage qui pousse le champ de ruine de ce siècle commençant vers sa consécration : le règne absolu du mensonge.

500
S’arracher de la force d’attraction qu’exerce la dépendance entre les individus, demande plus que de la conviction, cela demande de l’allégresse, un retour de la curiosité qui anime la jeunesse, vers l’espoir qui fortifie la maturité, et que l’esprit atteint de caducité interdit par tous les moyens qu’il a en sa possession, alors que déjà il s’employait à être dans le renoncement dès l’âge de sa force, et qu’il soumit à la répression de son propre esprit et de ses organes. C’est que l’esprit jeune est à l’espoir, ce que l’esprit vieux est à la résignation.

501
Dire non, et le faire savoir, c’est la tâche de la philosophie. Il est probable qu’il faille encore quelques millénaires avant que cette tâche soit comprise dans son intégralité ; atteindre l’âge de la fourberie absolue pour voir enfin se dresser le premier acte qui mène vers l’émancipation, celui du refus. A moins que le renoncement soit devenu si ordinaire que le refus est vécu comme une catastrophe. Et d’ailleurs, n’est-ce pas déjà l’idée qui est en marche… De la captivité à la soumission, et de la soumission au renoncement…


502
S’efforcer de vivre, c’est-à-dire gravir la montagne du renoncement. On entend déjà d’ici les mauvaises langues qui nous croient dupes de notre ambition afin de nous décourager devant l’ampleur de la tâche. Et pourquoi cela ? Auriez-vous peur qu’un séisme se déclenche qui vienne déstabiliser votre tranquillité et découvre votre hypocrisie ? Qu’auriez vous à perdre qui ne soit déjà perdu ? Le consensus du mensonge !


503
Dans un engagement, c’est celui qui a su vaincre qui se trouve en bonne fortune d’imposer sa vérité, non celui qui sait la distinguer du mensonge.


504
La vérité ne peut jamais être comprise pour ce qu’elle est, parce qu’il n’est pas possible de l’entendre avec tout le sérieux que la sentence qu’elle exécute exige.


505
Etre dans le refus et le doute permanent ; ce n’est pas une question de courage, mais d’être dans la certitude que rien ne peut ébranler cette conviction, hormis ses propres objections, sa propre certitude d’en douter. Et cela se confond avec le courage par l’habitude de ne jamais douter de son état face à un malentendu qui viendrait le troubler.


506
L’édifice d’une pensée basé sur la certitude que produit un fait, est équivalent aux bâtisseurs d’empire. Ils ont la conviction que rien ne peut ébranler leur édifice, alors même que le doute ronge déjà les fondations. C’est que le fait est un moment de l’histoire, que le moment suivant modifie, renouvelle, ou transforme, et non une donnée que l’installation dans la durée établirait.


507
On ne peut rien établir à partir d’un fait, que le raisonnement afin d’en améliorer sa consistance ou le supprimer. Un fait ne parle jamais de lui-même. Il est une donnée brute ouverte à toutes les interprétations possibles. Produit d’un moment qu’en retour, il produit, comme une succession d’événements s’emboîtant les uns après les autres, et ainsi forme la trame de l’histoire, siège de tous les discours, de toutes les disputes, mais dont on sait que le dernier mot revient à celui qui a la force avec lui. Et ceci est un fait incontestable.


508
Malgré le brouhaha incessant de tout ce qui a autorité médiatique, la Terre devient muette. Elle devient muette parce qu’elle est divisée en parcelle, qui sont autant de pièges pour tout ce qui nage, rampe, marche, coure, saute, vole, plane. Elle se couvre de silence ; d’un silence pétrole irradié de déchets épars. Peut-être est-ce là le signe que l’humanité doit finir ; qu’elle doit finir dans l’engorgement de son irresponsabilité. Qu’attendre d’autre du silence ? Silence : seul mot toléré dans un cimetière.


509
L’expression humaine du vivant traduit la folie du monde naturel ; il lui revient cette lourde tâche parce qu’elle est la seule qui sache parler. Question de conscience, sans doute… Ou plutôt d’inconscience…


510
Ce qui distingue la folie de ce qui ne l’est pas est de même nature que ce qui distingue l’homme de l’animal : un accident insignifiant au regard de l’univers, mais qui donne toute sa dimension par cette distinction.


511
La finalité du monde depuis son origine, c’est l’homme. C’est dire si le monde est ingrat.


512
Le début de toute chose n’est qu’un projet qui ne détermine rien de plus que des promesses. De promesse en promesse… C’est ce qui explique toute la difficulté à parvenir à être.


513
Il n’est rien de plus effrayant que de constater que rien ne change, parce qu’alors on peut observer que tout s’aggrave.


514
La paresse, toujours sage conseillère, n’épuise que ceux qui veulent en finir vite avec la vie. Les autres prennent leur temps.


515
La réalité est l’ovulation de la vérité.

516
« Ce qui est ferme, est par le temps détruit, et ce qui fuit, au temps fait résistance. » Lorsque Du Bellay annonce Machiavel…et que La Fontaine mit scrupuleusement en vers, faisant parier un roseau et un chêne sur leur pouvoir réciproque. La prudence au service de la force, contre la brutalité qui la dessert, déjà.


517
On aimerait que la vie surpasse la mémoire ; qu’elle ne s’embarrasse pas de souvenir. Mais, ce serait au risque de perdre le goût singulier de l’imagination ; fermer la dernière issue possible vers l’évasion…


518
Quel affligent spectacle que la vie, lorsqu’il n’en reste que le nom pour toute réalité.


519
C’est mal à propos que de parler de liberté lorsque aucune richesse ne vient en souligner sa nature.


520
La liberté qui envahit la tête est suspendue à la somme d’argent qui se trouve dans la poche.


521
L’argent est le bien commun le plus perverti dont on dispose, parce qu’il n’est qu’une idée abstraite. Il est une abstraction universelle aussi méprisée qu’adulée pour la liberté qu’il consent dans sa dépendance, et la privation qu’il provoque par son manque.


522
Il n’y a aucune raison à vivre. Il y en a une à refuser tout ce qui fait de la vie une raison, le fait qu’elle n’a pas besoin de raison pour se développer, parce qu’elle n’est pas un prétexte, du moins jusqu’à l’avènement de l’époque de sa contemplation. Depuis, nous contemplons la vie. Contempler la vie nous prive de sa jouissance, mais nous dispense également d’en être responsable, ce qui est apaisant.


523
Le problème du monde n’est pas qu’il soit possible, mais qu’il ne soit que cela, parce qu’alors, tout ce qui n’est pas du domaine du possible est compris comme celui de l’impossible, plutôt que de l’être comme celui de l’imaginaire et de l’onirique. Cela réduit d’autant notre champ de vision, et produit les limites que nous lui connaissons, et qui nous sont imposées, mais que nous admettons par légèreté.


524
Le monde est quelque chose qui est absolument incroyable ; d’où l’émergence des religions : elles offrent la garantie d’y croire.


525
L’homme finit là où la folie commence.


526
Nous savons depuis longtemps modifier les perceptions, évoluer dans des dimensions sensorielles de niveaux différents. Depuis toujours, les plantes ont accompagné l’esprit des hommes dans ce parcours. Champ expérimental par excellence, les plantes de l’esprit ont toujours donné aux hommes, dans leur quête du savoir et dans leur penchant à la débauche, une ouverture d’esprit que la plupart ont attribué à des divinités que le christianisme s’est empressé de calomnier. D’où la brûlante réputation de ceux qui s’y adonnent. C’est que s’instruire de la sorte, et y trouver du plaisir ne laisse pas de place au travail, cette déclinaison de la discipline que l’on rencontre chez les ascètes, et que l’on justifie par le besoin, cette déclinaison de la soumission que l’on rencontre chez les travailleurs.


527
Invoquer les expériences du passé pour justifier les nouvelles découvertes, n’est pas seulement convenir que le passé pourrait nous conseiller, c’est également souscrire à l’idée que le temps justifie ce qui n’était encore que la déconvenue d’une nouveauté que son maintien validerait, alors qu’il ne montre par là même que la limite qui en interdit son dépassement.


528
On ne peut pas invoquer les preuves du passé pour justifier ce qui doit durer. Ce qui doit durer, ne dure que le temps de sa validation, que le temps d’après invalide, comme l’obstacle pour lequel on découvre le moyen de le franchir. Tout ce qui s’installe dans la durée démontre la faiblesse de son évolution, plus que la force de sa domination.


529
Tout montre que dans la nature, rien n’est superflu ; rien, sauf l’homme. Il est le seul que sa disparition ne provoquerait aucun déséquilibre naturel.


530
Les incertitudes métaphysiques ont été établies par des penseurs rationnels que, par leurs raisonnements et leurs expérimentations, ils ont tentés de résoudre. Cela provient du fait que, plus le monde est compris, plus il est étrange qu’il soit compris. Et c’est cette étrangeté qui constitue une grande menace pour un esprit rationnel, parce qu’alors il lui faut admettre une
force supérieure qui se laisse découvrir, ruinant du même coup sa supériorité. L’idée qu’une telle force puisse s’effondrer sous le raisonnement logique laisse perplexe parce qu’elle ruine sa vérité du même coup, faisant apparaître l’homme comme définitivement orphelin, l’obligeant à succéder à sa propre force. Ceci explique bien des démissions pour une soumission dont la nature est tout autant catastrophique, mais qui laisse tout moyen de l’oublier, ce qui est reposant, et qui est celle du labeur salarié.


531
Il est du devoir des maîtres des régimes démocratiques de se rappeler à la mémoire de leurs valets par l’adresse du contrat de leur commission, afin que ceux-ci, grisés par la liberté de l’espace qui leur est alloué sous ces régimes, n’oublient leur soumission en négligeant leur servitude. C’est que sous leur démocratie les maîtres, changeant de faculté, n’en changent pas pour autant leur ambition, mais seulement la manière de l’exercer. Il est bon de ne pas l’oublier, afin de ne pas se tromper.


532
Tout ce qui s’oppose à la paresse, le travail par exemple, devrait être considéré comme un crime contre l’humanité, en cela qu’on n’a jamais vu un meurtrier remettre sa besogne par pure paresse.


533
Le courage est entièrement contenu dans la révolte, et nulle part ailleurs. Quelle sorte de courage y aurait-il à ne faire que son devoir , et pire encore lorsqu’il est dicté par une autorité, fut-elle de nature morale ? Sa seule révolte traduit sa propre certitude face à celle du plus grand nombre, dont on refuse la soumission et l’apathie. Etre seul, face à une adversité dont une partie s’est révélée par cette attitude, et ne pas fléchir, voilà qui distingue le courage du devoir et soumet celui ci à la force de celui là par la certitude que cette disposition impose.


534
Tout discours qui se distingue de l’acte dont il est parlé pour ne l’avoir pas même éprouvé, est l’expression de la censure ; tout ce qui se dit indépendamment de ce qui se fait ne détermine rien. Il n’est que le soleil froid qui se couche sur l’horizon du crépuscule après avoir effacé le relief. Il lui faut être convaincant par ses propos à défaut de l’être par ses preuves, et ainsi être tenu pour sérieux, même dans le ridicule, face à des actes qui sont tenus comme subalternes, même dans la gravité. C’est tout le contenu de l’esprit médiatique. Et il n’y en a pas d’autre.


535
Tout discours réel est produit de l’action. L’inverse n’est que la justification d’un pouvoir.


536
La première expression d’un pouvoir est de s’emparer du discours à ses fins, quelque soit ce pouvoir, quelqu’en soit sa force, quelque soit l’étendue de sa domination.


537
Ce qui unit viol et chasteté est la négation de son rapport à l’autre, l’un en s’emparant d’une richesse que le second récuse, le premier par frustration, le second par éviction.


538
La jouissance d’un acte sexuel rejoint son renoncement, lorsque cet acte s’exécute hors de la volonté de l’autre, de sorte que ceux qui se situent entre les deux n’atteignent jamais une telle jouissance, non pas tant parce qu’ils en ignorent tout que parce qu’ils répugnent à l’imaginer autrement qu’en fragment qui provoque la jalousie, dans la maladresse d’un coït inachevé.


539
La voie du milieu n’est jamais très confortable en cela qu’elle nous évite la partie qui nous révulse en nous abstenant de celle qui pourrait nous réjouir, à moins de s’accommoder de chacune d’elle dans une fadeur qui n’éveille aucun enthousiasme, et donc aucune rébellion.


540
Où se trouve la sagesse pour laquelle notre époque semble faire si référence ? Il semble qu’elle se trouve éloignée de la tutelle des religions pour la retrouver sous la tutelle des Etats. Et pourquoi cela ? En cela qu’elle est une méditation sur la meilleure formule qui garantirait le rapprochement entre la condition réelle du gueux et l’idée qu’il se fait de la liberté. Et c’est à l’Etat qu’il revient la réussite d’un tel programme, afin de se maintenir, avec l’appui de la religion, qui a pour tâche de le garantir.


541
L’envie d’être libre n’est pas nécessairement contenue dans celle de briser tout lien de soumission, mais dans celle d’y trouver satisfaction. Comme pour tout ce qui provoque de l’envie, cela crée de la dépendance. C’est ce qui convient au salariat.


542
Il manque le courage de renoncer à soutenir l’expansion de celui qui possède la force nécessaire pour s’imposer, parce qu’alors on se retrouve bien vite isolé parce qu’incompris. Non que l’expansion ne laisse d’inquiéter, mais elle s’effectue généralement au nom de la liberté, (malgré la grossièreté visible d’une telle manœuvre). Voilà qui déstabilise. C’est qu’on n’est jamais autant désemparé que devant un mensonge qui trouve sa justification.


543
La liberté n’est pas une simple idée, mais l’idée d’un état de fait.


544
L’idée de liberté n’est pas une idée surannée ; il suffit de voir le déploiement de la force policière envers la moindre manifestation publique pour s’en apercevoir, malgré l’encadrement de ses organisateurs pour lesquels le mot liberté à lui tout seul éveille la moquerie dans les moments de pacification, et la haine lorsque les hostilités se déclarent.


545
La mort est ce qui gouverne le monde ; la vie n’est que son alibi.

546
Lorsque plusieurs camps s’affrontent, le plus puissant est aussi le plus légitime. Ne pas le soutenir revient à en refuser son appui en retour, en se plaçant dans la position inconfortable d’être l’allié passif des autres belligérants, ce qui ne garantie plus sa protection. C’est que « Qui n’est pas avec moi, est contre moi » est une recette efficace toujours en usage sous l’ère des démocraties modernes, malgré le ton péremptoire de la formule qui caractérisait si bien Robespierre, et que ne renierait pas le plus souple des tyrans contemporains. C’est que l’état de guerre a des exigences qui exclue tout ce qui ne s’y plie pas, et corrompt le reste.


547
Le féminisme n’a pas pour ambition la suppression du travail, fut-il domestique, mais de reconnaître la vie comme un travail ; adapter les comportements en fonction de cette forme domestiquée de la soumission. Partager le travail plutôt que la vie dans une parité qu’il croit équitable alors qu’il n’est qu’une standardisation que le travail rend nécessaire à son exécution.


548
Pour qu’il y ait inégalité entre les hommes et les femmes, il faudrait au préalable pouvoir distinguer les sexes dans un monde où toute distinction ne sert que le commerce.


549
Il arrive, parfois de rechercher ce qui distingue l’homme de la femme. Mais, il faudrait pour cela reconnaître notre origine animale, ce que notre orgueil se refuse à admettre.


550
Faire référence à nos sexes, ce qui les distingue, ce qui nous éloigne, ce qui renforce chacun sur sa nature animale, ce qui nous diminue au rang de mammifère… Ultime humiliation pour le consommateur moderne.


551
L’intelligence s’enrichit de tout ce dont elle peu faire usage ; et seulement de cela. A voir les conséquences de cet usage, il est à craindre que son enrichissement consiste principalement à se maintenir dans le cadre étroit de la conviction. Et ceci se manifeste avec arrogance afin d’empêcher tout ce qui viendrait contrarier cet usage, à commencer par la critique. C’est le ridicule de l’homme moderne, qui croit en lui alors qu’il n’est que la fonction qu’il exécute à travers un labeur salarié.


552
Une opinion est ce point de vue que la prudence évite d’élever à la critique, et que la lâcheté tolère.


553
Le progrès se résume à confisquer l’imagination de l’homme pour la lui retourner sous forme d’objet, dont la nature se déprécie avant même d’avoir eu le temps d’être appréciée dans toute sa dimension, afin de garantir à l’imagination la concurrence de ses illusions.


554
On appelle aujourd’hui imagination, la manière d’illusionner les esprits les plus naïfs, dans l’espoir d’en obtenir un bénéfice, et l’idiotie l’échec d’avoir su convaincre de cette faculté. L’imagination au service de l’apparence…


555
L’homme, s’il n’avait corrompu sa nature, aurait été voué à disparaître, n’ayant de nature que sa faiblesse qu’il lui faut assurément transformer en force. La confusion vient de ce que la force exercée contre l’autre, produit des privilèges par la soumission, ce qui est très certainement confortable, alors que celle produit de ses propres compétences exige une attitude plus sereine en cela qu’elle relativise le mérite et fait apparaître la gloire comme chimérique, ce qui est profondément inconfortable ; choisir entre la versatilité et l’inconstance…


556
L’argent est ce qui mesure, par son inconstance, le degré de versatilité dont dispose un individu et qu’il traduit par sa conduite.


557
L’argent est un moyen lorsqu’on en est pourvu, et un but lorsqu’il fait défaut.


558
L’argent crée une dépendance pareille à une drogue ; aussi délicieux lorsqu’il se produit en abondance qu’il est cruel lorsque sa rareté impose ses conditions.


559
L’argent cristallise la liberté sous forme de pouvoir qu’il exerce par son usage, et que nous subissons par son manque.


560
L’argent coagule la liberté qu’il confisque à ceux qui en possèdent, contre ceux qui en sont dépourvus.


561
L’argent est l’idée que l’on se fait de la liberté par l’exercice du pouvoir qu’il procure, mais non la liberté elle-même, parce qu’il est une dépendance.


562
La richesse dont fait preuve l’argent est entièrement contenue dans la croyance en sa valeur.


563
Il n’est rien, de l’individu qui ne lui appartienne, par cela qu’il appartient lui-même, comme élément particulier, à l’ensemble d’une société dont le principe, lorsque cette société adopte le système démocratique, est de faire croire le contraire afin de s’imposer sans rencontrer d’opposition autre que celle qui lui offre les moyens de justifier ses lois.


564
La force d’un Etat démocratique est contenue dans son économie, c’est-à-dire dans la dose de mensonge qu’il aura pu faire accepter sans rencontrer d’opposition autre que celle qu’il entretient.


565
La faiblesse d’un Etat se manifeste par sa vindicte à ruiner toute opposition. Voulant régner seul, c’est seul qu’il lui faut affronter tous les désordres que son règne commet, et que ses concurrents tolèrent jusqu’à ce qu’ils trouvent les moyens de le renverser, non par humanité, mais par intérêt.


566
La vraie nature démocratique de l’Etat est de se dissoudre sitôt créée, sans doute pour respecter ce qui le fît apparaître, de sorte qu’il n’apparaît pas pour ce qu’il respecte : son autocratie.


567
L’économie est basée sur un malentendu, celui que l’espèce humaine est un animal qui doit trouver le meilleur moyen de sa domestication, hors de laquelle cette espèce ne connaîtrait que la dégénérescence par la famine et les maladies. Cependant qu’à l’observation, on ne peut que constater que l’économie engendre des maladies et des famines redoutables et délétères qui ne cessent de proliférer. Il est vrai que l’économie n’est pas une science naturelle, mais artificielle : c’est la science de l’intérêt.


568
L’Afrique des tribus qui passe, depuis un siècle, à l’Afrique des pays, découvre notre domestication par sa soumission, qui engendre sa destruction. Mais, il est vrai qu’à nos yeux abusés, ce gigantesque territoire ne forme qu’un seul continent, tandis que notre minuscule continent se diversifie d’une multitude de pays. Ceci sans doute justifie moralement cela.


569
L’étroitesse de l’esprit engendre toujours la monstruosité de son expansion.


570
La morale n’est rien d’autre que la façon qu’ont les gens civilisés de s’accommoder de leur sauvagerie.


571
Un continent est à l’immensité de sa nature ce qu’un pays est à l’étroitesse de sa culture.


572
L’économie est la science qui justifie la misère des uns par la nécessité que rencontrent les autres à s’enrichir sur leur dos.


573
Nous sommes profondément influencés par l’origine dont est extraite notre naissance. Par la suite, nous en cultivons les tares, parce que ce sont les seules manifestations qui nous distinguent de tout un chacun.


574
L’économie est la science de l’abondance qui cultive la pénurie.


575
L’économie est à la civilisation ce que les virus sont aux maladies : un parasite.


576
Si auparavant, il fallait aux hommes croire en des forces supérieures, des divinités, pour condescendre au monde magique de la nature, aujourd’hui, il leur faut croire en une force inférieure, l’économie, pour se courber devant la nature mercantile du monde.


577
L’économie est la religion matérialiste de l’idéalisme religieux.


578
Faire descendre le ciel des idées sur la terre du profit, c’est tout l’objet de la science de l’économie ; et c’est en cela qu’elle emporte la conviction du plus grand nombre ; non qu’il en justifie la misère ; il en imagine seulement la richesse par l’idée qu’il se fait de la valeur, et qui se résume en la possession d’une quantité que la misère interdit par sa qualité.


