Il faisait soleil, demain !


« Il est des cas (…) où le soleil, qui à midi
éclairait un univers stable et prospère, découvre
bien avant le crépuscule, un naufrage absolu… »

Thomas de Quincey
La roue du malheur


Je pourrais commencer ce récit comme L’astragale : « Le ciel s’est éloigné d’au moins dix mètre. »Mais, ce n’est pas vrai ; mon ciel s’est éloigné beaucoup plus loin, au-delà de mon horizon, loin, très loin derrière la ligne imaginaire qui limite habituellement l’espace de sa propre identité. En fait, je voudrais parler d’un autre monde, mais je ne le connais pas. Je peux aussi commencer ce récit avec ce qui me tombe sous la main, mais je n’en voie pas le sens, parce que sous ma main, il n’y a rien, pas même les lignes imaginaires qu’évoquent les superstitions des cartomanciens. Pourtant, j’ai bien des choses à dire. C’est difficile. Alors, je les dis comme elles me viennent, des bas-fond de la conscience. Je sais bien que personne n’éprouve l’envie d’entendre ça ; d’entendre les liqueurs qui nourrissent la réalité, être jetées en pleine gueule, brutalement, en vrac et sans condiment. Ce n’est pas une question de courage. Mais, c’est avec colère.
Je pourrais tout aussi bien commencer ce récit comme on commence un conte ou un rêve ; décrire les unes et milles merveilles qui le tissent ; dire que je me réveille dans les parfums de l’amour, enivré par les arabesques de la chair… Mais, c’est faux. A quoi bon commencer un récit comme on imagine un roman ? La vie n’est pas un roman, même si le récit qu’on en fait s’arrange avec sa vérité. Et puis, quelle importance ? Alors, suivre les pas fracassés d’Albertine Sarrazin, qui commence son récit par cette phrase, cette courte phrase, si lourde de sens ; oui, mon ciel aussi s’est éloigné d’au moins dix mètre.
J’ai écris ce récit par son côté inavouable, parce que je ne connais pas le bon côté des choses. Cela existe-t-il seulement ? Qui serait assez imprudent pour me prétendre le contraire ? Bien sûr, il y a le brillant et les paillettes, mais ça ne sert qu’aux illusionnistes. Ce que je connais, c’est la misère, les hurlements hystériques, l’odeur de ses propres furoncles… Les turpitudes de l’existence, appuyé sur le parapet qui jouxte un inévitable précipice. Voilà ce que j’écris. Ca vous ennui ? Vous avez raison. Rien n’est plus commun. Jusqu’à la nausée. Mais, pas dans l’écriture. C’est une écriture rare.
L’inspiration m’est venu sous l’impulsion de mon miroir ; oui, mon miroir. Je l’observe depuis si longtemps, que je ne me suis pas aperçu qu’il vieillit mes traits à la rapidité de l’éclair, les creusant comme une saignée laminée par un racloir. J’y observe mes yeux, mais je n’en distingue plus que l’ombre que fait la cavité osseuse lorsque le soleil frappe. Je lui parle quelque fois, mais il me renvoie le mouvement muet de mes lèvres contre la paroi de mes oreilles. En fait, il est sourd. C’est mon miroir. A force de m’y observer, j’ai fini par m’y projeter, et je suis resté gravé dedans, comme momifié. Depuis, c’est moi que j’observe. Et je constate que je suis issu de nulle part, les épaules entravées par vingt cinq siècles de morale, de censure, de mensonge et de convoitise. Mon propos n’est pourtant pas d’ajouter une pièce déjà écrite, à une mise en scène déjà jouée, mais de noircir les contours que les ans ont finit par édulcorer, afin d’en faire une force de frappe.
Je ne suis rien, et j’ai l’immodestie de le revendiquer.
~

I

« On se mouche, on jette et on oublie. »
(Ingrid Naour
Les lèvres mortes)

Mémoire à fragmentation !