579
En économie, la valeur sanctionne une qualité par la définition d’une quantité.


580
L’idée de richesse n’est pas contenue dans la quête du bonheur, mais dans celle du pouvoir, par goût du jeu, afin d’en jouir sans trop de contrariétés sinon celles limitées par les règles de ce jeu, et non celles pour lesquelles il serait éprouvé de la compassion pour tout ce qui est vivant. Dans ce jeu, le vivant n’est qu’un prétexte, mais c’est un prétexte indispensable, comme le sont les cartes pour le poker.


581
Il semble que beaucoup éprouvent le besoin de partager avec plus petit qu’eux, non par humilité, mais pour mesurer leur propre force ; mesurer le degré de servilité qu’ils rencontrent afin de se justifier de leur autorité. C’est une manie que l’on constate chez les gens qui respectent le principe de la hiérarchie parce qu’il est un principe de la servilité qui ignore le respect dû au rang qu’il revient à chacun en fonction de ses compétences.


582
Le silence qui n’est pas dicté par la prudence ou la volupté, agit comme une censure.


583
En matière de séduction, lorsque notre beauté est déséquilibrée, il y faut l’argumentaire de l’éloquence qui démontre une sorte de clairvoyance, si nous voulons détourner un cœur vers notre désir. Toutefois, ce ne sera qu’un cœur perdu qu’aucun rôle ne satisfait, et qui se retrouve à accepter un rôle insatisfaisant par l’effort qu’il consent de supposer l’intelligence supérieure à la beauté, alors que tout du monde moderne démontre le contraire.


584
Nous sommes abusés par nos sens, non parce que la simple observation nous induit en erreur par les préjugés qu’elle produit, mais parce que cette erreur ne peut durer que le temps de l’efficacité de son usage. Ainsi, l’observation du ciel qu’en a donné Ptolémée par son almageste suffit-elle aux déplacements des navires dans la nuit, non loin des côtes, mais pas de déduire qu’il y a une terre de l’autre côté de l’océan parce que la planète est ronde et non plate. Avant Christophe Colomb, les marins s’orientaient avec la même efficacité qu’après lui, avec le même but, celui des conquêtes, mais sur une surface bien plus restreinte. Le recule de l’horizon oblige à adapter l’observation du ciel à ses ambitions, plutôt que l’inverse. Et nos sens continuent de nous abuser, jusqu’à l’obstacle suivant qu’ils adapteront à leurs préjugés habituels.


585
Rassasier notre besoin de consolation, qui fut un art remontant à la plus haute antiquité, est devenu impossible sans une armée de spécialistes, dont le métier est d’en neutraliser les effets. Et pourquoi cela ? Parce que le cadre de nos épanchements se rapetisse, rendant impossible ce besoin sans qu’il ne soit comparé à la dépendance qui produit la mendicité ; sans qu’il ne soit comparé à la servitude qui produit l’indolence ; sans qu’il ne soit comparé à la soumission qui produit l’inertie, par ceux là qui ne vivent que de la mendicité, de la dépendance et de la servitude que représente le salariat. C’est que l’on ne saurait juger que de ce que l’on connaît par défaut de le reconnaître.


586
Dans la solitude, la consolation est l’art de se bâtir un silence inviolable.


587
Il y a plus effroyable que l’isolement, c’est le grouillement.


588
Il arrive parfois qu’au détour d’une réflexion, l’amertume des rendez-vous manqués vient se briser sur les lèvres comme l’écume sur la roche. Et on se dit que, peut-être le destin fut différent, c’est-à-dire plus heureux s’il n’y avait eu sur la route ces obstacles qu’autant de hasards prédestinaient à notre direction. Mais non, rien n’eut pu nous éviter ces obstacles et changer le destin, parce que nous sommes ce qui produit ces obstacles, c’est-à-dire ce que nous en faisons, ou plus exactement ce que nous ne pouvons en faire, et nul ne peut affirmer avec certitude que notre destin fut plus heureux autrement, de même que rien ne peut affirmer le contraire. L’erreur vient de ce que l’on se compare à l’autre ; le plus malheureux nous rassurant de l’état de notre bonheur que le plus heureux brise à son contact.


589
Le bonheur est une chimère que le malheur solidifie.


590
On peut trouver le bonheur dans les circonstances les plus ténébreuses, comme celles de l’incarcération, et être malheureux alors que rien ne prédispose à un tel sort. Ne dit-on pas, dans ce cas, que la victime de ce malheur avait tout, cependant pour être heureuse, signifiant par-là notre incompréhension ? Tout ! Mais, qu’est-ce que ce tout qui rend si malheureux ? N’est-il pas le fruit de notre aveuglement que provoque le rien qui nous habite et qui nous fait croire à un bien précieux qui n’existe pas ?


591
On ne peut opposer malheur et bonheur. Le malheur est une soumission douloureuse, tandis que le bonheur est le sentiment d’un bien être qui se rencontre dans toutes les circonstances, y compris celle de la soumission dès lors qu’elle n’est pas un esclavage ni une incarcération ; dès lors qu’elle est l’expression de la liberté.


592
Le bonheur ne se rencontre qu’à l’état de domestication, et qui le fait comparer à celui du porc dans sa soue, par opposition à la bestialité du sanglier dans sa bauge.


593
Le monde civilisé a produit tout ce qui se rencontre dans la nature à l’état sauvage, pour le reverser sous forme domestiquée, amputé de son caractère impulsif. C’est ce qui s’appelle l’éducation, qu’on ne saurait confondre avec l’enseignement, lequel ajoute à l’impulsivité la clairvoyance de la stratégie.


594
L’éducation est au dressage ce que l’enseignement est à l’instruction. De l’un à l’autre, il y a toute la distance qui sépare le chien de son maître.


595
L’état sauvage ne connaît que la lutte pour la vie, tandis que la domestication connaît la vie pour la lutte. Du combat pour vivre, à la guerre pour s’imposer… De la nécessité ressentie pour de l’humiliation à l’orgueil de croire s’en affranchir ; de la force pour un but, à la force comme but…


596
Il est des endroits où l’on peut se lasser de voir trop de gens mourir avant d’avoir tenu toute leur promesse, et d’autres où on peut se lasser de les voir s’accrocher à la vie alors qu’elle n’alimente plus que le ressentiment. Où l’on peut voir que, des dictatures aux démocraties, il n’y a dans le fond, qu’une différence de sensibilité qui fait passer de l’envie au dédain.


597
A force de lire et d’étudier les tours, contours et détours de l’espèce humaine, on finit par lui trouver des airs charmants. C’est que, malgré tout, nous nous reconnaissons immanquablement dans le portrait de nos contemporains comme dans ceux de nos aïeux, sans distinction mais pour des raisons bien différentes ; ces derniers par respect envers la brièveté qu’ils renvoient de notre propre vie, et les premiers par discrétion envers nos propres penchants.


598
On respecte avec condescendance la mort que la fatalité inflige, alors qu’on refuse jusqu’à la calomnie la mort que l’on se propose pour convenance. C’est qu’il est plus facile d’admettre une soumission lorsqu’elle ne dépend pas de notre volonté, plutôt que d’affronter l’inéluctable en ne lui permettant pas de frapper en premier. C’est que la fatalité donne au vice la vertu qui lui fait défaut, tandis que le suicide donne à la fatalité la désuétude qui lui revient par sa nature.


599
Le suicide donne à la vie ce goût d’achèvement que la mort ignore par la privation de la volonté, et qui offre au vivant la déculpabilisation de le savoir.


600
Le suicide est le moment d’un désir de vivre démesuré que notre impuissance nous amène à tout refuser par cet acte ultime qui souligne l’absolu liberté.


601
En regard du rétrécissement de la vie qu’il nous est donné de subir, et qui nous maintient en apnée permanente, le suicide s’annonce comme une immense et incomparable délivrance, que seules les lâches et les nantis calomnient. Les uns par la tranquillité que la soumission leur procure, les autres par le désespoir de perdre une vie si bien fournie.


602
Le suicide ne traduit pas une lâcheté devant la difficulté de la vie, un aveu de sa propre impuissance à l’affronter, parce que la vie n’est pas un affrontement, mais une donné qui est confisquée, et que le suicide délivre par un acte que la lâcheté horrifie.


603
Le suicide d’un nantis n’est pas de même nature que celui d’un gueux. Le premier est bien souvent consécutif au désespoir de tout perdre, le second de n’avoir pour tout espoir que celui de ne jamais voir ses ambitions se réaliser autrement que dans l’espace restreint que sa situation lui consent. De ne plus rien avoir, à ne jamais parvenir à être, il reste l’état que le suicide appelle indigence.

604
Tout le monde s’accorde à calomnier le suicidaire qui n’a, pour toute réussite que celui de s’être raté, et s’apitoie sur la dépouille de celui que la mort a transfigurée en malheureux. C’est qu’il est donné au second, par son malheur, l’absolution qu’il n’est pas autorisé au premier, par cela que seul le malheur est reconnu. Cela dispense de justifier ce qui n’est pas compris.


605
Il est des suicides qui s’exécutent sous l’impulsion, et d’autres qui prennent une vie pour aboutir. Le courage n’a rien à y voir ; c’est une question de réflexion, de finition, de perfection. Certains sont pressés de finir une vie à peine entamée par les déboires, mais que leur lucidité entreprend de les convaincre ; d’autres pour qui finir une vie prend le temps qu’il faut comme à un vrai vin pour devenir mature et qui demande de la patience. Le premier est le plus souvent celui d’une jeunesse qui refuse une vie qu’elle juge indéniablement risible et décevante, et que leur impatience prédispose à rejeter, tandis que le second raffermi son jugement dans un long suicide à peine visible et dont la fin ne surprendra que les plus naïfs ou les plus intentionnés. L’histoire littéraire est jalonnée de ces deux sortes de suicidaires, mais elle ne retient que les suicides violents qui sont menés à terme, dont l’acte prouve par lui-même le désir de l’infortuné. Ainsi, il est reconnu le suicide de Stig Dagerman, mais non celui d’Antonin Artaud ; celui de Guy Debord, mais non celui de Cioran. Il n’est jamais reconnu au suicidé, la réflexion de son acte, sa pensée, non pas sa préméditation, mais l’opinion qui donne à ce crime sa justification, parce que la société ne peut reconnaître un acte dont elle est cause sans se nier aussitôt, et les individus ne peuvent admettre un tel acte sans que leurs illusions ne s’effondrent. De la négation de l’une, à l’affolement des autres, il reste à celui pour qui la vie n’a aucun sens, la clandestinité de ses idées et la discrétion de l’acte qu’il finit d’entreprendre par dépit.


606
L’esprit de la culpabilité, qui est l’esprit chrétien par excellence, ne peut admettre le suicide comme responsabilité, mais seulement comme lâcheté ou manquement. C’est par ce mépris qu’il justifie son être, considérant que chacun est coupable de ce qu’il est par le consentement de ses actes, alors qu’ils ne sont que le produit de la servilité. Et c’est ce jugement, dont il s’honore, qui le rend plus méprisable encore : être dominé par la servilité et juger du contraire…


607
On pourrait croire que la violence physique entre deux individus, et notamment au sein d’un couple, est le moyen le plus expéditif de résoudre un problème. En fait, elle n’est qu’une autre manière de déterminer un conflit, un degré radical qui montre que toute autre possibilité conflictuelle a échouée, et prouve l’impossibilité de le résoudre ; ce qui annonce l’inéluctabilité du divorce, fusse par la mort, qu’elle soit accidentelle ou préméditée. C’est que, malgré la force de la domestication, il reste difficile d’échapper à sa nature secrète, la part qui reste indomptable et qui échappe à tout contrôle social. En cela, tous les espoirs sont permis.


608
La vie s’annonce comme une immense accumulation de conflits ; rien n’a jamais été directement vécu ; mais rien non plus n’avait atteint un tel degré d’accumulation de rivalités et d’oppositions farouches, depuis les disputes conjugales jusqu’aux conflits qui engagent des nations, au point qu’ils nous sont retournés sous forme d’images dont s’est emparée l’industrie vidéo-médiatique à des fins mercantiles que son idéologie garantie.


609
Ce qui oppose le crime passionnel que l’on rencontre dans la rupture d’un couple, des massacres ethniques comme ceux perpétués par la nation américaine, dont l’ethnie majoritaire est l’Anglo-saxonne, envers les diverses ethnies du monde, est de même nature que ce qui éloigne la chaleur de la sensibilité du froid calcul. Succomber au crime par passion, ou maîtriser le meurtre par calcul…


610
Chacun éprouvons un jour le désir de tuer pour une passion rompue, tandis que l’assassinat révulse la plupart d’entre nous, non par morale, mais par la domestication que la morale, cette imposture qui s’empare des vertus pour nous les resservir réchauffées comme soumission, instruit à des fins éducatives, afin de nous éloigner de toutes les passions, et nous faire admettre toutes les réserves que le bon sens, celui des civilités, prodigue, et dans lequel on y rencontrera pêle-mêle la veulerie, la lâcheté, la traîtrise, l’avilissement, la mesquinerie, la vénalité, l’hypocrisie… En un mot : la servilité.


611
La domestication engendre une agressivité impossible à exprimer autrement que sur un point de fixation qui sert de prétexte, et dont le terrain favori est celui des passions, parce qu’elles échappent au contrôle de la raison ; elles disculpent en cela, de toutes justifications raisonnées.


612
La domestication ne supprime pas l’agressivité ; elle la maîtrise afin de la réemployer dans des conflits qui mettent en jeu des rapports de force économiques, dont la nature, mensongère par excellence, ne peut s’établir que par cela. Apprivoiser la violence de l’individu afin de la soumettre au service de la domestication, c’est ce qui s’appelle la civilisation, par opposition à l’image que l’on se fait de la barbarie et qui évoque la violence individuelle, et qui n’est autre que l’expression de la révolte, privée de sa parole.


613
Préméditer un meurtre conjugal démontre le degré de patience qui fait défaut à l’impulsion pour laquelle, le meurtre, par ce fait, reste pardonnable alors que la préméditation fait basculer sur le terrain de l’horreur. C’est que, dans un meurtre, c’est l’idée que l’on s’en fait qui est punie, non l’acte lui-même.


614
Personne n’accepte l’idée de meurtre, alors que tous y souscrivons, ne serait-ce que par l’impôt dont on s’acquitte sans arrière pensée morale, et qui entre dans le budget de l’Etat afin de développer l’armée, la police et la pratique de l’incarcération, dont la fonction première est le maintien de ce système de la servilité qui se définit comme démocratique, par l’expression de la répression sous des aspects légitimés par la violence que cette démocratie rencontre du fait de la violence qu’elle produit afin de se maintenir.


615
Nous déléguons aisément à l’Etat les basses besognes qui déplaisent tant à notre conscience pourvu qu’elles soient justifiées moralement, sinon nous nous soumettons à l’Etat par assujettissement. Et dans les deux cas, c’est la lâcheté qui nous gouverne.


616
Il est des meurtres pardonnables, et d’autres non, non par leur nature, mais pour leur morale. Il suffit d’y faire rentrer la morale chrétienne pour trancher : la morale impose toujours son discours à la raison.

617
Malgré le travail acharné de Freud, on fait toujours aussi peu cas des manifestations non conscientes de l’esprit, alors même qu’on les juge pour ce qu’elles ne sont pas : une responsabilité. C’est que se rendre compte que sa propre vie n’est qu’une somme de soumissions et un énorme gâchis, est effroyable pour cela que nous nous faisons une raison de nos entraves pourvus qu’elles nous laissent un champ d’action qui nous permet de parler en terme de liberté. Qu’advienne par l’observation, l’écroulement de cette vision, et l’effroi ressenti est plus impitoyable encore que la soumission à laquelle nous sommes assujettis. Nous-nous croyons libre, et cela seul suffit à notre bonheur. A quoi bon, dans ce cas, l’être effectivement…


618
S’affranchir des liens qui nous retiennent à notre système de la servilité, et tomber dans l’effroi…


619
Il suffit de peu pour tout accepter : il suffit de vivre pauvre sans ressentir la cruauté de ses manifestations.


620
Empêcher toute ambition sans rien retirer du ressentiment, ferait de n’importe quelle bête un être humain moderne.


621
Lorsque l’ambition se confond avec la convoitise, il suffit de caresser la vénalité pour obtenir le succès ; dans tout autre cas, le ressentiment suffit.


622
Se chercher, c’est savoir si on est libre ; se trouver, c’est avouer notre aptitude à l’asservissement.


623
Consentir à l’éternité du temps, c’est succomber à notre arrogance ; la contester, c’est se résigner à notre futilité. De la prétention à l’effacement, il n’y a qu’une simple question de retenue que les circonstances approuvent ou réprouvent selon l’intérêt dont dépendent les moments, comme de déterminer qu’un verre est à moitié plein ou à moitié vide.


624
Il n’est pas de vérité que l’on se refuse ; seulement la forme de mensonge que l’on se choisit.


625
Condition pour exercer un pouvoir : mentir efficacement en sachant convaincre durablement.


626
Rien n’est plus égal que l’inégalité reconnue avec condescendance, par ceux là qui jouissent de leurs privilèges ; ainsi, sont-ils reconnus pour ce qu’ils sont, à défaut de l’être pour ce qu’ils font.


627
Il n’est pas de cause que la raison devrait justifier, parce qu’elle ne saurait justifier quoique ce soit, sa nature étant d’instruire et non d’excuser, sauf pour celui que la mauvaise foi gouverne : sa nature l’oblige à justifier sa cause afin de paraître convenir en lieu d’être crédible.


628
Il y a aujourd’hui, de la médiocrité en tout. C’est pourquoi la moindre manifestation de qualité nous semble excessive. C’est qu’elle est trop unique dans ce qui la distingue, trop originale. Et c’est cette singularité qui est ressentie pour de l’arrogance, car sa nature par définition, est excessive. D’où l’aversion que l’on éprouve, et le rejet que l’on ressent de toute originalité.


629
Les choses les plus médiocres, sanctionnées de la reconnaissance du plus grand nombre confirment leur supériorité sur les choses que leur qualité restreint à un petit nombre.


630
Faire passer une idée pour une autre sans heurter l’esprit du plus grand nombre nous attire la sympathie, non pour cette habileté, mais pour cette impression que demeure en nous une variété d’idées si prolixe que cela nous confèrent une sorte de richesse. C’est que la richesse est égale à une quantité que la qualité ne saurait atteindre par elle-même. C’est ce qui explique le mauvais goût pour tout ce qu’il est possible de s’emparer, et l’ignorance de tout ce qui est délicat, à commencer par la vie elle-même


631
On reconnaît un habile souverain d’un médiocre courtisan à sa capacité de thésauriser sur le dos de ses domestiques, avec leurs compliments, tandis qu’au médiocre souverain, il ne lui reste que la force, que sa médiocrité le fait maladroit dans l’usage abusif de cette force. Abus injustes ou autoritaires qui conditionnent le mode d’emploi de l’exercice d’un pouvoir, démocratique ou despotique, selon le degré de soumission de ses sujets que la démocratie nomme citoyen, c’est-à-dire cet individu pour qui la misère est une faiblesse, par opposition au despotisme qui fait de l’individu un élément de son édifice, où la misère se traduit par une violence insupportable. Mais alors qu’à la première, il fera défaut la révolte que l’autre provoque par sa nature autoritaire, mais avec l’erreur de croire en un bonheur possible qui n’aurait aucun rapport avec la faiblesse, alors qu’il en est le produit.


632
Méfiez-vous de ceux qui n’éprouvent jamais de haine envers une autorité qui s’exerce contre eux ; vous pouvez être sûr qu’ils n’éprouvent rien de l’amour, que ce que leur dicte le bon sens, et qui revient à ignorer un sentiment pour se protéger d’un autre…

633
Haine et amour ne sont pas des sentiments opposés qui pourraient se compléter, parce qu’ils ne se manifestent pas de manière opposée, ni pour des raisons qui se complètent, mais par fixation de la haine en jugulant l’amour, et qui fait de celui-ci une pathologie que la haine excuse.


634
Le prolétariat, comme la vieille aristocratie, détestent tout autant la bourgeoisie, mais pour des raisons diamétralement opposées. Le premier par rejet de sa condition, l’autre par mépris du fait de sa déchéance. Aussi, est-il prudent de se méfier des ennemis d’hier qui deviennent les amis d’aujourd’hui. Seul le besoin les faits se rejoindre, non le but.


635
Il est des alliances de raison que le cœur doit méconnaître afin de ne pas se tromper.


636
Qu’est-ce que la vieillesse, sinon une jeunesse qui finit mal.


637
On fait bien souvent appel à la morale pour répudier un crime dont le tord n’est d’être dicté que par l’envie ou la haine, plutôt que par la raison qui en atténuerait l’émotion. Cela ajoute une circonstance qui l’aggrave en le justifiant. C’est qu’il semble mieux satisfaire le ressentiment par le secours de la morale, plutôt que d’admettre la justesse d’une raison qui déstabilise nos certitudes. En d’autres temps on appelait cette attitude, de l’hypocrisie.


638
Les préjugés défient l’anatomie qu’ils submergent par l’idée du beau que l’on croyait, étant encore jeune, maîtriser avec hardiesse. C’est que, chassez le goût pour les choses futiles, et il revient au galop, chargé du dégoût de toutes perspectives pour toute récompense.


639
La beauté traduit le rapport d’équilibre entre une idée et sa critique, et non un contenu esthétique.


640
Est beau ce que l’on trouve juste, indépendamment de toute vérité, y compris esthétique.


641
La laideur ne traduit pas un déséquilibre esthétique, mais l’excès de son équilibre. C’est ce que démontre l’architecture contemporaine, dans l’exemple de bâtiments servant à l’incarcération. Peut-on, dans ce cas, parler d’architecture, sans soulever le sentiment de la crainte ou celui du dégoût, mais non la contemplation devant une beauté esthétique ?


642
On peut trouver une sorte d’esthétique dans la contemplation d’une architecture qui évoque l’horreur, mais elle appartient à la psychologie et non à l’Art.


643
Par définition, l’art n’a pas d’usage. C’est pourquoi il est excessif d’attribuer à l’art une application possible à ses diverses manifestations. En cela, aucune marchandise ne peut être de l’art, et bien que l’art puisse devenir une marchandise sitôt qu’il est saisi par l’esprit mercantile, cet esprit pour lequel importe seulement de faire descendre le ciel de la sensibilité sur l’asphalte du profit.


644
Il n’est rien de l’art qui puisse s’installer dans la durée, sans qu’il ne se contredise aussitôt. L’art traduit l’instant pour un présent. Après, on parle en termes économiques.


645
L’économie métamorphose l’art en notions de valeur qui induisent des rapports marchands, situant l’art entre l’idée de sa réalisation et le moment de sa vente. Avant, il n’y a rien ; après, on parle d’autre chose.


646
L’esthétique en art, ne doit pas se confondre avec sa technique, mais avec le degré de tremblement qu’il provoque à le contempler, comme l’échelle de Richter et Gutenberg indique la magnitude des séismes. Toutefois, on peut observer que depuis peu, depuis que dieu n’est plus le sujet absolu de l’art, la seule chose qui provoque un tel effet, c’est l’argent.


647
Le tord des psychiatres est de voir en chaque individu un malade mental potentiel ; cela annule du même coup leur diagnostic.


648
Le privilège relatif des uns n’a de sens qu’en rapport avec le dénuement absolu des autres.


649
Aussi bas que l’on observe, on rencontre toujours plus misérable que soi ; ce qui fait dire aux hypocrites et aux imbéciles que, en comparaison, ils ne sont pas si mal loti. C’est oublier que nous ne sommes que ce que le hasard de notre naissance a permis ce qu’il nous arrive, et non de l’être par une juste volonté de notre propre personnalité. Nous ne sommes rien, mais quelques petits privilèges fort peu influençables ont la force de faire croire le contraire à ceux qui trouvent, dans leur pauvreté, une raison de vivre : la tranquillité.


650
L’aspiration à s’élever grâce à l’appui de l’impuissance de l’autre, et qui est le comportement le plus généralement rencontré, renvoie à la faiblesse d’une telle ambition . C’est que, quelque soit la hauteur que l’ambitieux peut atteindre par ce procédé, il lui en restera une marque à vie, celle de l’opportunisme. Cette simple marque vous ferait dégringoler n’importe quel monarque, s’il n’était protégé par une armée de plaisantins que l’opprobre n’importune guère.


651
On n’est pas tant grand par son rang, que petit par ce qu’on en fait, selon la dose d’hypocrisie que l’on s’accorde pour se maintenir sans éprouver de remords.


652
L’ambition des valets, s’opposant entres eux par ce fait, est la force du prince et non sa dangereuse concurrence. Cultiver la division le garanti de son maintien. Il lui suffit de leur faire croire à des privilèges que l’indolence ne leur permettrait jamais : provoquer la peur de perdre ce qu’ils n’ont pas…


653
Le travail n’est jamais que l’excroissance d’un malheur que l’on veut oublier par défaut de ne pouvoir s’en libérer. On ne travaille jamais pour s’enrichir, mais afin de s’extraire quelques heures de l’horripilante servitude domestique de la vie quotidienne issue de la pacification des sociétés organisées autour du principe de la famille, et dont il faut convenir de son caractère sournois et intangible. Le travail ne rend pas plus libre qu’il n’enrichit, mais sa force de persuasion suffit à l’admettre. Et cela seul convient.


654
Le malheur qui n’est pas ressenti comme tel convient à celui pour qui la richesse, qu’il identifie à la quantité d’argent dont il peut jouir, n’est qu’un songe inaccessible, une chimère dont l’évocation suffit à calmer les ardeurs provocantes de la plus humble de ses ambitions. C’est la condition de l’esclave moderne pour qui mieux vaut le malheur d’ici que la richesse d’ailleurs.


655
Le travail rend libre en cela qu’il produit les moyens d’acheter une part de liberté, une part proportionnelle à la somme d’argent disponible, et qui est inversement proportionnel à l’idée que l’on s’en fait. C’est là, toute l’idée que l’on se fait de la liberté, et que le travail permet sans le garantir.


656
Vaine et sotte idée que de croire en la liberté par le temps consacré au labeur salarial. Plus vaine et plus sotte encore, que d’y croire par le temps consacré à ce qui n’est pas du labeur salarial, et qu’on identifie à du loisir. Et en quoi est-ce vain et sot ? En cela que le loisir n’est pas un moment de liberté, mais le complément de celui du salariat, lequel n’est que le commerce du temps, comme l’est celui du corps : une prostitution !


657
Il est vain de croire en une liberté qui n’est que du commerce, et sot de le justifier par la morale.


658
Le commerce est l’idée qui fait circuler les idées. Mais, il le fait sur le mode de l’appropriation et de l’exclusion, de sorte à les contrôler pour son profit. Une idée qui ne sert pas le commerce, soit en terme de profit, soit en terme de défense, est une idée qui doit disparaître ; et les moyens employés à cette tâche définissent leurs principes en termes de démocratie lorsque la censure seule ne suffit pas ; lorsque la censure suffit, en termes de dictature.


659
Le principe d’une démocratie est de faire disparaître les idées avec le concours de sa population, pour ne conserver que celles qui lui convient ; celui d’une dictature se dispense de ce concours pour le même but. Le principe d’une démocratie économise le sang de sa population, tandis que le second en a besoin pour s’imposer. Ceci, mais ceci seulement, fait une notable différence.


660
Il est un fait vérifié, c’est que les démocraties réussissent là où les dictatures échouent, non parce que le programme des premières serait plus légitime que celui des secondes, mais parce qu’il n’apparaît pas comme illégitime, là où le second apparaît essentiellement comme autoritaire.


661
La dictature des démocraties a besoin de la démocratie des dictatures, afin de s’imposer par comparaison. Ce qui rend légitime la dictature d’une démocratie, c’est qu’elle emploie des méthodes plus diplomatiques, en comparaison de la démocratie d’une dictature, dont les méthodes sont pour le moins plus expéditives.


662
« Comparaison » est le mot clef de tout commerce qui se veut équitable, par opposition à tout ce qui se base sur l’assurance de soi-même, sans le secours d’un rapport à son équivalence. Comparer, permet de ne pas apparaître avec le mépris que suppose celui qui s’en raille, en même temps que de se railler de l’attitude de tout ce qui se veut équitable.


663
Les dictatures démocratiques, pour régler les projets de leurs concurrences réciproques, exercent la lutte qu’elles engagent entres elles, sur le terrain de régions convoitées pour la richesse qu’elles leur attribuent, en fonction de leurs intérêts particuliers, tandis que les démocraties dictatoriales doivent d’abord lutter sur leur propre terrain, pour s’imposer comme légitime, contre toutes les formes d’opposition à leur cupidité. Où l’on voit que les formes démocratiques ont des vues impérialistes que les formes despotiques ne peuvent envisager.


664
S’il est sage de critiquer les démocraties pour ce qu’elles ne sont pas, il est prudent de ne pas critiquer les dictatures pour ce qu’elles sont.


665
Pour une démocratie, tout ce qui lui est opposé n’apparaît que comme une sorte de fantaisie qui lui sert de justificatif, tandis que pour une dictature, toute opposition doit disparaître. C’est que l’une expose le principe d’une responsabilité qui revient à l’ensemble de ses habitants par l’élection, la noyant du même coup dans cet ensemble, tandis qu’à l’autre lui revient la seule responsabilité de son autorité, niant à chacun la part qu’il lui est reconnu dans la première. Où l’on conclue que la responsabilité reconnue n’est que le prétexte à l’exercice d’une autorité, et non l’indépendance admise à chacun.


666
C’est un leurre que de croire être indépendant, sitôt que la nécessité de travailler pour vivre se fait indispensable.


667
Le progrès, que l’abus de langage confond avec le savoir, confisque la mort au vivant, et fait de la vie un artifice soumis à la manipulation de son autorité, à l’image de ceux pour qui l’autorité appliquée brutalement est la forme la mieux adaptée de la transmission du savoir, alors qu’elle n’en est que la volonté de sa besogne.


668
Ce que la science permet de comprendre, le progrès technique veut le transformer. Influencer sur ce que l’on comprend, afin d’en faire ce que nous pensons en vouloir, et finir par obtenir ce que nous redoutions…


669
La fonction de chacun fait que nous sommes facilement remplaçables plutôt que regrettées.


670
La vie telle qu’elle se montre aujourd’hui nous apparaît pour si superficielle, que la mort ne nous laisse qu’un mauvais goût d’inachevé insignifiant qui n’apparaît que sur les registres des statistiques. Un décompte si froid qu’il n’est pas même seulement macabre.


671
Quand la poésie a déserté la vie, il ne reste qu’un nombre de divisions.


672
Tout pousse à nous montrer que la pauvreté est un vice de l’âme, à commencer par le comportement du pauvre lui-même, par le fait qu’il cherche à s’en démarquer, comme on tâche de s’éloigner d’une maladie honteuse. Mais, c’est précisément cet état d’esprit qui montre que la pauvreté est un vice de l’âme ; et c’est par ce vice que cet esprit est pauvre, pour cela que son effet est celui de la veulerie et non celui de la révolte.


673
Est pauvre, non l’indigent, mais le besogneux. Il porte ombrage à tout ce qui refuse de se soumettre volontairement.


674
On devrait plutôt regretter ce que l’on ne fait pas, que ce que l’on fait et qui nous semble regrettable, pour cela qu’il nous est impossible d’imaginer à côté de quelle embellie nous sommes passés, tandis qu’on ne saurait éviter les maladresses qui sont le lot que notre ignorance produit chaque jour. A quoi bon regretter l’inéluctable ? Tandis que les suppositions, on les remarque inscrites sur les pierres tombales : « Eternel regret ! ».


675
Epris de remords, on se remplit d’un passé inconfortable qui fait du présent un cauchemar lancinant, alors que ni les regrets, ni les pardons, ne sauraient venir au secours de ce que le temps a imprimé dans l’histoire. On se maudirait si nous n’avions la faculté d’oublier. La perte de mémoire vous rend plus innocent qu’un nourrisson. C’est en cela que les repentances de toutes natures n’ont d’objet qu’à l’esprit mortifié. L’avenir s’en moque.


676
Lorsque l’on observe l’histoire, on trouve bien souvent regrettable ce que les hommes font, sans soupçonner un instant qu’on en fait partie.


677
Il n’est rien des idées qui appartiennent en propre à un individu, mais tout de leur interprétation. D’où les éternelles disputes : elles sont là pour marquer ce que l’on est, ou plutôt ce que l’on n’est pas, indépendamment de ce que l’on fait, ou plutôt de ce que l’on subit.


678
Ne pas donner le bonheur n’implique pas faire le malheur, mais refuser de donner ce qu’il vous sera reproché l’instant d’après pour n’être pas resté dans cette disposition si prometteuse. Ne plus donner ce que votre amour-propre a savouré par ce fait, vous sera reproché comme de l’égoïsme, là où seulement vous désirez rompre des liens qui ont perdu tout sens de liberté. Offrir une part de soi-même, et se retrouver démuni est un non-sens qui n’arrive qu’aux croyants naïfs. Qu’ils en attendent, par retour, de la reconnaissance, voilà qui est brader la naïveté pour une faute.


679
On n’offre jamais que pour soi-même, surtout lorsqu’on a l’impression de le faire pour le contraire, parce qu’alors à cette disposition, on y ajoute la crédulité ; ce qui n’est jamais pardonné !


680
On reproche bien souvent à l’autre, l’interprétation qu’il fait de nos idées et que nous jugeons erronée. Non que nous devrions être scandalisés, mais par cela on se trompe d’interlocuteur, et on s’en rend compte. Ce qui est pour le moins agaçant. Se rendre compte de passer du temps avec quelqu’un qui parle une langue qui nous est étrangère et insister dans cette méprise, c’est cela qu’on reproche le plus souvent à l’autre. L’impression de se voir voler du temps; ce temps curieux qui ne nous en laisse pas ; un temps qui nous oblige ; un temps de labeur ; un temps que l’on calcule en terme de salaire... Quel reproche alors pourrions nous formuler d’une idée qui n’est finalement pas la notre…


681
Le temps historique a probablement existé, mais alors on ne saurait le rencontrer que dans les sociétés qui ne connaissent pas le renoncement de ses actes et de ses idées pour le profit d’un système, et de ceux qui ont en charge le maintien de leurs conditions manifestement si enviables et pour lesquels ils ont bâtit ce système ; On ne saurait le rencontrer qu’auprès de ceux qui ne connaissent pas la résignation à un système, qui ne connaissent pas la servilité à un système, qui en ignore la raison objective qui fait d’un tel système le seul possible. Probablement que ce temps historique s’appuierait sur le critère du mouvement de la lune, plutôt que sur celui du soleil, parce qu’elle influence plus fortement les saisons que ne le fait le soleil, et peut-être aussi, influence-t-elle notre propre psychologie. Ne dit-on pas que la pleine lune agit sur le sommeil ? On dit justement qu’elle le perturbe pour ne pas lui reconnaître ses effets potentiellement bénéfiques. Peut-être qu’à un peuple de la lune, il ne lui viendrait pas l’idée du profit qui se manifeste si fiévreusement chez les peuples du soleil, ces peuples qui ont découpés le temps en fuseaux horaires identiques. On le voit, tout ce qui brille comme le soleil attire la convoitise et la concupiscence, tandis que le sombre, par nature obscure, provoque la méfiance et l’inquiétude. Le calendrier, basé sur le mouvement de la lune, est en permanence remanié pour le rendre conforme à celui du soleil, non pour lui rendre un éclat qui ne lui appartient plus, mais pour le rendre conforme aux principes soumis à l’économie, cette hypothèse qui divise tout en nombre de perte et de profit, c’est-à-dire en pourcentage. Comment, dans ces conditions, parler de temps historique sans soulever l’indignation des maîtres qu’une telle idée déshonore, et provoquer l’angoisse de leurs valets, si habitués à leurs conditions ?


682
On se désole à l’idée de ne pouvoir circuler à sa guise ; de ne pouvoir circuler ailleurs que dans un circuit hors duquel il est dangereux de s’aventurer. Et à y regarder de près, on ne peut circuler que dans un parcours fléché, qui se répète sensiblement de la même façon chaque jour, et d’année en année, d’un domicile que l’on croit avoir choisi, pour un but que l’on croit s’être déterminé, et qui se résume à l’agencement de la vie dans un rapport quotidien qui doit en supprimer les surprises pour ne retenir que la répétition d’un devoir qu’il nous faut accomplir, puisqu’il nous est donné cette fantastique impression de croire en être responsable. Cette sorte de responsabilité, que l’on identifie par extension à notre liberté, n’est guère plus que la caution de sérieux qu’on lui attribue, et qui se résume à un canular de médiocre qualité pour lequel l’idée de s’en éloigner nous apparaît bien plus effrayante que celle de s’y maintenir. C’est que nous nous satisfaisons du peu qu’il nous est donné d’avoir par crainte de n’avoir que le peu qu’il nous est donné d’être. C’est l’état de ce qu’on donne pour liberté, c’est-à-dire une soumission absolue qui ne tolère aucune comparaison, rendant cette soumission INVISIBLE.


683
Il est bon d’apparaître tout d’abord pour ce que l’on n’est pas et que le commun réprouve ; ainsi, cultiver une défiance vis-à-vis de sa personne. Ne tolérer aucun goût pour la séduction, c’est-à-dire, se faire mériter, voilà qui éloigne la convoitise de l’esprit cupide. A quoi bon, en effet, le nombre s’il se résume à un seul esprit, et qui est celui du profit ?

684
A qui n’éprouve pas le désir de dominer, mieux lui vaille, dans une relation, la complexité d’un individu, que l’unicité d’une foule, à la condition de ne pas en récuser l’incohérence propre à tout ce qui est complexe. Pour qui préfère la cohérence, l’unicité de la foule lui est un paradis : il lui suffit de s’appuyer sur la médiocrité qu’elle contient. Le tout est de choisir en fonction de la vertu que l’on se donne, indépendamment de son contenu.


685
Le propre du vide est d’être ce quelque chose qui le fait y penser. Ainsi de l’homme moderne, par exemple…


686
Il faudrait attribuer la cohérence des propos en fonction des faits observés, et non l’inverse comme c’est habituellement le cas ; redonner à l’idée la pleine saveur que la réduction des faits interdit par l’autorité de son idéologie. Bien entendu, en disant cela, je m’adresse à une période historique, une période de pleine passion, et non à son moment éteint issu de la déliquescence des passions qui produit la sédimentation de principes rigoureux et autoritaires incarnés par la cuirasse de l’Etat, et qui ne laisse rien subsister en dehors de lui. C’est une époque qui manque encore parce qu’il manque le peuple qui peut la produire, non pas par son absence, mais par sa conscience, un peuple de la négation qui ne laisse rien en suspens. Je veux dire que cela manque positivement, comme l’accomplissement d’un fait qui attend son époque pour apparaître. A l’observation, tout porte à croire qu’elle apparaîtra dans sa propre néantisation : le nihilisme absolu.


687
Dans le monde marchand, le mensonge de l’oppression est la vérité du tiroir-caisse.


688
Un volcan islandais, peu de temps avant le déclenchement des révoltes qui provoquèrent la révolution dans la France de 1789, s’étant soudainement et violemment éveillé, a entraîné une mauvaise récolte et la famine consécutive à ce genre de catastrophe, révélant du même coup la disparité insupportable des rapports humains dans la configuration des rapports de classes de ce temps, créant ainsi les conditions à l’esprit critique de se manifester avec des arguments devenus enfin incontestables. Où l’on peut voir que les éléments naturels déchaînés viennent parfois à la rescousse de l’esprit critique en gestation et pour lequel il suffit d’une secousse pour se révéler.


689
Le monde moderne est à la merci des caprices de la nature ; d’où la nécessité, pour lui, de la maîtriser, au besoin en pratiquant quelques retouches qui peuvent sembler anodines sur quelques gènes ; mais toutefois, à la condition de ne pas tenir compte de la théorie des catastrophes, qui en révélerait de manière trop péremptoire l’impertinence. Dans ce cas de figure, l’ignorance tient lieu de sagesse.


690
Agir, sans prendre la pleine mesure des conséquences que cela entraîne, est comme marcher à l’aveugle ; on vas bien quelque part, mais le souci premier qui occulte tous les autres est d’avancer à tâtons en présentant un pas après l’autre, avant que de savoir si c’est la bonne route qu’on a emprunté. Qu’il advienne un précipice, et on mettra cette évitable catastrophe sur le compte inévitable des accidents fâcheux, voilà tout.


691
La soumission a changé de forme parce que la domination a changé de régime ; elle s’est adaptée aux conditions nouvelles qu’elle dût subir sous la pression de l’évolution des mœurs d’une classe dominée mais puissante, qui devint la classe dominante bien que divisée. De l’aristocratie déchue à la bourgeoisie arrogante, la légitimité d’un pouvoir s’est calé sur le socle de la démocratie, ce trône sans tête aux jambes multiples qui transforma l’ignorance de tout un peuple en renoncement du citoyen.


692
Le vin de la révolte a ses gourmets, comme l’opium du peuple a ses ivrognes ; de la finesse d’esprit à la grossièreté, il n’y a pas qu’une différence de façade, mais également tout ce qui éloigne l’esprit éveillé de l’esprit assoupi, de celui pour qui la vie est le but qu’il se donne, à celui pour qui le but est la vie qu’il subit, de la révolte au consentement…


693
Le plus souvent, on juge du manquement des autres par ceux dont on nous fait le reproche, plutôt que l’ignorer pour cela qu’il n’est pas jugement plus stérile.


694
Fixer l’horizon, et ne recueillir pour toute réponse que des mirages…


695
A l’époque des prothèses cardiaques, le cœur a perdu sa raison sensible pour une raison mécanique : sans passion, mais avec bonheur.


696
Ne plus penser comme des porcs… Un remède : donner la philosophie aux cochons !


697
Un espoir insensé : être soucieux de son improbable avenir.


698
Rien n’est plus affolant que ce qui s’éloigne de l’esprit cartésien ; cependant qu’on en redoute ses effets par la confusion entretenue entre esprit logique et esprit rigide, entre raison et folie. Douter d’une pensée qui formule le doute comme principe premier, c’est cela qui est, à proprement parlé, affolant.