Existe-t-il quelque chose de plus insoutenable que de ressentir en soi l’étrangeté de sa propre identité ? Existe-t-il quelque chose de plus douloureux que de ressentir en soi une sorte d’essaim pénétrer dans sa viande, une multitude d’organismes vivants, pénétrants, dévorants, s’absorbants ; l’impression que quelque chose de malsain grouille sous la surface de sa peau, annihilant toute possibilité de fuite ; soi devant son miroir brisé ; soi décomposé ; milles morceaux éparses que rien n’arrive à reconstituer ; mille morceaux éparses que rien n’arrive à recoller. Soi, fracassé, et dont l’envie alterne entre la profonde menace d’en finir, et celle de se poursuivre malgré tout, sans but ni odeur. Soi, comme multiple d’un morceau de viande dispersé à travers le prisme déformant de sa conscience ; n’être plus qu’un autre dans un jeu de miroir où la folie danse comme les ombres insaisissables à travers des herbes frissonnantes…
Il y a eu ce moment où tout a basculé dans l’empire de la déraison ; ce moment qui a effondré la citadelle de mes certitudes ; ce moment qui a dévoilé un champ de ruines devant mes yeux incrédules. Ca s’est fait dans un grand bruit ; un bruit étrange ; un bruit qui oppresse… Ca ressemble aux bruits de souvenirs épouvantables qui remontent en surface et s’entrechoquent, et se mélangent, et s’éloignent, et reviennent encore plus menaçant, encore plus tapageur, encore plus violent, encore plus envahissant jusqu’à serrer la gorge avec une force implacable. Puis, un calme brutal s’abat sur l’instant d’après, dans la nuit glacée de torpeur.
Ces moments commencent le plus souvent, par des déjections. Une avalanche de déjections, suivie de cris déchirants. Ils proviennent de la foule immense qui vient de faire son apparition sur le tarmac de la conscience ; une foule compact et violente, charpentée de haine, qui tourne en tourbillonnant dans un amas de poussière comme une galaxie. L’envie pressante d’éclater s’agrippe alors à ma gorge, et la serre de toutes ses forces jusqu’à ce qu’un fœtus s’expulse d’un ventre amniotique dans un spasme de vomissures ; un dernier spasme, dans un dernier soubresaut, avant l’arrêt définitif qui plonge en léthargie ; un coma prolongé qui efface les dernières traces de délire.
Le calme enfin revenu, cette insoutenable étrangeté n’a laissée derrière elle qu’un inquiétant souvenir… un souvenir qui attend patiemment le retour en force de ce cauchemar ; le retour en surface de ce monstre tapi au fond de ses propres abysses ; ce monstre qui nous habite depuis toujours, depuis que l’espèce s’est faite humaine, un jour de grande folie qui a confondu la nature et l’esprit pour la faire se tenir debout, et partir à la conquête de l’immensité du monde qui s’offrait à ses yeux.
C’était avant la civilisation moderne.
Depuis, un définitif suicide collectif annoncé se fait attendre.

*

Trouver le temps à l’exécution de mon calme. Il va me le falloir ; le trouver pour un dernier plaisir purement égoïste ; extraire le suc de ma vie, comme on extrait la mélasse de l’existence…Avant, bien avant que l’apocalypse ne revienne hanter mes jours, et s’emparer de mes nuits, avant de vérifier l’hypothèse selon laquelle l’abominable expansion du délire qui se répand sur le monde, n’ensevelisse à jamais les volontés les plus vindicatives, tel un tsunami incorruptible qui vient dans une rage féroce engloutir nos chétives embarcations de chair, engorgées d’os et de sang. Ces chétives embarcations, dont la plupart ne savent plus que juger plutôt qu’admirer, énoncer des sentences plutôt que respirer la liberté, imposer des croyances plutôt que se reconnaître. Hélas, leurs hypothèses sentencieuses, que recouvre leur morale d’eunuque, transforment tout en malheur. Leur bonheur aseptisé fait jacasser d’hypocrisie les grenouilles de bénitier, et empoisonne l’esprit de la jeunesse avec un breuvage de naïveté.
Expulser son âme, comme on défèque ; accoucher d’un vide béant ; puits insatiable… Vide insondable dans lequel on s’oblige à vomir nos bien tristes vertiges… Avortement d’une évasion… Etrange plaisir ; un ailleurs qui ne mène nulle part, précipité du trou béant de nos désirs sexuels… Mais, par quelle étrange fermeté, un précipice engloutirait l’échafaudage qui nous sert de squelette ? Tour de passe-passe de la vie ; on croit s’ancrer, et le fer nous attire par les fonds. On garde, malgré tout, une lueur d’espoir parce que l’on reste certain de quelque chose, un quelque chose que l’on ne sait même pas nommer, mais que notre carapace protège avec une fermeté d’étranglé.
On cherche une réponse ; une réponse qui reste ridicule, mais rassurante. Nos âmes précaires se plient volontiers à l’assurance d’une réponse, même ridicule, même irréelle. Il suffit d’y croire. Une petite réponse que chacun s’évertue à ignorer pour lui-même, confondant l’emprise de l’égoïsme avec la force de son moi. Transposer l’ego qui nous distingue, vers l’égoïsme qui nous avili. Cette petite morale bien mise sous tout rapport, et que, triomphalement, on dresse comme un tabernacle contre les forces obscures dont s’est emparées notre âme, pour se résigner à saliver devant la vie éblouissante qui s’affiche partout comme le modèle unique qu’il faut respecter, alors qu’elle est aussi insaisissable que le décor d’une pièce de théâtre, sitôt le rideau tombé.
Devrais-je me permettre d’apporter ma réponse ; vous entretenir de vos chiffons rapiécés… ? Le faire en prenant soi comme point central puisque, aussi bien c’est de chacun dont il s’agit. Chacun comme élément central d’un cercle imaginaire… Se dire, afin de ne parler des autres qu’au singulier personnel. Après tout, c’est quoi « les autres… » ? De qui s’agit-il ? On est bien tenté de l’ignorer, et déjà parce qu’on ne les ressent pas. Les autres, c’est une convoitise ou un cauchemar, mais jamais de la générosité. Chacun est trop disposé à se formater dans le dispositif admis comme seul référentiel positif, pour prêter un quelconque regard ostensiblement sérieux sur la vie. Il faut nommer l’autre dans un singulier absolu, ou s’ignorer soi-même.
Se mettre en présence… Voilà un sujet qui ne manque pas de m’intéresser, et pour la raison que parler de soi, même lorsqu’on en dit rien de plaisant, est plus efficace que de s’évertuer à se débattre dans les circonvolutions marécageuses d’une espèce humaine en voie d’extinction. Mettre sa personne en présence ; que des lieux communs perdus dans le labyrinthe d’une misère qui a égarée jusqu’à son nom, parce qu’il n’est pas possible de la nommer, face à l’indicible horreur qui nous est servie sur l’écran cathodique de la pensée catholique. La misère est devenue clandestine, entre des chiottes et une salle d’attente aux murs jaunis par l’urine…
Une absence de plomb au regard translucide… Je veux m’exister. C’est la réalité que mes yeux observent à défaut d’admirer, et que ma main caresse à défaut de s’emparer. Juste, tout juste n’effectuer qu’un vague effleurement… Pour le plaisir d’une arabesque sensuelle… Me voilà avec ces idées qui me consument… Le bout rouge d’une allumette prêt à éclater pour un orgasme d’accouplement. S’unir pour jouir. Sentir la chaleur insatiable de la pénétration d’une viande offerte… Et s’endormir de lassitude.
Je traverse des wagons dont j’ignore jusqu’à l’existence, alors qu’il s’agit d’arrêter le train. Chercher. Chercher une existence inconnue, qui se trouve sans doute nulle part. Je la perçois dans un cercueil blanc, sur le fluide houleux qui serpente entre des milliers de mains inépuisées. Penser à soi pour de nouvelles actions. Mais, chaque fois, je suis interrompu par un monde d’obstacle crachant son venin et sa torture dans ma carapace ; et ça me saigne les tripes ; et ça me saigne la viande, dans un sourire de dépression. Rien n’y fait, alors ma chair froissée rend sa raison à sa passion, et glisse sur le tranchant de la vie dans une tache de sang qui fait floc, floc, floc, au goutte-à-goutte…
Dans ces moments, tout s’effrite. Pourtant, ce ne sont que des moments ordinaires, des moments à faire pleurer les tortues. Mais, ça craque de partout. Les limites disparaissent, les bornes fictives se déplacent dans un coassement qui annonce l’orage, en attendant un déluge de feu apocalyptique.