699
Il n’existe pas différente sexualité, mais des rapports humains érotisés différents.

700
La sexualité est le lieu de tous les fantasmes, parce qu’il est celui de toutes les censures par cela qu’il est celui de la force et de la procréation qui engagent toute l’humanité, la première par le travail et la seconde par la reproduction. Et elle l’engage jusqu’à l’excès, la première comme production de marchandises, et la seconde comme surpopulation, mettant en cause l’équilibre écologique de la planète. L’humanité est arrivée à ce point étrange où, pour la première fois, elle produit son propre anéantissement. Du néant d’où elle vient, vers le néant où elle va…


701
C’est un lieu commun de dire qu’aux animaux domestiques, il ne manque que la parole, alors qu’à observer la plupart de ceux qui se veulent être leur maître, on voit bien que la parole est en trop. Le plus souvent, les coups et les cris suffisent à leur maître pour se faire entendre sans qu’il n’ait besoin d’user d’une parole, pour le coup devenue inutile. Beaucoup s’identifient à leur animal au point qu’ils leur préfèrent cette compagnie à celle d’un autre être humain. Quand l’être humain est plus proche de l’espèce animale que du contraire…

702
L’humain : l’effondrement de l’espèce par la domestication de son animalité.


703
La domination des uns sur le plus grand nombre est basée sur l’ignorance d’abord, la faiblesse ensuite, le renoncement enfin !


704
De tous temps, les hommes de ce qu’on appelle les civilisations, se sont évertués à élever le combat au niveau d’un art. C’est vrai de l’Europe médiévale comme de l’Extrême Orient ancestral. Combattre avec panache afin d’élever la victoire au niveau des beaux-arts de sorte à dominer avec le secours de la justice... Quand la morale sert les penchants du plus bas des instincts, celui d’asservir en justifiant la domination…


705
Les guerres modernes sont faites d’abord pour être vues. Rempli de la morale qui garantie leurs raisons, elles se présentent comme le panache d’un combat qui justifie la servitude du vaincu par l’autorité du vainqueur ; ainsi rendre possible les raisons de l’asservissement par l’esthétique des images.


706
La guerre est le détournement de l’esprit qu’anime la révolte afin de le neutraliser et le soumettre au service de l’esprit réactionnaire, cet esprit qui défend sa force afin de dominer.


707
Les guerres de là-bas sont la pacification d’ici.


708
Il y a sous nos latitudes pacifiées, comme une déclinaison de la domestication qui nous fait accepter la domination afin de ne pas reconnaître notre sentiment d’impuissance à l’égard de notre propre vie. Nous dissimulons ainsi ce sentiment afin de le charger de positivité, ce comportement qui nous fait contempler les choses les plus futiles en ignorant les choses inacceptables, et cela convient à la sûreté de la tranquillité de notre esprit que ce point de vue prédispose. Se soumettre à l’apparence afin d’apaiser une inquiétude que la vérité démasquée risque de provoquer et ainsi ébranler des convictions somme toute peu assurées. Mais, en ce cas, on se consolera en arguant de son ignorance, et quoique alors il soit bon de se mettre en mémoire ce mot de Rabelais : »Ignorance est mère de tous maux. »


709
A s’observer de près, de quoi sommes-nous capables de nous accommoder, sinon de superflu ? D’ailleurs, notre imprudence nous fait ignorer les choses sérieuses, et c’est là que nous sommes convaincus de notre sagesse.


710
Il m’est arrivé de me demander ce que c’est qu’être épris des meilleurs intentions, et j’ai bien souvent pu observer que c’est la permission que l’on s’accorde d’être publiquement un imbécile.


711
Parvenir à l’âge de raison, et découvrir avec stupeur que l’avenir se réduit à n’être qu’une succursale de son passé…


712
Première audace, dans la vie : tout refuser, net. Et se rendre compte que cela ne change rien, voilà qui renforce notre conviction de se placer dans le refus. A quoi bon en effet, accepter quoique ce soit, si cela revient au même qu’à son inverse ?


713
Est-il seulement possible de refuser une seule des dispositions qui nous incommodent, sans risquer d’aggraver une situation que rien déjà n’embellit ? C’est de l’inquiétante réponse à cette question que provient notre disposition à nous soumettre, croyant mieux d’être ce que l’on est malgré sa petitesse, plutôt qu’aspirer parvenir à autre chose autrement plus ambitieux, mais aussi plus périlleux. Cependant, ce n’est pas la sagesse, là, qui nous conduit, mais la crainte.


714
Bien souvent on fait passer la crainte pour de la sagesse, croyant abuser l’autre, alors que ce n’est que soi que l’on dupe


715
Il est un fait dont on ne se consolera jamais, c’est que nous sommes tous phobiques. Et cela se remarque à la fixation que l’on dispose sur un prétexte qui fini par nous encombrer, mais dont on convient qu’il traduit notre nature, alors qu’il ne fait que trahir une habitude obsessionnelle. A cette remarque, on change parfois de prétexte, et cela suffit à abuser notre entourage, toujours disposé à vouloir de nous de la nouveauté parce qu’il s’ennuie, lui-même, de ses propres phobies. Ainsi chasser une obsession pour une autre et paraître se renouveler…


716
Au début, on avance dans la vie, rempli d’une confiance qui frise la naïveté, puis vient le mépris ou la jalousie de ceux que l’on rencontre, selon le niveau d’échec social dont on dispose et le sentiment de jalousie ou de sarcasme que cela éveille, cependant que l’on se croit investi des meilleurs sentiments, alors qu’il y manque celui dont il faut s’emparer au plus tôt afin d’affronter le monde : le respect. Cela ne retire rien du mépris ou de la jalousie que l’on éveille, mais les possibilités de nuisance seront amoindries par l’autorité que le respect impose.


717
La ruine d’un empire, pourtant craint lors de ses jours fastes, éveille un sentiment de compassion à son égard, ayant cette étrange impression que sa déliquescence le rend plus humain parce que soudainement fragile, comme nous identifions l’humain à sa fragilité en lui retirant sa force. Comme s’il n’était pas pensable que la force appartienne à l’humain, et bien que l’on conçoive que le malheur appartienne au vaincu. Et sans doute, ce que nous redoutons le plus, ce n’est ni la force d’un empire, ni sa faiblesse lorsque son temps est venu de disparaître, mais la responsabilité de le combattre, alors qu’il est en pleine vigueur, et le sentiment de se retrouver soudainement libre, alors qu’il s’écroule ; passer de l’autorité d’un père violent que l’on combat, à l’état d’orphelin qui nous laisse démuni devant notre espace devenu si soudainement ouvert…


718
De devoir combattre et vaincre, provoque notre malheur pour cela qu’il ne convient pas d’achever ce que l’on a si vaillamment combattu, sans que l’honneur qu’il nous est attribué par cette victoire, ne se retrouve entaché du déshonneur d’en profiter. Du malheur d’être soumis à celui de se libérer, s’en attribuer la responsabilité annonce des ennemis nouveaux, non parce que chacun désire vivre sous un joug, mais pour la raison que tous préfèrent la tranquille illusion de se sentir libre malgré ce joug. Et c’est la désillusion que provoque notre victoire qui nous est reprochée, plutôt que la crainte de ne pas voir un jour nos chaînes se briser.


719
La volonté n’est d’aucune force lorsqu’il y manque la liberté qui donne le pouvoir d’en exécuter l’idée.


720
Il est faux de penser que l’on peut dès l’instant que l’on veut, parce que ces deux termes n’ont aucun rapport de cause à effet, qu’il ne suffit pas de vouloir pour être gratifié de pouvoir, et que par ailleurs, la force ne dispose pas nécessairement de la volonté.


721
Il est des idées qui ruinent leur portée par une trop grande divulgation ; cela les réduit à de la vulgarisation, mettant les rieurs et les dévots face-à-face, sans soupçonner un instant de l’urgente importance à en comprendre le sens. Il en est ainsi du conseil si pertinent de Rabelais pour qui, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». On ne peut que constater, non sans un certain effroi, son contenu prémonitoire, et la légèreté avec laquelle ce mot est compris.


722
La vie n’est peut-être qu’une fiction, mais c’est la seule à laquelle il est opportun de croire vraiment.


723
La parole est confisquée par les professionnels du médiatique ; lesquels nous la reversent, mais sous forme de morceaux choisis, rendant inintelligible son contenu réel et ce qui l’a amenée. Ainsi divisée, la parole n’appelle plus que le jugement orienté de celui qui l’entend, à défaut qu’elle informe réellement de ce que notre attention doit se préoccuper afin d’en éviter les inconvénients ou, à l’inverse, d’en tirer les leçons qui nous profitent.


724
Derrière le médiatique, il ne peut exister de parole vraie parce qu’aucune n’est fausse absolument. Elle informe seulement d’une idée dont on ne peut rien faire, pas même d’en émettre un avis qui donnerait tout son sens à l’attention que nous portons à l’écoute de cette idée, parce qu’il est impossible d’agir dessus.


725
Une idée dont on ne peut rien faire que seulement l’entendre, est une idée stérile que l’on peut ignorer sans que rien ne change.


726
La raison du médiatique est d’occuper l’esprit dans un seul sens, celui de l’organisation de ce monde, dont on peut dire qu’il en est le porte-parole.


727
On écoute la voix de son maître qui est celle du médiatique, non parce qu’on y croit, mais par défaut, parce qu’elle est la seule voix qui se fait entendre, ayant confisquée la parole, de sorte que hors d’elle rien ne doit pouvoir s’énoncer avec le sérieux demandé, rien ne doit apparaître pour une véritable information, rien qui ne puisse être critiqué sans être aussitôt calomnié. Le médiatique est l’alpha et l’oméga du discours qui n’en tolère aucun. Et c’est cette intolérance qui lui donne le sérieux qu’il affiche.


728
Il n’est rien de la raison du médiatique qui n’appartient à la raison humaine, et tout de la raison marchande. En cela le médiatique est d’abord la parole du monde de la marchandise, le témoin de son déroulement, et pour lequel l’homme n’est qu’une anecdote, un intermittent dans ce spectacle mercantile.


729
Le médiatique ne ment jamais, parce qu’il ne lui appartient pas d’énoncer quelque vérité que ce soit et qu’un mensonge pourrait dérober, atténué ou transformer ; mais seulement de confisquer la parole, afin d’occuper le terrain qu’occupe habituellement l’esprit, pour la resservir privée du vivant qui l’anime.

730
L’homme n’est qu’un point de détail de l’histoire du monde des marchandises, mais un point de détail pensant, d’où l’importance que sa parole soit confisquée par les professionnels du médiatique ; ont ne saurait le regretter parce qu’ils sont programmés pour cela par la fonction qu’ils occupent, et dont la nature est de capter l’attention afin d’en neutraliser les effets.


731
La fonction principale du médiatique est l’occupation de l’esprit, comme un corps étranger occupe un terrain devenu, pour le coup, pathologique.


732
Le médiatique est le pathologique des relations humaines.


733
Le médiatique traite de l’information, c’est-à-dire de cette partie de la connaissance qui traite de l’anecdotique afin de vider à la connaissance son contenu historique, ce contenu qui lui donne l’intelligence de sa réalité. C’est qu’il convient à l’information d’être oubliée sitôt énoncée ; ainsi paraître vrai indiscutablement.

734
Le savoir médiatique rempli le vide de sa qualité par sa quantité, de sorte que seul est important le flot d’information, non son contenu.


735
Le principe du médiatique est entièrement contenu dans la rapidité à propager un renseignement, indépendamment de la vérification de son exactitude, parce que son but n’est pas d’informer mais d’occuper le terrain du raisonnement afin d’en neutraliser l’esprit critique.


736
L’information de terrain n’est que le terrain de l’information.


737
Pour le médiatique, ce qui n’apparaît pas n’est pas.


738
Il est possible, comme le faisait remarquer Stendhal, que la conversation est une bataille, mais alors elle doit emporter la conviction de celui qui finit d’avoir tord face aux propos de celui qui, dès le début, croit avoir raison avec des arguments qu’il veut décisif, car c’est l’habileté, bien plus que la véracité, qui donne là le succès recherché. Et c’est le succès qui donne aux propos leur valeur, non la vérité de leur contenu. Une joute oratoire n’est rien d’autre.


739
Il n’appartient pas à un jugement de déterminer le réel, mais seulement une interprétation du réel. En cela, on peut accorder au jugement sa justesse, mais non sa justice.


740
On juge bien souvent l’autre pour le tord qu’il a de ne pas avoir les mêmes goûts que vous, et nous le sommes en retour, pour le jugement que nous lui avons porté. Dès lors, des deux, le plus convaincant n’est pas le plus juste, mais le plus puissant.


741
Entre coupable et victime, il n’y a bien souvent que le revers d’une fortune pour le préciser. Voyez ce parvenu qu’hier encore, il mendiait… Et ce nouveau pauvre, qu’hier encore avait son dédain pour seul panache…


742
La parole du médiatique est une propagande sans idéologie, n’ayant besoin que d’occuper l’esprit, non de le convaincre de quelque chose. Sa vérité est sa seule présence, et ce qu’il produit ne sert que de prétexte à justifier cette présence. C’est pourquoi la propagande du médiatique est aussi vite oubliée qu’elle est apparue.


743
A l’autel du médiatique, beaucoup de morts sont sacrifiés ; et c’est à la quantité de cadavre que l’on doit reconnaître l’importance d’une information, non à une analyse que le médiatique se refuse par déontologie, d’élaborer.


744
Le médiatique sert toujours l’intérêt des bas instincts. Il suffit pour s’en convaincre d’aller là où l’odeur se fait pestilentielle ; un médiatique, le plus souvent, s’y trouve non loin. On ne saurait le lui reprocher, il ne fait là qu’exercer la raison pour laquelle il est programmé, sa vocation de prédateur.

745
Le médiatique ne se confond pas avec la société du spectacle, mais avec sa propagande dont la nature, essentiellement muette, la fait se confondre avec la société elle-même.


746
Le médiatique contient une richesse de renseignements qui appauvrit le raisonnement, parce que sa vocation n’est pas d’instruire mais de produire de l’information à des fins qui garantissent le maintien du monde dont il porte la parole, dans la durée.


747
Voulant s’informer de quelques aventures publiques, nous avons la faiblesse de nous accommoder de renseignements provenant de médiatiques, croyant un instant au sérieux de leurs sources, plutôt que de se laisser guider par la prudence en les évitant soigneusement, et s’en tenir à notre flair. Non que par cette prudence, nous puissions imaginer détenir ailleurs des informations de meilleures mains, mais déjà nous éviter leurs pollutions redoutables, faites de bruitisme et de principes orientés, où le mensonge se le dispute à la dissimulation. Enfin, quelle information pourrait égaler en importance celle que préoccupe notre vie, et dont on peut dire qu’elle est plus proche de l’expérience qui s’inscrit dans la durée en évoquant l’apport de la critique, que de la contemplation d’un événement rapporté par un médiatique ? Là, il faudrait être bien fou pour se négliger jusqu’à ce stade de l’ignorance, en nous en remettant dans des mains expertes dont tout le souci est d’être payé à cela.


748
Vouer son temps à consommer du médiatique, le soustrait de celui qu’il reste à vivre. Se consacrer à l’un, et… sacrifier l’autre.


749
Carl Cross, traducteur anglais du XX° siècle d’auteurs français du XVII° siècle, dont Pascal, fût également un agent du MI 5, un service très spécieux anglais, et un temps soupçonné, mais à tord, d’être le cinquième homme d’un groupe qui espionna la Reine d’Angleterre pour le compte de l’ancien KGB. Où l’on voit que, selon le point de vue que l’on adopte, la prudence invoquée par les lectures d’auteurs français peut mener à la vigilance accrue de l’espionnage, ou à l’inverse, l’espionnage à la découverte des penseurs contemporains de Pascal… A moins de constater avec Debord que des espions peuvent devenir traducteurs d’auteurs du Grand Siècle, et des révolutionnaires devenir des agents secrets.


750
Le monde moderne existe d’abord parce qu’il sait faire oublier son origine. Ainsi se faire admettre pour ce qu’il montre, à défaut de l’être pour ce qu’il est. Rompre avec le mouvement de l’histoire par l’embellie du présent.


751
Ce cynisme qui fait dire que la mémoire est courte…


752
Quelle inconscience que de récuser ce qu’on fait sans jamais s’en départir ; évoquer sa liberté en invoquant sa soumission…


753
Voulant se redresser, après s’être rendu compte de notre joug, nous nous devons de faire de tout notre passé décomposé, un présent restauré. Mais, c’est au prix de risquer sombrer dans la déréliction qui ne manquerait pas, par cette soudaine conscience, de se dresser devant notre volonté… Comme d’être tout heureux d’avoir ouvert les yeux pour s’apercevoir du spectacle insupportable qu’il nous est donné de contempler. L’effroyable apparition de la conscience…


754
Si le mouvement qui mène vers l’apparition de la conscience suppose suivre des chemins douloureux, alors rien n’aurait de sens. Concevoir le mouvement qui mène vers la liberté comme une épreuve douloureuse, interdit du même coup toute velléité de vouloir s’éloigner de ce qui nous maintient dans l’arbitraire et que l’absence de conscience entretient.


755
L’idée de liberté est une idée du plaisir ; et rien n’est plus calomnié que le plaisir, à commencer par l’idée qu’il transmet des maladies par le sexe et qui souillent le sang ; d’où les innombrables obstacles qui s’opposent à sa jouissance. Ils se trouvent en travers afin de confondre la liberté avec les maux les plus effroyables que l’humanité peut rencontrer. La liberté évoque, tour à tour, un délire de destruction incompatible avec le travail que l’abus policier identifie à la vie, une sexualité pervers et maladive, un état morbide permanent qui produit la famine et se développe par une absence d’hygiène, un désordre absolu provoqué par des guerres intestines, l’égoïsme et la paresse partagés par le plus grand nombre… Il se trouve cependant que, par une coïncidence troublante, ces adjectifs évoquent l’état du monde chrétien moderne, pour lequel on se convainc de la liberté, dans les régions d’appellation démocratique contrôlée.


756
Le Principe de Réalité, si cher à la psychanalyse, jugule la liberté en la soumettant à l’appréciation de ceux dont tout le rôle se résume à l’exécution d’un pouvoir. Mais, qu’est-ce qu’une liberté soumise à un principe, fusse celui de Réalité, lequel ne saurait rendre compte de la réalité puisque rattaché à un principe ? La psychanalyse ne serait-elle pas la nouvelle morale chrétienne venant au secours de l’ancienne, laquelle a échoué à se faire passer pour la seule idée digne de figurer dans les manuels de l’instruction publique dont les établissements d’enseignement devaient en garantir la diffusion ? La psychanalyse au secours du christianisme…


757
De l’absurde impossibilité de donner un nom au seul démiurge qui a créé l’espèce humaine, la psychanalyse a détourné cette difficulté apparente en le remplaçant par un autre, non moins tout aussi énigmatique et absurde, mais qui présente l’avantage de nous faire croire qu’il nous appartient, celui d’inconscient, et dont la caractéristique première est de n’avoir aucun sens, semblable en cela au dieu de la Bible. Lorsque l’inconscient s’empare des idées du ciel, ou la psychanalyse venant au secours de la religion en ayant recours à l’art de la dialectique pour nommer l’ineffable…


758
Dans la rivalité, la force appartient à celui qui aura su désorienter l’adversaire le premier, et non à celui qui l’aura terrassé, car alors il lui sera reproché l’emploi d’une force inélégante qui cache un but inavouable. Dans la guerre moderne, où l’ennemi n’est pas défini par ses ambitions, mais par l’intérêt qu’on lui porte, la mesure justifie une victoire que la démesure annule.


759
Fixer l’adversité dans la stupéfaction, est le premier stade de la guerre moderne. Le second étant de profiter de cette surprise pour s’emparer de sa force, et ainsi l’amoindrir. Aller jusqu’à l’anéantissement est une faute à laquelle succombent les novices dont tout le tord est qu’ils se soumettent à leur orgueil. La conséquence étant qu’il leur sera reproché cette facilité comme on reproche un caprice, ce qui ne convient pas à la morale qu’une victoire exige pour être légitime.


760
Dans la guerre, la morale est un moyen. En ignorer sa portée est une faute qui ne sera pas pardonnée une fois la paix revenue, parce que dans la paix, la morale est un but. Quelque soit ce que l’on peut en penser par ailleurs.


761
Sous nos latitudes « démocratives », la vie est médiocre à défaut d’être affreuse ; et cela marque une différence essentielle : la médiocrité n’engage pas la révolte que produit l’horreur et la souffrance, et que la répression écrase, mais seulement la bassesse que la soumission excuse. Et cet état de répugnance est parfaitement supportable, à défaut d’être ragoûtant.


762
Il arrive de considérer un acte comme parlant de lui-même. C’est là une considération erronée en ceci qu’un acte ne peut avoir de sens qu’en fonction de l’interprétation que chacun lui attribut selon les circonstances qui l’ont fait apparaître, et notre disposition personnelle, de sorte que deux actes similaires peuvent être produit d’idées antagoniques, et deux actes incompatibles peuvent rendre compte d’idées aux similitudes troublantes. C’est justement la vocation des tribunaux de s’être emparés de cette contradiction insurmontable ; ainsi, ils sont sûrs de leur nécessité, à défaut de s’assurer de leur justice.


763
La vertu est le moyen pour le riche, de justifier sa puissance, et pour le gueux, de justifier sa soumission.


764
On sait maintenant que les planètes du système solaire sont inhabitables sauf la terre, que l’on s’acharne pour le coup à rendre tout à fait inhabitable, non par un cynisme qui élèverait le sordide au niveau d’une philosophie ; ce serait porter l’intelligence au-delà de toute raison, mais par nécessité de pure logique qui donne au profit la légitimité de son exercice en organisant la pénurie et en produisant des déchets toujours moins transformables. Il ne peut y avoir de profit que là où la nécessité fait loi ; transformer l’abondance en pénurie. C’est que le profit s’établit toujours sur les ruines des obstacles que sa nature produit inévitablement.