Dans ce mouvement de déplacé, le ciment des certitudes les plus vigoureuses se broie ; mes os se chevauchent, ma peau se plie. C’est dans ces moments qu’apparaît à ma conscience, l’impression dure comme un roc que, pour être capable d’enfanter des étoiles dansantes sous des pluies acides, il faut avoir la chair à vif plantée dans un cœur d’acier.
C’est d’un de ces moments tranchant comme le destin, que tout a vraiment commencé. En fait, tout a commencé par une expulsion à la manière d’une déjection : ma naissance. L’instant d’après : plus rien. Puis, soudainement, un jour approximatif, un bruit sourd a claqué ; un bruit sourd et contondant, sec et sale. Un coup de lasso a fendu l’air d’un claquement d’éclairs. Et ma tête est apparue. C’est à l’intérieur de moi. Un bruit dissonant qui divague entre mes tempes en hurlant des histoires irréelles, comme des clapotis lancinants, par myriade, voilent la surface d’un lac épais en prévision d’un tsunami. Un vent cristallin bruisse l’air coagulé de ce passé décomposé. Souvenirs, tous plus étrangers les uns des autres ; totalement inconnus, aussi loin que je fouille dans les entrailles de mon passé incertain. Souvenirs mélangés qui s’entrechoquent et se chevauchent. On dirait des mots en forme d’idées concassées, éclatées contre la paroi sexuelle qu’on déguste parfois entre des cuisses océaniques, lorsque le temps fait place à la volupté. Ca ressemble à l’amour, mais ce n’est pas de l’amour. L’amour, c’est autre chose. C’est un sentiment fluide qui nocturne l’esprit et rougit les sexes. L’amour, c’est ce qui peint la vie en jaune soleil. Amour suave en liberté moite. C’est trop loin pour être de l’amour. Et pourtant, c’est ainsi que tout a commencé.
Devrais-je accentuer mes souvenirs restant ; triturer mes morceaux choisis jusqu’à en extirper leur secret ? Gerber sur ce monde de ténèbres, qui transperce ma peau de ses aiguillons de pluies, délicats et fins, jusqu’aux os ; des morceaux d’amour à en faire crever mes nuits sans fin des débris du cristal.
Depuis toujours, j’ai le sentiment que personne n’existe sans mes yeux singuliers. Qui pourrait exister en dehors de moi, je veux dire, hors du champs de mes excroissances sensibles ? Nous vivons tous, à des degrés divers, dans un vaste champs d’illusion qui humilie ou enorgueillit, qui amoindrit ou fait se gonfler de flagornerie, alors qu’il n’y a rien au-delà de soi. C’est en vain que l’on recherche les charmes d’un séducteur. Il n’y a que soi, en soi, qui ronge les organes de la concupiscence; et nul autre. L’autre, c’est soi vu de l’extérieur ; soi, c’est l’autre vu de l’intérieur. L’autre, cet être étrange qui n’appartient qu’à soi. Comment penser autrement sans se nier aussitôt…
Piètre consolation ; furtif édulcorant… Posez-vous donc la question de savoir qui est cet autre que vous désignez en dehors de vous. Dans quel rapport à ce que l’on entend bien maladroitement par vrai, peut-on situer ce champ toxique ? Quelle sorte de vérité y a-t-il dans son rapport à l’autre ?
La seule réponse possible est de nature vénérienne.
Un instant. Un instant viscéral, attaché à nos croyances vénéneuses. C’est sans importance. C’est ce que l’on dit, comme pour quelque chose qui n’a pas d’effet. Et les effets sont catastrophiques. Ce n’est pas seulement un instant qu’une caméra fixe dans un œil, mais une balafre tracée avec la lame du mépris. On y ajoute des odeurs marécages. Et on attend. Attendre. On passe beaucoup de temps à attendre. On attend jusqu’à ce que les chairs englouties creusent la cambrure de son propre espace virtuel. Et ainsi, on annonce triomphalement notre état d’indépendance. On n’ira pas jusqu’à oser parler d’insoumission. Même l’illusion est limitée à sa dose prescrite. Contour sinueux ; arabesques putréfiées. C’est un point de fixation de la réalité qui déchire l’espace dans un inutile cri inaudible. Dans l’espace, personne ne peut vous entendre.
C’est un lieu tout à fait ordinaire, jonché d’un lit vermoulu, d’une armoire poussiéreuse, et de quelques livres inutilement conservés, bien que décoratifs. Slips crasseux ; chaussettes odorantes et trouées. Rien de plus conventionnel, en sommes. C’est chez moi ; c’est l’espace cradingue où j’habite ; celui de mes aisances ; plus grand qu’un chiotte ; même fonction ; mes empreintes digitales en font foi. Qui devrais-je inviter dans de telles circonstances… Il faut se débarrasser des oripeaux de la vieille raison pour se glisser ainsi sur ce sol jonché de désillusion. Mais, c'est le seul remède viable qui vaccine à jamais contre l'orgueil. Et il n’y en a pas d’autre. On comprend alors pourquoi l’orgueil est la chose du monde la mieux partagée.
Dans ces conditions, l’existence est ce qu’il y a de plus secrètement éloignée de tout. C’est la nature même de l’existence, de n’apparaître que fort peu, sinon de n’être rien qu’une traînée qui arpente le trottoir de son objectivité. Dire « j’existe », ne suffit pas pour vivre. Il y faut quelque chose de plus ; quelque chose qu’ignore le gueux, trop occuper à se nier, et qu’il est seul, pourtant, à saisir dans toute l’étendu de sa nudité, parce qu’il passe son temps à se nier. Ce quelque chose de plus qui est en trop, parce que c’est dans l’excès de possession, qu’il arrive qu’exister prenne du sens. Prendre possession de sa vie, comme un trop plein inutile semblable à un orgasme : l’orgasme de la vie. Mais, à défaut de vie, c’est sa négation que veux s’emparer l’étroitesse d’esprit qui se transmet de sang en sang contaminé. Vous n’en êtes pas convaincu ? Alors, pourquoi aimez vous l’argent au point d’éprouver un désir de meurtre pour vous en emparer ? Au point d’échanger votre ardeur à remplir vos sens, en échange du joug qu’impose le travail ? L’amour à mort pour vivre sa vie de captif en liberté. Non une liberté surveillée ; mais une liberté limitée, limitée au champ de sa captivité. Singulière existence qui s’affirme dans cet étroit corridor, passage obligé qui nous réduit à l’égal d’un étron. C’est l’état de l’existence moderne, pour laquelle la vie est un projet que le travail, par sa nature, soumet à sa loi.
Nous possédons trop de ce trop peu de réalité. Même celui qui n’a rien, possède encore trop de ce rien. Il s’y complait ; il s’y abrite. C’est sa grille de métro, coincé entre la merde de son clébard et l’odeur d’urine des compagnons de sa misère ; des loques au ventre mou, qui occupent ce lieu d’aisance comme un propriétaire qui vient de signer un acte notarial chez un huissier.
Comme tout le monde, c’est dans l’arrière cour de ce genre de déchet que j’ai découverts l’existence ; tout ce qu’elle contient. J’ai ouverts le couvercle, précipitant tous les monstres de l’âme humaine au dehors.
Delà, naturellement, il m’a fallut tout découvrir ; sans l’appui d’aucun guide ; me débrouiller avec la compréhension que j’en extrayais. Les contresens avec les choses obligatoires d’une vie de principes, n’ont pas manqués de se dresser comme une verge gorgée de sang, prête à frapper, à censurer, à juguler… Le temps s’était réduit à sa vitesse de rattrapage. Découvrir Christophe Colomb en même temps que l’odeur suave de l’entrecuisse d’amies de passage, accoudé au parapet de l’urgence, et la droiture des relations lorsque son défaut provoque des catastrophes, des petites catastrophes, à l’échelle de mon inexistence, aussi important qu’un tremblement de terre, là où pour d’autre, il n’y eu qu’insignifiance de battement d’ailes de papillons, invitent à cerner l’essentiel dans le brouhaha des détails de l’histoire de chacun, noyé dans le capharnaüm de l’Histoire impériale.