765
Le travail est cette activité très spéciale qui produit de la richesse en produisant de la pénurie.


766
La liberté est un continent à conquérir ; non l’expression farfelue d’un caprice spontané.


767
Désirer la liberté commence par la conscience de son absence.


768
Nul n’est tenu de vouloir vivre libre ; mais, nul n’est tenu d’empêcher quiconque de vouloir vivre libre.

769
On se dit bien souvent qu’il est inutile de rêver vers des rivages lointains, de scruter l’horizon à la recherche d’une terre nouvelle, de partir vers l’inconnu, parce qu’on emmène avec soi le fardeau dont on ne se débarrasse jamais d’une vie devenue indésirable ; et il en va ainsi en effet, mais alors qu’à rester sans jamais tenter de s’évader, on finit par n’être plus que ce fardeau que l’on finit par chérir à défaut d’en changer.


770
A s’y méprendre, on pourrait craindre, dans l’incarcération, d’être seulement privé de liberté, c’est-à-dire du peu qu’il nous est donné de consommer en dehors du travail. L’incarcération, c’est autre chose. Ce n’est pas la privation de liberté par comparaison à celle que procure le salariat, mais la négation de ce qui fait un individu, sa personnalité, l’essence même qui le distingue de chacun, le mépris de la vie, et non la seule fixation de la vie comme on la rencontre dans le salariat. Le salariat est un système de blocage qui fixe les individus ; l’incarcération est un système d’anéantissement de l’individu. Il y a, de l’un à l’autre, toute la distance qui éloigne la soumission de l’enfermement ; de l’inhibition à l’impuissance ; de la crédulité au nihilisme.


771
L’idée d’emprisonner la vie est conforme avec celle de la convoiter ; l’une permettant à l’autre la possibilité de s’en approprier les manifestations les plus utiles à l’établissement du pouvoir de ceux qui veulent régner afin d’en jouir pour leur seul compte. Mais, c’est méconnaître qu’agir ainsi provoque aussi l’effondrement de leurs propres ambitions par cela que tout ce qui réduit la vie pour son propre service, amoindrit du même coup ce qui l’en fortifie, de sorte que, de pouvoir, il n’en reste qu’un socle bien fragile qui nécessite en permanence d’être renforcé. D’où la course immodérée vers la puissance absolue. Et si elle ne garantit pas un maintien permanent de son programme, au moins en permet-elle l’exécution immédiate. Le temps d’un carnage…


772
Il en est des maladies comme pour tout ce qui vient de la raison ; on en néglige l’origine pour ne se consacrer qu’à ses manifestations morbides ; et l’on se retrouve bien étonné de n’avoir pour résultat qu’une victoire qui annonce des échecs autrement redoutables. C’est que colmater une brèche ne supprime pas ce qui l’a provoquée.


773
Le pire dans le mieux est toujours mieux que le mieux dans le pire ; mais, celui qui perd dans le mieux ne reste pas maître face au pire ; il devient ce pire qu’il redoute.


774
Il n’est de victoire qu’en rapport avec ce que l’on en fait, avec ce qu’il en est jugé de son résultat, non de la puissance dont on peut jouir sur le coup, ni de l’effondrement d’un ennemi que l’on provoque par l’exercice de la puissance, mais de la beauté que l’on érige avec l’appui de cette puissance.


775
Faire croire que l’on connaît quelqu’un pour l’avoir rencontré quelques fois au détour d’un ennui, alors qu’on a fait qu’en emprunter quelques propos afin d’occuper cet ennui…


776
« La véritable cause de mon alcoolisme, c’est la laideur, la déroutante stérilité de l’existence qui nous est vendue. » depuis Malcolm Lowry, on ne saurait mieux dire les raisons qui amènent à la beauté de son propre assassinat.


777
Dans le malheur, l’obsession c’est d’arriver à croître, et survivre.


778
Il n’est rien de plus ductile que la lâcheté ; rien ne peut en venir à bout, pas même le courage.


779
La lâcheté des uns se fortifie du courage des autres.


780
Le lieu commun voit dans un meuble, outre l’usage pour lequel il est fait, sa beauté ou sa laideur en fonction des modes et des sensibilités auxquelles il est soumis. C’est là les seules qualités qu’il retient. L’ébéniste y distingue essentiellement ses défauts. L’artiste transcende l’ensemble. Aussi, qu’importe le point de vue si l’ignorance des uns vaut l’erreur de l’autre. C’est l’essence de l’Art que d’ignorer ces contingences pour une idée autrement plus élevée, et qu’il n’appartient pas à l’usage de déterminer, parce que l’Art, par définition, n’a pas d’usage.


781
Qu’y a-t-il de plus affreux qu’un objet réduit à sa stricte fonctionnalité ? Seul ceux dont tout le goût est de n’en avoir pas peuvent s’y complaire ; les autres s’y brisent les yeux. Sans doute, dans le monde de l’utilité mieux vaut être aveugle de l’esprit et ne garder les yeux que pour leur fonction ; la poésie n’est pas pour eux.


782
Un abaissement des esprits s’observe dans la contemplation de l’architecture moderne, qui évoque un monde carcéral où le fonctionnel est l’élément principal de sa structure. Il serait déplacé de se plaindre de son manque visible d’esthétique, parce que l’esthétique est dans sa fonction. Quand l’art se met au service de l’utile, une part de rêve s’évanouit, pour le retrouver, mais sous forme de cauchemar.


783
Il est trop tard pour s’informer des prédictions de George Orwell ; « 1984 » est déjà passé, et l’an deux mille a commencé avec la troisième guerre mondiale, dans le Golfe de mille neuf cent quatre vingt onze. Bienvenue dans un monde meilleur !


784
Si auparavant, les restrictions du prince étaient faites du renoncement de ses serviteurs, aujourd’hui elles ne sont que le produit de l’illusion de vivre dans l’abondance, avec la liberté de choix qui réduit d’autant l’autorité du prince, sans toutefois la supprimer. C’est ce que découvrent les salariés lorsque le mépris de leurs conditions est brutalement rendu visible. Cependant qu’aucune révolte n’est à en attendre. Ce n’est pas de l’esclavage dont on souffre, mais du mépris qui déstabilise le servage. L’animal ne demande qu’un bon maître ; non de s’en affranchir, parce qu’il ignore tout de la liberté, tandis que le servage est une condition apaisante qui oublie le passé, et imagine l’avenir à défaut de vivre un présent qui ne lui appartient pas.


785
« Etre un homme utile m’a toujours paru quelque chose de bien hideux. » On ne saurait contredire Baudelaire sans se mépriser aussitôt.


786
Dans le monde de la petitesse, il est flatteur d’être plus inutilisable qu’enviable.


787
Le scepticisme prévient de l’excès d’optimisme, mais non de celui d’enthousiasme. La prudence ne va pas jusqu’à nier le désir qui nous accompagne, sauf pour celui dont la prudence ne suffit pas à sa discrétion ; il agira comme une censure, sans toutefois aller jusqu’à le reconnaître ; tout l’art d’imposer son dicta par prévenance…

788
Les insensés d’hier sont les fanatiques d’aujourd’hui, et les martyrs de demain.


789
Les idées que l’expérience démontre comme justes, sont plus approuvées que suivies.


790
Seules sont entendues, les idées qu’une autorité reconnue impose.


791
On suit les idées qu’impose une autorité, non pour leur valeur, mais par crainte. Et cela seul détermine la valeur d’une idée ainsi proposée.


792
La nature d’une autorité est de montrer qu’elle est vraie à défaut de le démontrer, car alors le risque serait grand pour elle d’exposer le contraire.


793
On ne discute d’idées que de celles qui n’ont pas d’effet, c’est-à-dire de celles qui appartiennent à l’esprit des lois, parce qu’elles ne peuvent engager quoique ce soit, étant neutralisées par cet esprit que la prudence avait dès avant évité de négliger. Dès lors, il est bien aise, en France de disposer de la liberté d’expression et de la polémique que cela produit.


794
La liberté de la presse est celle de vassaux dont la fonction est d’écrire ce qu’il est bienvenu de faire entendre, en se réservant une marge pour ce qu’il est considéré comme malvenu de rendre public, mais que tout le monde s’accorde à tolérer. C’est ainsi que cette forme spéciale de liberté admet comme critique ce qui se réduit finalement à n’être qu’une contradiction.


795
Confondre polémique et critique ; liberté de la presse et presse de la liberté…


796
Etre capable de transformer le dégoût en hostilité, le bon sens voudrait qu’une telle destinée appartienne au gueux que rien ne semble chérir. Mais, le bon sens est toujours le plus mauvais, et qu’à y regarder de près, rien n’inquiète plus le gueux que l’esprit d’hostilité. Non qu’il y voie le risque d’obtenir bien pire par une défaite qui n’est pas enviable, et que des représailles inévitables aggraveraient, mais bien parce qu’il ne voit pas en quoi il devrait se révolter, étant seulement envieux de destins qui se montrent plus resplendissants, et pour lequel il croit pouvoir en obtenir une partie par l’effort qu’il consent à se vendre dans un emploi. Lorsque l’envie tient lieu de projet…


797
Dans les conditions où il suffit de se contenter de peu, en quoi ouvrir les hostilités serait une solution ? Ne serait-elle pas plutôt ce qui risquerait de troubler ce qui se montre finalement pour une bien agréable tranquillité ? Préférer la tranquillité à l’ambition, voilà tout ce vers quoi aspire le commun, pour un médiocre bonheur, cependant. Mais il n’y aurait pas à s’y opposer si une telle disposition ne provoquait le malheur de celui pour qui vivre est une dimension autrement plus charpentée, et que la médiocrité de la tranquillité entrave dans son aspiration.


798
Quand la résignation l’emporte sur la révolte, l’enthousiasme se tarit et la force s’amoindrit par défaut d’affrontement, anéantissant l’espoir par défaut de victoire, conservant une vie que l’on ne saurait comparer à rien d’enviable, et quoique rien n’en soit véritablement détestable.


799
La résignation conserve l’esprit dans le formol de la médiocrité.


800
Le temps n’est plus celui qui consacre à la réflexion, mais celui qui soumet l’unité humaine à la mesure marchande, en conformité avec la maxime célèbre : Le temps, c’est de l’argent. Il est loin le temps qui restait à ceux-là mêmes qui n’avaient pas de demeure. Nous ne connaissons que celui dont l’habitat est divisé en fonction de son usage, de sorte que s’il y a un temps pour chaque chose, ce n’est que dans l’ordre chronologique de l’organisation qu’impose le monde du travail. Ainsi, dans une maison, chaque pièce est utilisée pour le moment qu’il convient à son usage, en fonction du labeur salarial qui le soumet. La chambre à coucher n’est visitée que le temps du repos, et la cuisine se réserve celui qui se trouve intercalé entre le temps du repos et celui du travail ; le salon, pour le temps de loisir, et la salle de bain, pour le temps coincé entre celui du réveil et celui de la cuisine. Imaginer avoir son temps, et ne le vivre que par l’organisation d’un système.


801
On se surprend parfois à se dire, vis-à-vis d’un travail, qu’il nous faut le faire vite fait, bien fait, alors que c’est une activité qui nous échappe d’un temps qui ne nous appartient pas.


802
Courir en permanence revient à se retrouver dans un système de fixation, par cela que courir interdit la flânerie.


803
La vie qui se réduit à une course contre le temps, n’est qu’un temps qui se réduit à une course contre la vie.


804
Se presser, et… arriver plus vite vers son précipice.


805
Prendre le temps de humer l’atmosphère, seule la flânerie en offre la possibilité, non l’allure précipitée. On pourrait croire, en accélérant le pas, y passer moins de temps et donc le retrouver par ailleurs afin de le consacrer à la promenade solitaire ou à l’amour. Cependant qu’on ne le retrouve pas, parce que ce qui nous oblige à précipiter le pas est de même nature que ce qui provoque ce temps, un temps raisonné étranger au temps raisonnable, un froid calcul contradictoire avec la rotation de la terre et qui nous oblige à tricher sur l’heure qu’indique le cadran solaire, de sorte que ce qu’on distingue entre l’heure de l’été, et celle de l’hiver, ce n’est pas la longueur de la nuit ou le soleil qui réchauffe le jour et marque les saisons, mais le prix qu’il faut payer. C’est que, entre le temps des saisons et celui du travail, on passe du temps de la poésie à celui de l’économie.


806
Perdre son temps à le gagner, plutôt que le passer à vivre…


807
Dans le monde mesquin de la modernité, l’unité du temps est la monnaie, et non l’horaire.


808
Le temps d’hier qui faisait dire à Ronsard que ce n’est pas cela qui s’en va, mais nous qui nous en allons, s’est depuis métamorphosé en un temps qui nous fixe, comme en plan séquence, en une succession de moments identiques, malgré sa légèreté lorsque c’est l’amour qui s’en mêle, et sa lourdeur lorsque c’est le travail qui le confisque. Il n’est plus qu’un instrument de servage dont s’est emparé l’ordre monacal de l’Etat afin d’y soumettre l’espèce humaine, la privant ainsi d’un temps naturel, dont l’apparent mouvement du soleil fut le critère, pour le retrouver, mais parer de la panoplie mécanique de sa fonction. Ainsi plus rien n’échappe à ce temps et sa froide logique, pas même les fous dont la nature est d’être hors du temps, et qui se retrouvent à devoir prendre des calmants à un horaire précis. C’est aussi que la mécanique du temps, parce qu’elle se nourrit de rentabilité, ne saurait faire quoique ce soit du temps des poètes, parce qu’ils se nourrissent de sensibilité.


809
Tout ce qui est critiqué, mais qui n’est pas dépassé, se retrouve reconstitué, mais amoindri de ce qui en a provoqué sa critique, de sorte qu’il n’en reste que l’illusion. Ainsi débarrassé de ce qui pouvait en produire sa défaillance, tout continu avec ce goût de l’artifice qui fait de la séduction une gourmandise vidée de son programme, sans projet autre que celui de perdurer. Pris au piège de l’artifice, qui ne verrait dans quoique ce soit d’authentique qui se perdure, autre chose qu’un morne ennui qui ternit les couleurs, et refroidit les passions… Non que ce qui est authentique nous effraie, mais au regard de l’artifice, il n’est rien d’authentique qui puisse en assurer une infinie séduction, une infinie variété.


810
Il n’est rien de nouveau qui n’effraie, par cela qu’étant inconnu, le sentiment de se sentir comme désarmé, et donc livré, nous déstabilise plus sûrement que ne le ferait une adversité rendue habituelle par ses manifestations récurrentes. Autrement, la nouveauté se manifeste dans la restauration d’un ordre ancien dont il convient d’en changer la forme pour l’admettre comme nouveauté. Changer d’accessoire afin de croire changer de l’habitude, et s’en trouver comblé, tel est la destinée domestiquée de l’espèce humaine des contrées pacifiées. Qui s’en plaint est moqué, puis vient le temps du mépris, jusqu’à ce qu’en advienne le temps de l’effroi, mais alors il est trop tard.


811
Méfions-nous des idées qui ne sont pas défendues avec véhémence ; soit que leur nature est spongiforme, soit que l'auditoire y est tout acquis, s’interdisant par ce fait toute réflexion critique qu’une joute verbale ne ferait que rendre ridicule. Au reste, il n’est d’idée vraie, que la conviction de ceux qui l’emportent contre ceux qui hésitent.


812
Appréhender la force de l’amitié à la dose de non-dit qui s’interpose, par la déflagration d’un sourire. C’est la mesure d’un équilibre qui fait qu’en deçà, il n’y a rien et qu’au-delà, on est dans le registre de la passion.


813
Aménager les susceptibilités garantit la durée d’une relation, mais non sa qualité.


814
Ah ! ces petites inquiétudes qui déstabilisent en cela qu’elles culpabilisent… Un rien fait chavirer la certitude de nos âmes domestiquées, et nous plonge dans une somme de regrets qui rendrait ridicule le plus dévot des angoissés s’il ne provoquait une soumission tenace qui justifie tous les systèmes d’enfermement. Non que la privation de liberté nous renforce dans notre tranquillité, mais c’est l’impression du contraire qui nous renforce dans l’inquiétude, de sorte qu’il n’est rien qui calme notre esprit que l’assurance d’être certain d’une liberté qui n’agit pas par l’assurance d’une soumission qui nous protège.


815
Il y a une fatigue de l’esprit qui vient pour nous faire admettre un sort peu enviable ; pourvu qu’il ne se passe rien, que rien ne vienne troubler notre si tranquille passivité, entre un salariat rassurant, un médiatique qui offre des nouvelles suffisamment lointaines pour n’être jamais ressenties dans notre esprit, et un climat suffisamment contrariant pour occuper un esprit que rien ne doit préoccuper. A partir de là, chacun convient que tout va bien, malgré tout. A défaut d’ambition, une petite satisfaction semble préférable à la révolte, car il est vrai qu’elle peut engendrer une grande catastrophe par notre propre tord, tandis que des catastrophes engendrées par notre petite satisfaction, on en conclut que c’est le propre du destin venant frapper là où on l’attend pas, pour un but qui nous échappe. C’est que l’habitude de ne pas servir son propre destin provoque celle de l’imaginer en se soumettant à tout ce qui vient pour nous obliger, en se disant qu’après tout, on n’y peut rien , alors même que quelques temps plus tard, on se rend compte qu’on pouvait tout, mais tandis qu’il est trop tard.


816
Il est un penchant dont on dispose avec aisance, c’est celui d’oublier nos engagements plus vite que de les avoir formulés, et cela en parfaite harmonie avec la vie que l’on subit. C’est qu’on ne peut engager ce qui nous échappe, malgré l’illusion du contraire. Dans la soumission, on ne peut engager que le peu dont on dispose, et que cette situation cultive, et que l’on confond avec la liberté. C’est en cela que toute révolte reste stérile. Et c’est en cela que l’on est certain de faire ce qui nous semble bon pour soi, alors que l’on ne fait que répondre à ce qui nous oblige. Dans ces conditions, de quel engagement peut-on parler qui n’est pas le terrain de la nécessité ?


817
On s’abreuve d’illusions, croyant avoir des idées personnelles, alors qu’elles nous sont abandonnées parce qu’elles sont devenues stériles d’avoir servi la domination d’un monde qui nous échappe. On ne fait que se conformer aux idées qui dominent notre temps, et que l’on confond avec ce qui nous semble normal, alors que ce n’est qu’une norme qui rend pathologique tout ce qui s’en éloigne. Choisir d’être intempestif, et donc ignoré, ou dans l’époque, et donc soumis…


818
On prête confiance à une autorité reconnue, une structure admise officiellement, nous imaginant face à une vérité inébranlable, alors que c’est précisément notre adhésion envers cette puissance qui nous la fait croire inébranlable. Qu’advient un vent nouveau, et c’est toute la carcasse de cette puissance qui tremble sur sa base, entraînant une crainte qui nous fait trembler en retour de désarroi. Crainte puis tremblement, sont le secret qui nous soumet, non la puissance d’une force qui ne fait que s’appuyer sur nos épaules. Dit autrement, la force du monde tient à notre faiblesse, et non à une puissance qui se serait développée avec le temps.


819
Constater notre état de solitude, et se sentir blasé…


820
On se protège trop fortement pour trouver le moyen de bâtir un monde que nous espérons exempt de tout ce qui force à se protéger. Il reste à cultiver l’espoir comme on cultive des promesses que l’on sait par ailleurs irréalisables, mais sans lesquelles l’absence d’espoir nous jetterait dans un effroi que l’on redoute par défaut de se convaincre du contraire. C’est que nous sommes effrayés d’un monde qu’on imagine plutôt que par celui que l’on subit. C’est qu’on préfère ce que l’on connaît, malgré la déraison que cela engendre, plutôt que tenter l’inconnu, et bien que ce soit la seule issue possible.


821
Qu’avons nous qu’un mendiant n’aurait pas ? De quoi est constituée la crainte qui nous oblige à cadenasser notre propre existence ? Serions-nous si petit que nous ne vivons que par la crainte de mourir… Centrer nos ambitions sur cette circularité dans laquelle nous nous débattons sans trouver l’issue pour nous en échapper… Et se retrouver paralysé !


822
Faire référence à ce que nous tenons pour la beauté de la nature, et s’en éloigner pour ce que nous tenons de vital dans la société…


823
Il y a entre la richesse et l’abandon, toute la distance qui éloigne le solitaire du pauvre ère.


824
Rêver d’un monde inaccessible, et vivre d’un monde sans rêve…


825
Faire référence aux philosophies anciennes, et constater qu’elle n’ont servi que la domination d’un Etat…


826
La science, qui fut jusqu’à une époque encore récente, le cheminement de la vérité d’une pensée philosophique, s’est transformée depuis peu, en un pouvoir autonome, reléguant du même coup tout ce qui n’est pas dans sa sphère au rayon du bricolage des idées. Son impératif devenant la réussite technique de quelques combinaisons prouvant son pouvoir de décision sur toute autre réflexion, elle a fini par surpasser ce qui n’était, il n’y a pas encore si longtemps, que le fruit du bon sens en s’interdisant de jouer les apprentis sorciers. La science se veut être maintenant la vérité qui se passe de toutes les vérités, et ainsi n’être pas comparable à de la maladresse. C’est un leurre, mais qui s’impose comme le seul mensonge possible dans un monde où ne domine plus que le mensonge.