L’amitié !
C’est quelque chose de plus exigent que ne l’imagine l’ordinaire entendement, l’amitié ! Ca peut se briser sous le poids d’une contrariété insurmontable, ouvrant une blessure souterraine qui ne cicatrise pas. Mais, c’est surtout de trahison et d’oubli qu’est inscrit son parcours ; de sang aussi, parfois. Amitié. Il arrive à ce mot d’être trop grand, pour nos exigences d’anorexique. Nous sommes trop habitués à la sécheresse de l’indifférence, et aux chamailleries de pacotille. Une vie de vaudeville. Quelle mauvaise habitude…
Bouffer la poussière du malheur, et s’en satisfaire, parce qu’un définitif destin s’est imposé à nos yeux myopes devant un mur de sable infranchissable ; un mur de grains, déposés un à un, minutieusement, jusqu’à devenir une impossible barrière, une forteresse…Mais, à quoi bon une si puissante forteresse, sinon pour y cacher l’enfer ; son enfer personnel, celui que personne ne doit pas même soupçonner sans risquer d’en être effrayé. Le secret des familles, enfui dans l’inconscient collectif du patrimoine. Le deuil efface le sort. Et le mariage pardonne l’ignorance.
La misère, à défaut d’éblouir, force à grandir vite, ou à rester blotti contre le sein de l’autorité. Au choix : l’émancipation ou la police. Ca forme des êtres de caractère, ou des petits hommes. Il n’y a pas d’entre deux. J’ai fais le choix de grandir vite. Plus vite que je ne l’aurais espéré lorsque l’âge m’autorisait la réflexion, mais non la disparition. C’est pourquoi, j’ai dû patienter. J’en ais découvert la faculté étrange de vieillir plus vite que l’âge ingrat, défini par les censeurs, ne le permettait. Jouer au sexe interdit marque les esprits plus sûrement qu’un cour de sexologie. Parcours inévitable d’un destin ordinaire, c’est par le sexe mâle que j’ai commencé à me distraire d’une vie qui ne tenait déjà plus toutes ses promesses, à l’âge où le bas ventre se manifeste sans aucun équivoque, dans une époque où le sexe était tout autant interdit que plus tard, lorsque les temps ont portés sa libération au sommet des illusions.
Etre né sous le signe du paradoxe n’engage pas à réussir ses ambitions, mais oblige à en comprendre le sens, ou à disparaître définitivement dans la servitude involontaire, mais ordonnée du salariat. Extravagante époque, qui voit s’afficher des hommes privés d’idées généreuses, sollicités partout pour leurs forces, et disqualifiés dès lors qu’on évoque la possibilité d’une entente cordiale au cœur de notre espèce.
L’amertume me console, en me disant que je suis né pour une autre vie ; une vie qui gronde comme le tonnerre, et qu’on ne voit pas. Une vie souterraine, en bordure d’un torrent qui fait de la déréliction sa raison d’être, parce qu’il n’y a aucune aspérité possible sur laquelle s’accrocher, sans qu’un chantage ne vienne en négocier la durée.