827
La vie, comme la mort sont confisquées dans les mains de spécialistes dont tout le rôle est de nous faire accepter l’une et l’autre par l’abandon de la première, et l’ignorance de la seconde. Ainsi, se délivrer d’une angoisse pour se livrer à l’assurance d’un ordre social qui nous échappe. Devenu irresponsable en tout, il nous reste à fonctionner. Qui s’en plaint est montré comme nuisible ; qui s’en satisfait, comme naïf. Tout va donc pour le mieux.

828
On se blesse de futilité, et on accepte les grands fléaux. Voilà qui occupe à défaut de raisonner, et justifie l’assoupissement par l’occupation entretenue des petites choses, qui interdit de s’opposer à ce qui nuit véritablement par son volume que l’on croit insurpassable.


829
La fatalité nous fait accepter des violences qu’on a peine à imaginer avant, et qu’on ne comprend pas après coup. En cela déjà, nous pouvons constater que nous ne sommes pas libres, et quoique nous nous défendons en se faisant croire le contraire. Mais, qui donc n’a pas déjà ressenti, dans sa vie, du remords ?


830
On accuse les grands tyrans de grands maux, alors que nous nous comportons en petits tyrans veules et hypocrites. On s’abrite derrière ces accusés afin de ne pas apparaître pour ce que l’on est véritablement ; C’est que les grands arbres cachent toujours une forêt d’arbustes.


831
A bien des égards, on se définit comme naturel, alors que nous sommes le fruit d’une civilisation déterminée par sa géographie et son époque. Quoi de commun, en effet, entre les tribus d’Amérique du Nord vivant, par exemple, au temps référentiel du XV siècle de la domination chrétienne européenne, et les civilisations orientales bouddhistes vivant, par exemple, en ces temps du III siècle de l’ère hindou ; et entre les mayas et l’empire romain ? On fait bien souvent ce genre d’erreur de parallaxe ;cela nous permet des jugements hâtifs sans risquer une contradiction trop visible, et ainsi se faire admettre malgré cette évidente grossièreté. C’est que l’on convient aisément à parler ce en quoi l’on croit, à défaut d’admettre son ignorance. C’est une simple question de conviction. La force de conviction tien lieu de connaissance.


832
Plus rien n’étonne ; c’est pourquoi plus rien ne révolte.


833
On se met en colère pour des futilités ; cela permet de subir les grands maux. Se décharger sur un prétexte, et s’effacer…


834
On se passerait volontiers de bien des jugements fait à notre égard, si nous étions capables d’ignorer notre ambition égoïste de vouloir s’accaparer de ce que l’on croit être une fortune, et qui n’est autre que notre prétention à vouloir dominer, alors même que l’on ne fait que subir.


835
Il est des prétentions de petit roitelet qui prêterait à rire si leur morsure n’engendrait la peste de vouloir s’y comparer. Les petites ambitions sont plus contagieuses qu’elles ne le laissent paraître derrière leur petitesse. C’est que l’esprit vil ne saurait être autre chose que ce pour quoi il est admis : on en admire sa tranquillité apparente, et l’indéniable succès qu’il remporte. C’est en cela que nous nous en accommodons.


836
Notre humeur est plus le fait de contrariété, que d’éloge. Et comme l’on trouve en abondance la première plutôt que le second, on serait bien en peine de trouver des êtres aimables plus souvent que grincheux. Et cela occupe les conversations.


837
Si l’homme du temps de Socrate fut la mesure de toute chose, on peut bien dire que depuis, il en est devenu la démesure.


838
La tolérance est cette façon pudique d’être en désaccord avec ce qui nous incommode, en en supportant les effets.


839
Le voyage évoque une jeunesse que l’on confond avec le dépaysement, entendant par là une sorte de légèreté revigorante, alors qu’il n’est que le désir d’oublier les vicissitudes contrariantes rencontrées dans la quotidienneté de la misérable existence que l’on prend pour la vie, en envahissant une contrée lointaine, ou tenue pour telle, s’emparant de tout ce qui nous en plait, négligeant ce qu’on en déteste, et ignorant le malheur sur lequel, le plus souvent, on marche.


840
Qui voyage, en a les moyens. C’est ainsi que voyager, c’est aller rechercher la richesse chez les pauvres, alors que rester là où nous sommes, c’est rester pauvre parmi les riches.

841
Il est plus aisé d’être riche chez les pauvres, que pauvre chez les riches. Qui voyage le sait bien, qu’il choisit sa destination en cette fonction. C’est ainsi qu’il n’est de véritable voyage que la prudence de ne pas s’éloigner de ce qui nous protège. A défaut d’aventure…


842
Avoir l’esprit aventureux, c’est aller à la rencontre de l’imprévu. Y consentent ceux qui n’ont rien à perdre, et les insensés. Les autres se satisferont du parcours du voyagiste qui se pique de curiosité touristique, par ennui de trop connaître la saveur douce-amère de ce qui le fixe sur le terrain de son habituel salariat, sans le risque d’une rencontre hasardeuse dont le résultat pourrait être fatal.


843
A envisager un voyage, on peut bien saisir en quoi il y a une moquerie à aller là où rien ne dispose de vouloir s’y stabiliser, parce qu’il y manque tout du confort habituel qui nous environne, et que de plus, là n’est pas le but. Non qu’il faille nécessairement s’intéresser à tout ce qu’on rencontre jusqu’à vouloir s’y installer, mais en réalité on feint d’observer cette nouveauté, alors que déjà l’esprit est au retour. C’est que, à défaut de jeunesse que le voyage formerait , c’est d’une curiosité puérile dont est fait l’essentiel de son contenu.


844
Le but du voyage est de satisfaire une curiosité qui nous gène lorsque c’est nous qui en sommes victimes.


845
A y regarder de près, bien souvent on voyage bien plus véritablement à ne pas quitter sa table, en rêvassant devant une mappemonde, qu’en ne voyageant que sur une contrée déterminée et qui nous montre de trop près des détails si imparfaits qu’ils désenchantent à leur contact, nous faisant regretter ce moment que le rêve nous avait fait prendre pour un délice, et qui se révèle comme un ennui. C’est qu’il n’est de véritable voyage que celui qui provoque l’imagination. Et pour cela, il est inutile d’aller très loin ; un bon sommeil peu suffire.


846
Ne faire confiance à personne provoque, en retour la défiance de tous contre soi, jusqu’à la calomnie.


847
Il faut mesurer sa méfiance afin d’accorder une juste confiance, ou à l’inverse se défier prudemment.


848
Une confiance excessive entraîne la suspicion. Non qu’on n’en admette pas l’honnêteté, mais il vaut mieux se préserver de la naïveté qu’il en ressort.


849
Il est prudent de se méfier de celui qui n’accorde aucune confiance à personne ; on peut être sûr qu’il accorde une plus grande place à ses intérêts personnels, qu’à ce qu’il tient pour ses amis, lesquels en retour ne sont animés que par l’intérêt qu’ils peuvent lui trouver, tant il est vrai que l’on a que les fruits de notre récolte.

850
Episodiquement, on reparle des Bagatelles de Céline ; on s’acharne sur un Cadavre qui n’a pas fait école, comme pour le punir de s’être éloigné de la ligne imaginaire qui sépare le bon grain autoproclamé, de l’ivraie dénoncée. C’est qu’il est si doux de se sentir dans le bon camp, celui des bonnes âmes qui prédisent les vertus qu’il faut suivre, et quoique par ailleurs, elles soient toutes disposées à se soumettre à la volonté de la force d’une autorité, dans le secret de l’anonymat. C’est que, tous les coups sont permis à ceux qui ne les revendiquent pas. Morale de la lâcheté rejoignant la lâcheté de la morale…


851
De la même façon que l’erreur de l’astrologie vient de la mauvaise visualisation du ciel depuis notre mauvais point d’observation, l’imaginant comme central alors qu’il n’est que périphérique, de la même façon, notre point de vue de la vie en société provient de notre erreur d’interprétation de ne pouvoir l’observer que depuis un poste périphérique, que nous tenons pour central, et qui nous fait croire que le reste devrait tourner autour. Il en est ainsi de ce qui est défini par démocratie, véritable voie lactée qui nous donne tous les signes d’une vérité qui rend toute autre influence et possibilité caduques et erronées, alors qu’elle est le fruit d’une erreur de parallaxe dans la définition de la liberté, qui transforme cette liberté en un pluriel disgracieux anéantissant la possibilité de ses effets. C’est aussi qu’une erreur qui convient à celui qui sait la manipuler, à défaut de la maîtriser, est une vérité qu’il ne convient pas d’abolir, mais seulement d’excuser, et quoiqu’elle ne puisse se développer pour cette raison même.


852
Concevoir la mort comme la satisfaction de ce que la vie n’a pas su satisfaire, montre combien la vie est réduite à l’exercice d’un programme qui a échoué dans ses lignes les plus significatives, et que nous avons la manie d’appeler amour, liberté, beauté… là seulement où ne se rencontre qu’envie, pouvoir, image…


853
La croyance qui nous pousse à vouloir mourir satisfait, d’une vie insatisfaisante…


854
Les yeux abusés des médecins ne voient dans la vie qu’une fonction, et dans les organes, une mécanique qu’un esprit met en mouvement, comme le carburant met en marche un moteur. C’est l’animal mécanique de Descartes dont s’est emparée la médecine afin d’asseoir sa technique ; abuser l’œil inculte afin de prétendre à des privilèges, voilà le véritable but de la médecine ; elle se soucie de la vie pour justifier sa méthode, et qui n’est qu’un système visant à la confisquer, s’en approprier jusqu’à l’organisation sociale, de sorte qu’aux mains des médecins, la vie n’est rien d’autre qu’une longue maladie mortelle.


855
Si auparavant, la médecine avait pour mission de guérir des maladies, elle a maintenant pour but de soigner des malades, mais non de les guérir. Passer le Rubicond du respect de la vie à sa manipulation…


856
Le médecin, si moqué au temps de Molière, est devenu le personnage central de la vie. Alors qu’on serait en droit de supposer que l’évolution de l’existence aurait vu cette fonction tomber en désuétude, à l’inverse elle devient de plus en plus envahissante et indispensable. C’est là, le signe que la vie dépérit. Et cela ne peut surprendre que l’ignorant, cet individu si bien informé qu’il croit aux vertus d’une médecine dont tout le souci n’est pas de guérir mais de travailler à ses dépends. C’est que la médecine est à la maladie ce que le patron d’une entreprise est à ses ouvriers. La vie, elle, ne s’y trouve pas.


857
On ne peut certes, pas reprocher à la médecine de réussir quelques performances en matière de guérison ; on peut seulement observer les innombrables échecs qu’elle rencontre en regard du peu de réussite dont elle peut s’enorgueillir. Elle compense ce déséquilibre par une technique spectaculaire qui, à défaut de guérir, offre l’idée de sa possibilité. Cela seul semble suffire à justifier ses exercices ; qu’un nombre toujours plus douteux de décès n’arrive pas à en provoquer une méfiance somme toute bien ordinaire ; et quoique plus rien ne peut plus être ordinaire, par ses temps spectaculaires, sauf la publicité qu’il en est fait. A cela, il faut ajouter qu’elle suffit à convaincre, à défaut de prouver.


858
Loin d’une quelconque douleur, par ce fait, on ignore tout de ceux qui prétendent détenir le pouvoir de guérir. Mais que la douleur vienne à corrompre la vie, et on se soumet aux mêmes en découvrant le peu de pouvoir dont ils disposent à guérir, par la force de conviction de leurs propos, dont on peut dire qu’ils ne sont pas exempts de chantage, ni entourés de mille termes de nature à nous les rendre ésotériques s’ils ne consentaient à seulement nous dire qu’on ne saurait les comprendre puisqu’on en a rien appris. A cela près qu’il s’agit de notre propre vie que ces gens disposent à leur gré, en fonction de ce qu’ils peuvent espérer en comprendre, et que la nature, toute relative, de leurs connaissances, leur autorise, de sorte que l’on peut dire de ces gens qu’à défaut de guérir, ils s’exercent maladroitement à soigner, et que cela semble suffire pour accorder à leur statut l’importance qui leur manquerait pour s’imposer.


859
Tout porte à croire qu’il y a des malades parce qu’il y a une médecine, et non l’inverse, parce que plus la médecine découvre de remèdes, et plus elle provoque des maladies jusqu’alors inconnues, et quoiqu’elle prétend seulement les découvrir. Voilà qui aurait plu à un Voltaire, lui qui se couvrait de maladies qui finirent par l’envahir à force de persuasion. C’est que la médecine est une technique qui suit les autres techniques afin de parer en urgence à leurs inévitables erreurs de fonctionnement, mettant en jeu le diagnostique vitale de victimes potentielles, et non de proposer une sorte d’hygiène alimentaire et physique, afin de prévenir de toute apparition morbide. De la médecine au service de la santé, à la maladie au service de la médecine…


860
Il serait pour le moins ubuesque, alors que tout nous échappe, d’accorder à un terrain quelconque, par exemple celui de la médecine, non pas le sérieux dont il s’honore, et alors que rien ne l’autorise d’une telle distinction, mais une responsabilité dans le déroulement des temps modernes, alors que tout est fait pour s’en départir. Non qu’une telle responsabilité montrerait le caractère fâcheux des conséquences qui proviennent de ce terrain, mais bien qu’il en démontrerait son caractère irresponsable, ce qui aurait pour effet que la confiance qui lui est accordée jusqu’alors faute de critère plus sérieux, continuerait de lui être accordé, mais par dépit. Passer de l’esprit admiratif à l’esprit désabusé…


861
Qu’y a-t-il de moins fiable qu’un homme qui est acheté ? Ses motivations diffèrent de celui qui le paie ; son but, pour lui, n’étant qu’un moyen pour l’autre. Aussi est-il important, pour celui qui paie, d’y ajouter son autorité, et cela quotidiennement afin de ruiner, à cet assisté, toute velléité de s’en affranchir par quelque moyen que ce soit qui ne mette en cause la nécessité de sa soumission. Faire en sorte que la nécessité, pour un maître, d’avoir à acheter un homme, se transforme en besoin, pour lui, d’être acheté par un maître. C’est ce qu’illustre très justement les relations entre les patrons et leurs ouvriers, avec l’aide de leur syndicat. C’est que le besoin ferait de n’importe quel individu, un être vil que la nécessité légitime, à moins d’accorder à la conscience, cette part qui résiste à la soumission, la place essentielle qui lui revient, mais en sachant qu’il ne lui en résultera que la calomnie.


862
On désire tant de choses que l’on ignore, mais que l’on imagine, que nos motivations, pour en venir à cette fin, sont plutôt instables ; et cela parce qu’elles ne sont sollicitées que pour des prétextes qui ne nous concernent en rien, et quoique l’effet puissant du spectacle nous convainc du contraire. C’est ainsi que nous passons d’une résolution à une autre sous l’effet d’annonces toutes plus séduisantes les unes des autres, et quoique évanescentes, et donc comme telles, impalpables. Et tout le secret du lien qui nous fait passer d’une chose que l’on désir à une autre, est précisément contenu dans ce mouvement ; nous tenir en haleine, afin de ne pas avoir le temps de se rendre compte du caractère illusoire de ces désirs que l’on tient pour soi, alors qu’ils ne sont que la poussière dont est fait l’envie.


863
Vouloir tout, parce que n’être rien…


864
Il est aussi facile de commander un individu ou une troupe, que d’obéir à un individu ou à un groupe, parce que ces comportements sont communs, tandis que n’obéir en rien, et ne commander personne ne se rencontre pas, et donc, ne saurait se concevoir. Non que l’on répugne à obéir, mais le plus souvent, on rechigne à commander ; et cela, non pas pour une haute idée des relations qu’il nous faudrait entretenir entres-nous tous, mais bien parce que nous avons peine à nous imaginer vivre sans relation hiérarchique, de sorte qu’on attribue au commandement une responsabilité qu’il suffit d’exécuter par l’obéissance.


865
La dialectique du maître et de l’esclave engendre un rapport de dépendance dont on ne saurait s’affranchir sans ressentir aussitôt de l’effroi. L’avantage essentiel de cet ordre est la tranquillité de l’esprit par le respect du servage, et que cette rupture entraîne dans la terreur par l’ouverture d’un horizon aussi surprenant qu’inquiétant. Non que l’on réprouve découvrir des horizons nouveaux, mais l’habitude d’une forme particulière de servage entraîne toujours le confort de l’assoupissement de l’esprit par la récurrence sans surprise de son programme.


866
Qu’appelle-t-on tranquillité sinon la pacification organisée par notre système de la servilité…


867
Dans un monde qui nie en permanence l’identité de chacun, on ne saurait dévoiler la sienne sans être suspecté d’arrogance par les envieux, ou de folie par les prudes, à moins d’être un avatar de la collaboration.


868
On mesure les sentiments que l’on éprouve dans ce qu’en provoque l’absence de leurs manifestations ; de la jalousie à la négligence, en passant par le mépris, tout cela dénote le scrupule à montrer, non ce que l’on ressent véritablement envers l’autre, mais ce qu’on est disposé à ne pas lui montrer d’autre que ce qu’on est sûr qu’il approuvera ou qu’il blâmera, mais non l’indulgence de sa part devant notre maladresse de mettre à nu des sentiments que l’instant de la discorde venant, mettra dans l’embarras.


869
Ce qu’il est reproché à la colère, c’est qu’elle ne se transforme pas en révolte. Par ce manquement, elle se réduit à sembler n’être plus que le gémissement d’un agonisant qui ne retient rien, que le mépris ou la pitié.


870
Il n’est pas tant de se plaindre que de se révolter ; ainsi, la hardiesse du second compensera l’humiliation due au premier.


871
Se plaindre et n’être pas entendu, voilà qui ne console en rien, et provoque l’avilissement ou la révolte, selon l’habitude que l’on a de se soumettre avec sobriété, ou à l’inverse, de se soumettre sans tempérance.


872
Se plaindre est l’aveu de l’impuissance. Cela gâte l’optimisme de ceux qui ont toutes les raisons de leur contentement, par cela que se comparant à pire, ils trouvent matière à se satisfaire du peu que la comparaison à mieux indisposerait autrement à en jouir pleinement.


873
Pour beaucoup, ne jamais se plaindre là où il y a tout lieu de le faire, est preuve de courage, alors qu’il n’y a là, que preuve d’impuissance.


874
A force de souffrir en silence, on finit par mourir dans l’oubli.


875
La colère de ceux dont manque à leur vie l’essentiel qui en fait une force, et qui ne se transforme pas en révolte, n’est que le fruit de l’impétuosité. Elle n’est, par cela, jamais acceptable, à l’inverse de la colère que la patience pousse à la révolte, sans toutefois être acceptée par ceux là que tout de leur vie doit les obliger à s’y opposer.


876
Il n’est pas tant de prendre parti pour le faible contre le fort, selon l’exigence de la morale que l’on adopte, que de prendre parti pour soi contre tous ceux qui s’y opposent. Selon le point de vue que l’on défend, on trouvera les complicités du parti qui nous convient et qui nous force à prendre position. Seule l’erreur de jugement, en cette matière, est impardonnable, car elle nous amène à prendre parti pour une position qui ne nous convient pas.


877
Le plus souvent, on dit du bien des autres, afin qu’ils ne pensent pas du mal de soi.


878
Il suffit de se dire du mal de soi pour interdire aux autres de penser de même. Cela nous renforce plaisamment, et amoindrit celui qui espérait se grandir par ce procédé.


879
Qu’est-ce qu’une évolution, sinon l’erreur observée d’un début, et qu’il est demandé à la copie de corriger ?


880
Lorsque l’adversaire reconnaît en nous une qualité, alors elle n’est plus qu’un défaut dont il faut se défaire au plus vite.


881
Là où l’adversaire n’a qu’injures envers soi, on peut convenir de notre justesse.


882
Dans le monde du spectacle, il n’y a plus d’adversaire reconnaissant, mais seulement des adversaires reconnaissables aux injures et aux mensonges qui leurs servent d’arguments, et que l’usage du monologue médiatique en domine la divulgation.


883
Il est mieux d’être sourd, que d’entendre le brouhaha des médiatiques. Une surdité faite de silence profond est un sort plus enviable qu’une surdité faite d’un silence contrarié en permanence par des bavardages privés de sémantique : elle présente l’avantage d’y voir avec plus d’acuité.


884
Il est un silence dont la profondeur éclaire l’esprit d’une force d’attraction que rien ne résiste ; un silence plus charpenté que ne saurait l’être le plus puissant des arguments, c’est le silence calme et reposant de celui qui a su vaincre le mépris avec le sourire tranchant de son assurance, après qu’ayant trouvé une solution à des problèmes réputés insolubles, il en conclut à leur insignifiance. Car, il n’est pas tant de savoir résoudre des questions, que de savoir les mener. C’est à cette approche que l’on est plus certainement jugé, plutôt qu’à une solution bâtie avec les matériaux du mépris. Les propositions de la science moderne ne sauraient là me contredire.