La vie est une donnée. Elle est là. Sans raison condamnable. Sans cause blâmable. Sans excuse coupable. Mais, aux effets vertigineux. On ne demande pas la vie. Etre né quelque part, et n’avoir pour tout bagage que la réalité de sa propre absence, que son unique décor, et en faire un projet que la hardiesse de la jeunesse se doit de transformer en destin, ou s’épuiser dans les décombres miséreuses de la vie ouvrière… Colère ou consentement, tel est le grand jeu. C’est à Montparnasse que j’ai, sans regret, troqué le programme qu’il m’était réservé, parce qu’établi pour toujours comme quelque chose d’immuable qu’il est malvenu d’écarter, contre une vie dispendieuse de désir. M’éloigner à jamais des impasses laborieuses que mes congénères feignent d’admirer. Programme fait de labeur et de sottes opinions qu’il m’a fallu nier sans me renier, pour une révolte sincère malgré l’entreprise douloureuse de ses innombrables échecs. Etre né gueux n’est une fatalité que pour le résigné. A l’autre, appartient l’affrontement. Aussi, m’a-t-il fallu apprendre à me déméfier de tout le monde, tant les rues sentaient la paranoïa et l’hystérie, l’humidité de l’urine et de la sueur. Lot commun qui s’affiche sur les gueules au teint rouge pinard des soirs d’usine… Petits mensonges, et petites arnaques rivalisaient de mesquinerie. Seule la saleté policière n’y trouvait pas son office. L’odeur javellisée de cette racaille, trahissait leur comportement infâme au relent despotique, indigne et même assassin. Seule la misère du misérable justifie qu’il implore la protection de cette névrose caractérielle autoritaire. A ceux qui l’ignorent, il est bon de préciser que la flicaille, ça ne s’améliore pas, ça se perfectionne. De criminelle, ça devient vite assassin, pour des petits riens. Et les filous et les voleurs, après avoir été tirés comme de vulgaires lapins, se retrouvent en voie de disparition, comme une espèce vivante dont il ne reste qu'un sigle pour matérialiser la présence. Entre temps, la came est devenue de la lessive bon marché.
La police est le premier obstacle qui se dresse devant son chemin lorsque, arrivé à l’âge de comprendre que la vertu est la cendre qui éteint les passions, le désir de se brûler au monde interdit donne un sens à un monde si manifestement voué à l’obéissance des lois et au sacrifice laborieux que le rôle de parent oblige à tenir. La vie saisie au vif d’un labeur reste inconvenante. J’ai préféré passer en dessous, et refaire surface dans l’océan de la misère et des petites compromissions qui la maintienne en apnée ; tout juste de quoi vivre pour ne pas crever. Piètre consolation que réserve ce monde de fou à ceux qui veulent s’en évader. Troquer cette misère aux perles en plastique pour le raisonnement fécond du refus. Je surnage dans ces eaux troubles, aux mensonges pisseux, entre deux boites de conserves et trois casseroles rouillées.
La police est la première vérité qu’il m’a fallut briser.
Vivre à l’ombre d’une police, ce n’est pas vivre ; c’est n’être que de la crainte, de la peur, de l’inquiétude plus près de la démence que du besoin de se protéger ; de l’insobriété paranoïaque. Etre libre, c’est avoir la force de combattre, non de s’agenouiller devant l’autorité comme les grenouilles de bénitier devant une croix de bois. La police est la cuirasse caractérielle de la société, un carcan fait de mille lanières gluantes. C’est fait pour durcir le ton et grimacer les traits, mais non pour exalter la beauté parfumée du bas ventre. La police est la version castratrice de la matrice humaine, pleine d’aversion pour tout ce que le corps possède d’humide, d’érectile, de suave…
L’uniforme oblige à se dérober. Se faufiler entre l’obligation de paraître pour ce que l’on n’est pas, afin de vivre clandestinement ses penchants les plus personnels sans devoir se justifier.
Dans le monde de l’autorité, l’hypocrisie est une vertu, et la bravoure, un suicide.
Derrière la docilité affichée, se cache le vrai monde de la vie, celui que se forgent les esprits libres. Un monde qui se glisse charnellement contre les chairs du plaisir, entre l’odeur suave des sexes et la caresse délicate d’une aiguille. Se laisser pénétrer chaudement le sang… liquide séminal au contenu narcotique… Descendre dans les bas-fonds de son être, et y assouvir sa jouissance… Nul ne peut y rentrer s’il n’y est invité, car nul ne peut le savoir s’il n’y est pas affranchi par une confidence discrète et sérieuse. Comment savoir les contours enluminés derrière des alcôves… Il faut, pour cela, oser franchir le seuil, non dans l’intention de nuire, car alors la porte se refermerait aussitôt sur le malheureux que sa conduite inconsciente aurait égarée, et l’asphyxierait sous le poids de ses convictions. Franchir le seuil, à ceux là seulement épris de liberté. C’est excessif. Le sentiment de liberté est, par nature, excessif à celui que l’habitude a programmée dans la répétition de gestes qui ont finit de se dissoudre dans la stérilité de leur infernale circularité. Exhiber son temps de captivité comme un diplôme sensé ouvrir les portes de l’avenir ne suffit pas. Ce n’est pas à l’âge de la soumission qu’on peut reconnaître un aficionado, mais à la force de ses convictions. On peut tourner dans l’arène un nombre de fois impressionnant, et rester lâche. Les natures faibles ne peuvent prendre les vitamines qui les renforceraient sans risquer de s’empoisonner. L’esclave ne l’est pas tant par son maître que par ses craintes.