885
On serait bien en peine de trouver un équilibre dans nos relations, parce qu’alors, il faudrait supposer faire des rencontres qui nous conviennent, indépendamment de leur propre convenance ; des rencontres qu’un seul côté détermine l’autre, afin que chacune des parties y trouvent un équilibre qui invite à l’harmonie. Cela ne saurait se faire que dans le cadre strict de principes qui s’imposent à l’ensemble, sans appartenir à un seul. Le despotisme du collectif, afin d’interdire l’autorité de l’individu. C’est là, l’esprit des lois d’une convention démocratique, par opposition aux lois de l’esprit d’un despotisme conventionnel. Convenir se soumettre au général, afin d’interdire l’apparition d’une autorité singulière. Cependant qu’il y a une grande différence dans l’application de chacun de ses principes, c’est que l’un garanti une marge de médiocrité là où l’autre ne saurait pas même garantir une marge de qualité.


886
Rechercher l’équilibre harmonieux des rapports humains, et se trouver débordé de toute part ; c’est que, trop de solitude provoque un désir de sollicitude, et trop de sollicitude provoque un désir de solitude. Il y a toujours trop de l’un ou de l’autre, selon qu’on se sent trop seul, ou pas assez, quand les relations sont déterminées par l’intérêt…


887
Il en est des rapports humains que l’entretien de certaines relations laisse entendre des privilèges que le désintérêt pour d’autres laisse supposer. On n’en blâmera que la maladresse à ne pas savoir les justifier lorsque les temps disposent d’en changer.


888
Chacun convient du sort peu enviable qu’il dispose, alors que tous se moquent de celui des autres.


889
Se moquer du sort des autres, il faudrait pouvoir s’en distinguer par la maîtrise que nous observons de notre propre vie, alors même que nous ne savons que nous retenir aux critères dominants comme à une bouée tout juste gonflée pour ne pas couler, et que rien ne justifie de venir à notre secours.


890
Juguler, puis lâcher un peu de leste, et vous ferez de n’importe quel pauvre, un être satisfait dans sa soumission.


891
La comparaison avec pire que soi, fait de n’importe quel pauvre, un homme heureux, à défaut d’être libre ; que l’idée de liberté révulse, non parce qu’il craint de la concevoir, mais parce que cette idée est conçue pour lui de sorte à ce qu’il la craigne.


892
On est reconnaissant aux belles plantes de nous offrir leurs parures, mais c’est pour se les approprier, tandis qu’aux mauvaises herbes, il est amusant de voir les imprudents s’y aventurer, pour le regretter après s’y être frottés. La séduction possède ce défaut d’attirer la convoitise et l’appropriation, tandis que l’on s’éloigne de ce qui n’a aucune clarté apparente ; mais que les temps viennent à la montrer, et on regrettera tout autant de ne pas s’être laissé tenter ; mais alors qu’il est trop tard. C’est que la légèreté est un piège dont on s’accommode le temps de son succès, et que la honte de s’y être laissé charmé nous envahit sitôt sa mode passée. Il en est ainsi de tout ce que les sirènes du spectacle, par leurs chants irrésistibles, attirent à elles. Et l’expérience nous montre qu’il y a toujours un nombre croissant de gens qui se laisse piéger, et cela d’autant que le piège est plus gros. Comme quoi, l’expérience des uns ne sait, au mieux, que desservir la naïveté des autres.


893
Il y a une telle abondance de désastres de par le monde, qui nous sont montrés, qu’on finit par croire qu’ils sont produit pour nous faire aimer ici la stérilité de notre existence.


894
Etre pauvre et lucide en même temps, fait supporter l’existence à défaut de la supprimer par le suicide, ou de rechercher la vie dans la révolte. C’est que l’état de pauvreté finit d’imposer ce dont on dispose par la lucidité: le désabusement.


895
A quoi peut servir la lucidité lorsqu’on n’est qu’un gueux, sinon à s’accommoder des mets les plus âcres, sachant qu’il n’y en a pas d’autre, afin de ne pas mourir de faim, sachant que cela ne suffit pas pour vivre…


896
Il est donné dans le monde, le pouvoir de faire absolument n’importe quoi, à des gens dont l’idée principale ne saurait être comprise en dehors de celle du profit et de la domination qu’il procure. Et à l’observation, il apparaît qu’aucun obstacle ne semble pouvoir limiter l’expansion de ces gens à l’appétit si démesuré pour la domination ; on en déduit qu’elle est pour eux, une prophylaxie indispensable dont l’arrêt brutal agirait comme un sevrage trop rapide dont l’effet serait dévastateur à l’exécution de leurs ambitions, et donc pour leur propre vie. Et cependant que l’on peut déjà constater l’effet dévastateur de leur appétit sur le monde, avant même de se soucier des fâcheuses et inévitables conséquences de leur projet sur la vie, et dont la leur, elle-même ne pourrait en échapper, comme l’ambitieux qui ne recule pas devant son propre péril s’il peut en tirer une part de jouissance, aveuglé par sa propre folie, et que les autres se résignent à constater, impuissant. Comme s’il était préférable de mourir de la domination, plutôt que se laisser envelopper par la vie que son apparente fragilité rendrait impropre à la dominer…


897
Aimer la vie ne saurait se confondre avec les diverses manifestations spécialement conçues pour le divertissement, ni non plus avec cette activité très spéciale qui s’échange contre un salaire, encore moins sous la protection des diverses organisations structurées en armée, police, gardiens de toutes sortes. On ne saurait faire la confusion avec les diverses reconnaissances officielles pour lesquelles un diplôme ou une marque particulière est délivré. De même qu’on ne pourrait la qualifier avec les vocables qui servent la domination, qui soulignent un principe hiérarchique. On ne pourrait la trouver dans les architectures qui servent de trait d’union entre deux journées, entre la fin d’une journée de travail, et le début de la suivante, sinon de façon clandestine et rachitique, lorsque deux amants s’enlacent... C’est même dans ce moment rare, alors que la répétition, la fatigue, les contrariétés de toutes sortes nuisent à son épanouissement, que l’on peut saisir la vie, le sens qui en fait une force, le relief que l’on traduit comme art, l’imagination qui l’élève vers la liberté et qui en est la substance.


898
La liberté est la substance de la vie.


899
Ayant atteint le niveau de celui qui se fait respecter par son autorité, on se croit libre alors qu’on ne sait éveiller autour de soi qu’un comportement prédateur ; risquant d’être englouti par ses propres thuriféraires, voilà le destin de celui qui a l’ambition d’être libre en donnant ses directives. Mais comment parviendrait-il à être libre, puisque voulant être maître, il dépend de ses serviteurs ?


900
On croit grandir une tâche par la reconnaissance d’un public envers l’exécution de cette tâche, alors qu’on ne fait que s’y abaisser par la jalousie que cette reconnaissance provoque en retour, par ce même public. C’est qu’il n’y a rien de plus frivole qu’un public


901
La durée d’un joug fait applaudir à l’intervention d’un libérateur, ou que l’on prend pour tel, mais sitôt ces liens brisés, il ne tarde pas à se révéler en les remplaçant. C’est alors qu’on s’aperçoit qu’il n’est qu’un nouveau maître qui tarde à répondre à l’appel pour lequel il est venu, mais non en négligeant les raisons qui l’ont fait intervenir. Un occupant chasse l’autre lorsque l’enjeu vaut d’y consacrer son temps. Il faut garder à l’esprit que ce qui attire l’appétit de l’un risque fort de faire de même pour l’autre, c’est pourquoi la prudence dicte de conserver secret ce qui doit surprendre, plutôt que de se livrer nu aux mains de celui que l’on croit notre complice, et qui ne se montre finalement qu’intéressé ; ainsi, par cette dérobade, le déstabiliser dans l’assurance de sa position afin de ne pas se voir confisquer ce que l’on conçoit de liberté. C’est que la liberté ne se donne pas. On la prend lorsque le temps est venu ou on l’ignore ; mais dans ce cas, il n’y a rien que l’illusion de s’en être emparé alors que rien n’a changé.


902
On le voit, la mémoire nous est d’aucun secours, d’aucun enseignement, qui ne sert d’expérience. Il suffit de croire que le temps d’un mauvais souvenir est révolu, pour voir réapparaître le même cauchemar, mais sous une forme améliorée, plus contemporaine, mieux en adéquation avec l’esprit du temps qui veut croire en une évolution là seulement où il n’y a qu’aménagement. De sorte qu’en référer à des temps révolus excuse leur récurrence.


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La mémoire ne sait, au mieux, qu’ériger des murs de lamentations.


904
On note depuis peu, plusieurs sièges de la mémoire ; mais il y en a un qui est bancal, c’est celui qui retient la honte et la culpabilité. On ne saurait s’en défaire sans une soudaine amnésie.


905
Pour prendre son envol, il faut s’être allégé du poids mort et encombrant qui nous retient par une mémoire de coupable permanent, celle d’être née et qui nous impose un devoir d’obéissance. Il nous faut rompre avec les sollicitudes bienveillantes qui nous retiennent dans notre élan vital ; ces sollicitudes qui disposent de toutes les justifications tant élogieuses que légitimes pour nous maintenir dans un état dont le blocage ne fait que le dépérir ; de ces justifications qui nous retiennent dans l’apnée de nos désirs, et finit par amoindrir jusqu’au plus simple des projets, jusqu’à le rendre si inutile que l’on finit par admettre qu’il est plus sage de ne rien faire, plutôt que se laisser emporter par le souffle impulsif de la vie. Et c’est ainsi que, petit à petit, on finit de mourir, par défaut d’avoir commencer à vivre…


906
Le souvenir nous maintient en attente, en fixant l’avenir dans l’espoir.


907
La mémoire nous fixe dans un interdit moral ; ce qui provoque le désir de le rompre. D’où les catéchumènes. Ils ont l’art de l’hypocrisie, celui d’enseigner les bonnes manières par des manières que ne retienne que celle du vice ; provoquer la curiosité par le détour de la vertu…


908
Quelle naïveté que de croire que le pire ne revient pas. Il n’est jamais pire que ce qui est vécu sur le moment qui s’inscrit dans son présent ; que l’on redoute de voir venir ; que l’on en regrette l’apparition, et qui laisse après son passage, l’amertume du désastre.


909
A l’évocation d’un malheur redouté, de se voir plus pauvre qu’on ne l’est par exemple, on ne peut que se convaincre de la chance d’être déjà ce que l’on est, alors que précisément, c’est cette condition qui caractérise l’état de pauvreté, et non cette chance que la médiocrité ne saurait élever au niveau d’une richesse.


910
Il faut, pour tomber dans la déchéance de l’esprit, avoir été à ce niveau qui nous y a fait plonger, une certaine hauteur d’esprit, tandis qu’être misérable est pareil à une nature : d’aussi haut que l’on atteint le sommet de ses ambitions, c’est avec cette nature qu’on y grimpe, et qu’on y parvient, de sorte que malgré cette hauteur, c’est toujours avec un esprit vil que l’on conduit nos affaires. Et cela est d’autant renforcé que la faiblesse de ceux qui s’appuient sur notre ambition, nourrie notre force en montant sur leurs épaules. Etre misérable, c’est se nourrir de la faiblesse des autres pour nourrir notre force. Mais, que ce piédestal vienne à vaciller, et c’est tout l’édifice qui s’écroule comme un château de carte.


911
S’appuyer sur la faiblesse pour se tenir debout, est comme marcher avec des béquilles. L’illusion tient, tant que tient l’idée que des béquilles sont nécessaires, et il se trouvera toujours des misérables pour servir d’appui. Mais, qu’il arrive à certain l’impétueuse idée de vouloir s’en affranchir, et l’instabilité de l’édifice ne saurait retrouver son équilibre qu’avec ceux qui voient dans ces iconoclastes, un esprit maléfique visant à tout anéantir, redoutant d’être eux-mêmes déchaînés. C’est pourquoi, tant que les petits se nourriront de la force de ceux qui ont besoin de leur faiblesse, l’émancipation restera une idée vaine.


912
Tout de la vie nous est montrée comme une erreur. On devrait y voir de l’exaltation, mais non, c’est erreur qu’il lui est attribué pour définition. Erreur. Ainsi, la liberté est synonyme de travail, la culture, de commerce, la mémoire, de culpabilité, l’amour, d’oppression…


913
Il est de principe de dénoncer les crimes de guerre ; comme s’il pouvait y avoir des guerres sans crime…

914
Entre deux maux, le moins pire est le mieux, dit-on. Cela est vrai pour qui vivre, c’est avoir, car alors avec peu, il pourra trouver le moyen de posséder encore, et s’emploiera très vite dans ce sens, tandis qu’avec rien, il ne lui reste que la conscience que lui offre sa déchéance, et qui est celle de n’être rien puisque étant sans rien. C’est la loi de cette jungle très particulière que se livre les hommes entres eux dès lors que leur être s’identifie à la possession. Voilà qui rend avide ; c’est qu’on ne saurait se satisfaire de peu sans ressentir le manque cruel que produit l’absence de tout, lorsque l’habitude de posséder se confond avec celle de commander, et qui est l’exercice d’un pouvoir. C’est qu’on ne saurait commander qu’à ceux que l’on possède, semblable en cela au maître envers son chien.


915
Une grande possession procure une grande autorité.


916
A quoi bon réfléchir, lorsqu’un agréable repos vient nous faire oublier soi-même… Nous mettons beaucoup d’espoir dans le repos, comme un outil dont les effets réparent les tords et les manquements de la veille, pour un jour nouveau que l’on souhaite vierge de toute contrariété. On attend de la nuit, des solutions sans problème, que le jour transforme en problème sans solutions ; et nous errons ainsi en marchant comme Möbius sur son ruban. Comment, dans ses conditions, ne pas devenir insomniaque...


917
Que peut bien signifier « être soi-même » lorsque les influences infléchissent et réfléchissent le cours de toute une vie ; que nous ne serions ce que nous sommes sous d’autres latitudes et à d’autres époques, sinon qu’il est un tronc commun qui définit l’espèce humaine dans son comportement, et qui est de s’identifier à une sorte de justice qui le reconnaît dans le servage, ou bien dans le rôle de maître…


918
Tant que durerons les systèmes de croyance, durera la dialectique du maître et de l’esclave.


919
On peut se dire, arrivé à un âge avancé, croire ne rien savoir d’essentiel, alors que l’on a cru, tout au long de la vie, apprendre l’essentiel de ce savoir. Cependant, il est un fait immédiatement saisissable, c’est que nous savons beaucoup de choses parmi celles qui sont essentielles. La faculté du doute n’y est pas étrangère, mais c’est la ténacité à rechercher des réponses, et à les trouver, qui forme un savoir, non le doute comme seule réponse. Et, de plus, à trop douter, on finit par tout ignorer si nous n’avons pour seule réponse que celle du doute permanent.


920
On peut aller jusqu’à douter de tout, mais alors, il faut aller jusqu’à douter de ce doute si nous voulons bâtir des certitudes.


921
L’homme avance par étape : il commence par croire aux erreurs qu’il observe, et fini par observer les erreurs qu’il croit.


922
La réflexion se nourrit du doute pour bâtir des certitudes, et non l’inverse, à moins d’être un indigent ou un tyran ; le premier, parce qu’il subit les certitudes du second que le doute indispose pour bâtir ses réflexions.


923
On ne saurait confondre doute et critique ; c’est que le premier ne saurait guère que remettre en discours ce que le second veut abolir.


924
Le doute est une étape dans la déconstruction d’un système dont les fondements sont remis en cause par la découverte d’éléments plus justes incompatibles avec ce système ; mais, l’étape suivante est la critique, c’est-à-dire, la déconstruction proprement dite de ce système, afin de proposer un système plus cohérent avec les nouvelles découvertes, et non l’adaptation du système ancien à ces découvertes. De la certitude au doute ; du doute à la critique ; de la critique au bouleversement… Les nantis s’arrêtent à la certitude ; les indigents recherchent la critique ; seule la masse des esclaves se frayent un chemin entre le doute et la critique, basculant selon les circonstances, de l’un à l’autre afin de se protéger. C’est le peuple du milieu qui craint toujours la franchise des climats.


925
En un siècle, celui de la marchandise, celui qui a pris possession de lui-même après la première grande boucherie du monde de l’Europe des marchandises, on a tellement cru à tous les changements, que l’on n’a finalement fait que seulement changer de croyance. Passer de la confiscation par les nantis, à la complicité de tous. Du mépris au mensonge, du cynisme à la démocratie.


926
Lorsque l’on est très bas, on ne peut se rehausser qu’en deux façons qui se rejoignent : soit en abaissant l’autre à son propre niveau, soit en montant sur les épaules du plus faible. L’un des deux points de vue se veut démocratique, tandis que l’autre est autocratique.


927
On ne saurait mieux ménager les valeurs d’un individu qu’en les comparant à celles d’un autre. Mais, la valeur d’un individu ne se ménage pas ; au contraire, elle doit se déménager pour se vérifier. Et en ce cas, l’erreur est impitoyable.


928
La bassesse est un instinct de conservation, comme l’arrogance, s’exprimant de manière contradictoire, mais pour un même résultat, celui de ne pas périr sous les coups, en s’abritant derrière un pouvoir, ou par l’exercice d’un pouvoir.


929
On ne peut blâmer quiconque d’être ce qu’il est, mais de le vouloir sitôt que ce qu’il est se fait au détriment d’un autre.


930
Qui peut se flatter de n’être pas un domestique, et dans le même temps, peut se flatter de n’avoir pour maître que lui-même, sinon les imprudents et les fous, les premiers par excès d’orgueil, les second, par défaut d’humilité.


931
Pourquoi distinguer une race des seigneurs ? La race des humains suffit à la distinguer, dans le bourbier de l’apparence.


932
Etre ce que l’on voit, pour ne pas voir ce que l’on est.


933
Selon Héraclite l’éléate, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Et pourtant, l’eau qui le constitue est toujours la même, faite des mêmes éléments qui la compose. Comme le temps, qui ne revient jamais alors qu’il se renouvelle sans cesse, imposant les mêmes questions sans jamais apporter de réponses convaincantes qui pourraient sceller définitivement l’impossible raison de la vie. Voilà qui ferait perdre le sens de l’orientation au plus habile des caravaniers du désert. On ne sera donc pas étonné d’avoir perdu l’orientation du sens du monde, d’avoir pour ainsi dire, perdu son propre sens de l’humanité, sans douleur ; et c’est cela qui nous fait admettre notre désorientation. Qu’importe que la dent soit gâtée si elle reste indolore ; pour les conséquences, on se persuade qu’il sera toujours temps d’intervenir le moment venu, que l’on identifie au bon moment, alors qu’il est le moment final, celui qui marque le début d’un retour impossible, et la fin d’un temps que l’on croyait si confortable. Il reste à craindre qu’il soit trop tard…


934
A force de se dire que les temps révolus ne reviennent jamais, on a finit par s’en persuader en intervenant sur le monde de sorte à le rendre impropre à tout retour possible. On a finit par rendre le monde éternel. Comment ? Par la surcharge de déchets impossible à transformer, par l’excès de pollution impossible à supprimer, par l’hypertrophie des pouvoirs impossibles à éradiquer. On s’est condamné à se perdurer par le développement permanent des conditions de notre propre anéantissement. Chasser un mal, par un mal plus grand encore…


935
Derrière les conditions de la modernité, se cache un mendiant à la porte de son propre cimetière.


936
Meurtres, intrigues et larmes sont les ingrédients dont est fait l’histoire autoproclamée du monde moderne. C’est à ce prix que la modernité s’impose. Voilà qui nous ferait regretter les temps préhistoriques, où l’on devine par les traces qu’on en découvre, que ces temps n’étaient pas entièrement voués à résoudre les problèmes, les drames et les convoitises ; que la chasse, la procréation et le raisonnement pouvaient avoir d’autres buts que ceux du reniement et de l’exploitation. Et d’ailleurs, qu’aurait-il de plus redoutable que nous, ce sauvage préhistorique, devant notre bonté ?


937
Surveiller, censurer, enfermer, sont les techniques de dressage en vue de la domestication en usage dans les sociétés modernes. C’est la condition rendue nécessaire par l’expansion du monde et l’usage de son hégémonie : cloisonner, afin de contrôler le fluide incessant des individus ; faire de la passivité, le seul comportement acceptable, sans être reconnu, de la soumission involontaire et sans conscience qu’exige les temps modernes ; système de la passivité qui aime les eaux calmes et les temps morts, afin de n’être pas troublé dans son expansion ; ainsi, passer du sommeil de la raison qui a permis toutes les dictatures, à la raison du sommeil qui permet toutes les démocraties.


938
La vie, cette éternelle inconnue pourvue de tous les dangers, habillée des charmes de toutes les séductions, n’a de réalité que la théorie que nous admettons comme explication. Ainsi réduite aux seuls dénominateurs qui nous conviennent, nous nous autorisons à la manipuler comme un jeu dont on connaît assez les règles pour les contourner. Selon le point de vue que l’on adopte, on jugera comme de la tricherie ou de la curiosité ce contournement, mais non pour ce qu’il est : l’erreur de ne pas en saisir sa quintessence, et qui est sa jouissance. Prendre la vie au vol, comme l’oiseau dans l’air, il semble que cela nous sera à jamais dérobé de tout ce que l’humanité possède, comme sa manifestation la plus libre, parce que le besoin apparaît comme la pierre qui doit cimenter ses fondations. En somme, vivre par besoin plutôt que par désir…


939
S’adapter aux exigences d’un monde… Ou exiger l’adaptation d’un monde…


940
Ce n’est pas tant d’avoir envie de vivre qui gouverne l’esprit, que de vouloir bâtir un monde. Et cela détermine des conditions qui divisent les hommes. Bâtir un monde, ou le vivre, s’approprier une culture, ou s’en affranchir… L’un de ces deux points de vue se soumet à l’obligeance de fournir des preuves de son projet, et instaurer une mémoire, tandis que l’autre est comme la brume qui s’évapore sitôt que les mâtins de la convoitise veulent l’éblouir.


941
Vivre sur la mémoire, c’est vivre par procuration, demander au passé d’être ce qui justifie le présent ; faire du passé, le témoin incontournable qui se doit de juger le présent ; le passé comme occupation permanente du présent !


942
Le passé ne peut prendre de sens que comme moment critique, comme expérience qui ne doit pas se renouveler, mais s’enseigner.


943
Le moment d’aujourd’hui censure le passé comme moment critique, afin de l’exposer comme moment mort qui doit se renouveler identiquement à lui-même, comme l’animal domestiqué doit faire oublier son origine sauvage. C’est la condition pour une pacification durable.


944
Faire du passé une leçon de morale, voilà l’impasse dans laquelle nous entraîne tout rédempteur, parce qu’il lui faut régner, et qu’on ne peut régner souverainement que sur l’abjuration des désirs de ses esclaves ; condition nécessaire pour les fidéliser.


945
La persuasion et l’autorité sont les deux principes qui garantissent la durée d’un règne, quelque soit son mode d’exécution, dictatoriale ou démocratique, selon le vieux principe de la carotte et du bâton pour conduire un âne…


946
Ecouter l’autre, puis s’imposer, voilà le sens de la démocratie. S’imposer, puis écouter l’autre, voilà celui de la dictature. Le premier se légitime par la souplesse que le second méprise, mais non par la liberté, parce que par essence, être libre c’est s’affranchir de ces conceptions, et non être restreint à l’intérieur de ce qui préoccupe la légitimité de chacune d’elles.


947
On serait bien en peine de prétendre à être, dans un monde où tout est conçu pour l’accaparement.


948
La division en classes sociales se visualise par la différence de quantité de choses dont on peut disposer, et qui détermine une qualité d’esprit dont on fait un pouvoir, ou un devoir, selon que l’on est résolu à s’approprier les manifestations de la vie, ou limité dans sa réflexion à refuser cette condition. Il semble que s’affranchir de ce qui détermine la vie entre devoir et pouvoir demande des dispositions si manifestement inconnues qu’elles demeurent effrayantes à leur seule supposition…


949
La vie n’est ni courte ni longue ; elle est seulement trop courte pour ceux qui travaillent à en chercher une jouissance par l’usage de ceux pour qui elle est bien trop longue, n’étant que laborieuse.

950
Le temps appartient à celui qui est libre.


951
La vie ne saurait se confondre à n’être qu’une durée, parce qu’elle est cette qualité que contient l’art pour en exprimer sa quintessence.


952
La vie que l’on identifie à la durée, est celle que dirige l’économique, non pour en développer sa force, sa vitalité, mais pour faire en sorte de maîtriser sa durée afin de l’exploiter. C’est de là que le temps se définit par l’argent.


953
Nous vivons comme un enfant qui ne veut pas naître parce qu’il ne veut pas mourir. S’affranchir des codes qui déterminent notre comportement, se libérer des carcans qui nous impose notre mode de vie, s’éloigner de l’autorité qui nous jugule, c’est-à-dire vouloir naître, voilà qui nous effraie. Bien sûr, dire cela soulève la désapprobation parce que tout le monde convient de sa propre naissance et ne se conçoit pas immature ; et cependant chacun recherche la sécurité, malgré la privation que cela entraîne, veut la tranquillité, malgré la stérilité que cela induit, aspire à n’être responsable en rien, malgré la paralysie que cela provoque, dans l’espoir de ne pas mourir, de fuir la finalité de la vie. Ne pas naître parce que ne pas mourir, c’est là le sens qu’il est attribué à la vie, et qui semble convenir aux habitants du monde moderne, parce qu’ils aspirent au repos ; et quoique pas comme celui d’un guerrier ; plutôt comme celui d’une dépouille.


954
Ne pas naître, ne pas mourir, n’être que l’apparence que tout le monde veut voir ; éveiller la jalousie qui nous renseigne sur le degré d’abondance que l’on expose, et qui ne traduit que le degré d’insolence dont on dispose ; esquiver toutes remarques envers des compétences qui nous font défaut… N’est-ce pas ce qui s’appelle de l’urbanité... ?


955
Ceux qui haïssent la vie sont ceux qui la trouvent gaie ; il y a dans leur gaieté une fausseté qui s’y tapit. Ils la trouvent gaie parce qu’ils en jouissent, mais ils ne sauraient en jouir sans devoir s’imposer, sans devoir commander, sans devoir s’approprier la manœuvre d’un système, en être maître. Mais alors leur jouissance est faite du renoncement de ceux que leur inquiétude et leur naïveté les ont fait dépouiller jusqu’à leur propre vie ; de ceux qui ont confié la gouverne de leur vie aux mains de ces maîtres. Ainsi, la jouissance de ces maîtres est faite de l’abandon de la vie de ceux que tout leur échappe. Voilà une jouissance bien contrariante, qu’elle ne connaît la liberté que par le défaut de ne pouvoir s’affranchir de ceux dont la vie n’est faite que de résignation. En cela, la liberté qui présente un tel défaut n’est qu’un simulacre de liberté ; la liberté qui a besoin de la soumission pour jouir de sa nature ne repose que sur son avatar, mais non sur elle-même.


956
Qui peut jouir de la vie, aujourd’hui, sinon les riches, cyniques et puissants, et dont l’opulence provient du labeur de ceux qui habitent les égouts, et de la mort que les guerres répandent pour que ces puissants s’accaparent les richesses… Cependant qu’on ne saurait les désavouer sans devoir porter préjudice aux miséreux car, sinon de quoi sera faite la vie de celui qui n’en connaît que sa misère ? Quel courage saurait-il se donner pour l’apprécier ? Quel sorte d’indiscrétion pourrait l’habiter qui lui donnera la hardiesse de la découvrir ? A voir le peu d’empressement à vouloir se défaire de ses jougs, il lui semble plus sage de se blottir à l’abri d’un puissant protecteur, plutôt que de goûter à la vie ! c’est que l’essence de la vie ne garantit d’aucune protection autre que celle que chacun se forge lui-même à travers son propre périple. C’est pourquoi, il est plus heureux de n’en rien connaître afin de s’en abriter, plutôt que de finir par se plaindre de s’en trouver effrayé.


957
Il est une faculté que la défaillance de la mémoire favorise, c’est de rendre la haine et le pardon impossibles. C’est que la haine et le pardon ont besoin de temps pour s’affiner, pour toucher au but sans reproche possible. Et il faut de la mémoire pour donner au temps de l’épaisseur. Ah ! quand l’oubli tient lieu de prophylaxie…


958
La haine et le pardon sont comme les mâchoires d’une tenaille qui maintient dans son mors l’étau de la justice.


959
Oublier pour retrouver la joie de l’innocence, ou faire vieillir l’innocence dans la mémoire, et perdre le sens de la joie sous le poids du temps qui s’accumule…


960
Comment naître en toute innocence, lorsque des générations de prolétaires se succèdent, alourdies du poids des préjugés de celles qui les ont précédées, sans qu’aucun doute ne vienne en corrompre l’héritage, aggravées en ce que cette absence de doute sert à bâtir les futurs certitudes, produisant ainsi les préjugés nouveaux qui s’ajoutent aux précédents ? Ainsi, sitôt né nous sommes déjà marqués du sceau de la culpabilité par ceux là que le bon sens ferait croire qu’ils devraient s’en éloigner. Poser le pied sur le sol de l’infamie, avant d’avoir atteint l’âge de s’en rendre compte… Et la reproduire en retour… La raison comme idéalisme, ce projet par nature impossible à atteindre.


961
L’idéalisme qui s’empare du bon sens, le dirige inévitablement dans une impasse.


962
Se laisser guider par la passion de la jeunesse… Et finir par se durcir dans l’âge de la raison…


963
La raison, froide par nature, ne se souci que de la logique de ses tempérances, plutôt que de se laisser guider par l’intempérance de la passion. Mais ne croyez pas que la passion est destructrice ; voyez la nature, animée du seul fait de la passion, et qui se renouvelle à chaque saison qui lui convient.


964
La passion n’est pas privée de logique, mais elle est cette réalité que craint la logique du raisonnement, la logique de l’esprit des lois, parce que sa nature dévoyée par cet esprit force à la froideur. La passion est le feu qui élève la logique à celle des sens, et que la censure de l’esprit des lois éteint.


965
Le temps émousse les passions les plus vives, sitôt que les forces obscures de l’aliénation – éducation, police, justice – s’emparent de la virginité des sexes en ébullition de la jeunesse, afin de les asservir à la raison d’un intérêt que tout prétend être supérieur à la moindre manifestation du vivant, et qui est celle de jouir du pouvoir de s’imposer, non par cynisme – ces gens ne sauraient atteindre un niveau si élevé – mais par mesquinerie, principes d’ordre moral, lègue d’un héritage de parvenus, volé à un esclavage de laborieux ; le besoin de prouver sa raison par la force, contre la force vitale du désir.


966
Apparaître pour ce que l’on n’est pas, plutôt qu’être ce que l’on redoute de faire apparaître…


967
Le pouvoir n’a d’autre but que de dissimuler la faiblesse derrière la force, afin de jouir sans contrariété.


968
On ne saurait laisser la manœuvre d’un navire en perdition, à celui qui se distingue par sa sagesse. Il aurait trop tôt fait de démontrer l’aveuglement du plus grand nombre par l’éblouissement de leur égoïsme. Que vaut un navire bien conduit, alors que ses occupants sont aveugles ? Faire confiance à un seul qui n’est pas atteint du défaut de n’être pas ce que le commun est, par toute évidence, cela éveille un sentiment de méfiance, sinon de défiance, et finalement, de bannissement à son égard. Mais, comment cela pourrait-il être autrement, n’ayant pour seul critère que ce que chacun réprouve chez l’autre de n’être que comme lui ?


969
Que vaut la sagesse d’un seul, face à la folie de tous ; sauf à s’emparer d’un pouvoir qui forcera à le reconnaître, soit par l’admiration, soit par la crainte, mais non pour sa sagesse, cependant.


970
Ressentir de la honte à en appeler à son secours, alors même que ce sentiment, sitôt éprouvé, ne saurait guère trahir que notre petitesse à faire de nos convictions, un élément de la morale des réprouvés, une damnation de repenti…


971
La honte trahit le désir secret de se vouloir immanent, alors qu’en cela, elle démontre l’immaturité de notre être.


972
Revendiquer ses actes démontre le degré de liberté qui fait défaut lorsque la honte s’empare de notre âme.


973
Il n’est pas d’acte plus violent que celui pour lequel on éprouve de la honte, parce qu’il se réduit à n’être que la violence d’un jugement.


974
Il n’est pas d’acte que l’on puisse réprouver, sinon ceux que la domination de la morale soumet à son jugement ; cette forme désapprobatrice de la domination, pour laquelle est libre celui qui se soumet à ses modalités.


975
Un système de société ne saurait résoudre ses contradictions autrement que par l’usage répressif de sa force. Admettre en son sein une discussion, c’est admettre la vulnérabilité de ses critères, leur caractère provisoire, et par conséquent, en reconnaître leur faiblesse, admettre qu’elle n’est pas un modèle durable ; ce qu’il lui est impossible de concevoir sans apparaître déficiente.


976
Le choix se fait en faveur de l’homo-économicus, contre l’homo-sapiens ; en faveur de la pensée logique, contre la logique de la pensée.


977
La contradiction n’invalide pas la cohérence d’un énoncé, mais démontre sa limite, et appelle sa critique.


978
Mettre en adéquation les faits à la pensée, ou soumettre la pensée à l’épreuve des faits. Le premier point de vue est en accord avec le monde moderne, le second avec sa critique.


979
L’esprit sage s’éloigne de tout ce qui le met en danger inutilement. C’est en cela qu’on reconnaît sa maturité ; l’esprit économicus se met en danger, par pur esprit utilitaire, par pur esprit de rentabilité, jusqu’à perdre ce sens même de l’utilité et de la rentabilité, simplement parce qu’il fait ce qu’il faut pour n’être que ce qu’il est : la chose en soi qui ignore tout par pure dévotion envers sa domination. C’est aussi pour cela qu’on ne lui reconnaît aucune sagesse.


980
Si, auparavant on pouvait justifier de la domination par ses idées, les croyant justes, entendez des idées pour le bien public, des idées supérieures en cela qu’elles pouvaient ajouter à ce qui devait fortifier l’esprit de l’humanité, malgré la controverse que soulève cette position, aujourd’hui on domine les idées pour les justifier, au mépris de tout bien public, au mépris de l’esprit du droit de l’humanité qu’appelait un Montesquieu de tous ses vœux, au mépris de la logique des idées, mais pour l’idée de la logique qui appartient entièrement à l’économie comme idée d’un monde qui se passe du monde des idées. En résumé, passer de la domination des idées, à l’idée de la domination.


981
La domination d’hier qui trouvait sa justification dans les idées, s’est renversée aujourd’hui en une idée qui trouve sa justification dans la domination.


982
Le plus souvent, nous faisons les choses par défaut, plutôt que par désir ; et nous mentons de ce rapport par inquiétude, plutôt que par prudence. Concevoir nos manquements comme une erreur, plutôt que de les revendiquer, c’est là une des sources de la soumission, de la faiblesse qui donne à l’autorité toute possibilité de s’imposer. Faire des manquements, la source de la réflexion, les revendiquer, renforce la certitude d’être, rend plus invincible celui que tout montre comme faible, alors que par cette publicité, c’est l’autorité qui s’affaiblit par cela que les certitudes dont elle se croit investie, s’en trouvent fragilisées. L’affaiblissement ne provient pas de ce qu’on ne saurait produire, mais dans la crainte de ne pouvoir le revendiquer ; et ainsi, se perdre dans les justifications qui n’ont d’autres effets que de justifier l’autorité sur soi, parce que l’autorité a besoin de la faiblesse pour s’imposer, non pas la faiblesse que provoque une maladie, mais la faiblesse de se laisser dévorer par une maladie, plutôt que d'en faire une arme.


983
La force de soi ne se trouve pas dans la complaisance, mais dans l’indulgence. Il ne s’agit pas de plaire, mais de comprendre ; non pas d’admettre, mais de critiquer.


984
C’est la crainte de perdre sens de toute chose, et donc de se voir démuni pour toute occasion, plutôt qu’être la certitude de soi-même, qui gouverne notre volonté. De là, ont croit rationnel ce qui n’est que le miroir de nos sens ; chercher esquiver des blessures alors que l’image que ce miroir nous renvoie, nous place au centre même de ce que l’on croit avoir su éviter. Etre certain de ce que l’on évite, par l’éviction de la certitude de notre être.


985
Esquiver en permanence tout affrontement n’est pas seulement épuisant, parce que par-là même, c’est aussi bien au cœur de l’affrontement qu’on se retrouve. Esquiver l’ennemi n’est pas le terrasser, mais seulement le contourner. De la durée de ce mouvement dépend la force de son pouvoir, et la faiblesse de l’affronter. C’est l’art de la politique, qui est l’art de faire la guerre à ses sujets parmi la population pauvre jusqu’à les épuiser, sans jamais leur donner les moyens d’une attaque frontale, sans jamais en donner une possibilité rationnelle, car alors la réalité de leur situation risquerait de devenir cette arme offensive que l’instant d’avant réduisait à un moyen de soumission, par l’irrationalité que la division permet de répandre.


986
Le meilleur moyen de ruiner une offensive n’est pas de l’affronter, mais de la diviser, comme l’a si bien illustré le terrible Staline : « Le monde, combien de division ? »


987
Ne pas confondre meurtre et assassinat ; passion et préméditation ; sensibilité et rationalité, à moins de concevoir un acte privé de l’intelligence qui le conduit ; ce qui semble, cependant, aujourd’hui, déterminer la gouverne des Etats parmi ceux des plus puissants. On ne s’en étonnera, toutefois que fort peu lorsqu’on s’avise de comprendre que l’idée de l’Etat est une idée parfaitement irrationnelle, et dont on peut observer chaque jour l’irrationalité : un Etat ne gouverne pas par conviction, mais par la force, dut-il employer la conviction comme force.


988
La vérité d’un Etat est sa brutalité ; le mensonge d’un Etat est sa clémence. C’est dans l’équilibre de ce programme que réside sa force, parce qu’alors on en pardonnera les coups en échange de sa protection. C’est pourquoi ce qui est bien gouverné ne saurait l’être autrement que par les coups.


989
S’entendre sur le fait que la force des uns provient de la faiblesse des autres, et non d’un calcul froid et cynique qui pourrait s’installer au-dessus de tous, et qu’une mécanique qui échapperait aux plus puissants eux-mêmes, broie chacun dans les mâchoires de sa folie. Penser cette sorte de fatalité laisse entendre que les hommes ont produit eux-mêmes une sorte de démiurge, et envers lequel chacun s’accorde à lui attribuer la source de tous les malheurs, un démon qui se joue du destin de tous, et contre lequel, une époque attendue viendra révolutionner l’histoire avec l’émergence d’un peuple nouveau ayant conscience de son esclavage, prendrait la direction du temps en main. Mais, il n’y a nul peuple en marche vers sa délivrance, parce qu’aucune délivrance n’est à attendre. La liberté est un état de conscience, et non cet horizon dont il ne manque que sa publicité pour s’en emparer.


990
Là où une sorte de démocratie règne, l’habitude d’être servi gâte tout autant l’esprit que l’habitude d’être asservi ; chacun convenant, là dedans, du libre choix de son servage, ou du servage de son libre choix, selon que l’on est dirigé ou que l’on dirige, mais non de la jouissance de la liberté, parce que la liberté n’est pas un programme qui s’adapte à des possibilités de choix, mais l’essence de l’humanité.


991
Avoir, ou n’être rien, est la question incontournable des Hamlet des temps modernes ; et la réponse à cette question fait croire vivre dans une pleine liberté, là où plus rien ne saurait la distinguer d’un joug, c’est-à-dire là où plus rien ne saurait faire saisir dans la sensibilité notre rapport au monde avec toute l’étendue de son expression.


992
Avoir, c’est être, c’est-à-dire assujettir afin de conserver ce que chacun convoite, et faire croître ce pour quoi chacun est prêt à se livrer.


993
Il est aisé de déterminer les crimes contre les lois sociales comme des actes contre nature puisqu’ils sont pesés sur la balance du fanatisme et des préjugés par ceux là dont toute la vie s’organise autour des lois sociales. Comment ? Parler de fanatisme et de préjugé en ce qui concerne la justice, ferait preuve pour le moins, de légèreté si la société et ses valeurs n’étaient de la fiction, car il n’est rien de ce que la société fait qui ne soit une réponse à la nature sauvage de l’espèce humaine ; rien non plus qui n’aille dans le sens d’infléchir cette nature vers sa conscience, parce qu’alors rien des fictions sociales n’aurait pu s’enraciner pour produire une civilisation. La civilisation se veut une réponse envers et contre l’animalité humaine, mais alors qu’il lui a fallut endosser les habits de l’objectivité pour s’exercer, menaçant du même coup ses civilités. Leurs froideurs refoulant la chaleur des sentiments, et qui fait dire, par une belle inversion de la réalité, que le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas, alors que c’est la raison qui ignore jusqu’au mépris la force du cœur.


994
Il y a un sort bien plus cruel que la mort et la pourriture qui la suit, c’est de ne pas vivre, parce qu’alors, c’est de décomposition qu’est faite une telle existence. Ce n’est pas une vie pleine et achevée, mais une succession d’existences sans suite logique, ni apparente sensibilité dont elle se trame… Une existence qui n’est en rien effrayante, sans être pour autant séduisante ; une non-vie.


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Etre dans la non vie maintient l’attente dans l’espoir : attendre qu’un jour viendra voir surgir la délivrance. Mais cette attente, bâtit sur la promesse de l’espoir, cet avenir fait du tissu des mirages, ne voyant rien venir, engendre un désespoir que le temps se charge de transformer en
consentement ; ainsi passer de la patience à la résignation, et de la résignation à la désinvolture, en se disant, après tout, à quoi bon… A quoi bon… Alors qu’il y vas de la vie, de l’ambition que chacun est en droit d’exiger, et non d’un devoir de conscience que chacun est en droit de réfuter.


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La conscience est ce miroir de l’esprit qui fait de tout désir, une excuse coupable.


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On croit voir dans la désinvolture de maintenant, une sorte de liberté qui veut ignorer le destin, non pas le destin métaphysique, mais le présent comme moment déterminant son avenir, alors que ce n’est qu’un destin qui ignore tout de la liberté, parce qu’il est vécu par procuration, comme une aventure qu’il suffit de regarder pour en ressentir les émotions ; un transfert de la vie vers le spectacle de ses manifestations. Et cela convient à l’âge du renoncement qui préfère l’image à la chose, la copie à l’original, pour le confort du repos de son esprit ; la démission devant la vie, par défaut de ne plus rien en saisir.


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On serait bien en peine de renoncer à ses intérêts pour le goût, et qui se manifeste par l’art, parce qu’il n’y a plus aujourd’hui de goût que pour ce qui présente un intérêt, et pour lequel l’art n’est plus qu’un prétexte.


999
Août 1945 : l’anéantissement du monde a commencé !

 

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