Les matins répétitifs s’ouvrent sur la peau terne du jour. Chaque matin. Le sentiment hideux de mourir un peu plus que la veille m’étreint la gorge. Chaque matin, devant mon miroir, ma peau s’éteint un peu plus que la veille. Chaque matin, devant mon miroir, ma peau se fait pli, mes ongles se font griffes, mon cœur se fait pierre. C’est un miroir affreux, qui me renvoi l’image déformée de mon teint blême d’avoir trop peu dormi, malgré le ventilateur qui aspirait mes poumons. Alors, je me saisi d’un morceau de métal tranchant pour essayer d’ouvrir mes yeux sur ma destinée. Faire en sorte de la stopper net. Mais, c’est un jet rouge, continu et puissant qui s’expulse de la saignée. Le sang s’écoule le long du miroir, et finit sa course dans un goûte à goûte pisseux, au fond de l’évier. Le sang de mon image rougit mon miroir brisé.
Il me plait, parfois d’imaginer que j’empeste la moisissure.
Toute l’ambiguïté du temps : être saisi par la vieillesse, déjà, avant que la jeunesse ne se fane… Et plus je me rapproche de la dose prescrite par la médecine pour mourir, plus je sens dans mes entrailles, les certitudes de ma jeunesse se solidifier sur le marbre rouge de ma route incorruptible. Empreintes creusées au couteau, brûlées à l’acide, le plus pur, celui qui fume et s’attaque même aux peaux les plus coriaces des bourgeois installés aux commandes de leurs projets terriblement paranoïaques. A chaque pas, je trace les sillons qui marquent, comme une empreinte indélébile, une ligne de vie chaotique, entrecoupée de la déchirante parenthèse de la Salpêtrière.

Un jour qui avait oublié le soleil, l’espoir est tombée dans ma nuit. Lorsque la lassitude s’empare de l’esprit, même le soleil n’arrive plus à éclairer. Je me suis effondré dans les ténèbres. Je suis mort trois semaines. On meurt si mal de vivre si peu.
Je suis né dans une chambre des urgences de la Salpetrière trois semaine après mon décès. J’avais atteint l’oubli. J’avais atteint ce moment de confusion sublime, entre l’extase et l’infini, qui ne retient pas les dates et ignore les souvenirs. Moments étranges qui infinit le monde. Le temps s’écoule langoureusement, fixé sur le même instant. Les jours et les nuits se succèdent sans suite, comme des moments qui se superposent, et s’effacent lorsqu’un autre apparaît dans un désordre indistinct.
J’avais oublié ma mémoire.
Ca s’est passé le premier jour du printemps de l’année mille neuf cent quatre vingt seize. Il faisait froid. Trop froid. Un froid qui s’était durablement installé dans l’épaisseur de mes os ; un froid triste qui s’est agrippé à ma colonne vertébrale, comme un lierre se fixe le long d’un mur martelé par les bourrasques de la vie, et s’en empare dans une étreinte qu’il épouse jusqu’à l’éclatement. Trop de mensonge, trop d’âpreté, trop de chantage. J’ai éclaté soudainement, après que ma gorge fut si serrée que je ne trouvais pas d’autre issu possible. Le temps était venu de finir cette emprise. Et c’est ainsi que j’ai perdu ma mémoire.
La mémoire est ce phénomène étrange qui fixe les évènements dans une durée, et ne les retient que pour une cause ignorée. La mémoire est ce qui retient les dates, même les plus hypothétiques comme celle de la mort. Les cimetières en sont témoins, un nom, deux dates, et c’est toute une vie qui est ainsi exposée au verdict du passant. Trop jeune pour mourir si tôt ? Trop vieux peut-être, pour n’être pas mort plus jeune ? Parce que la mémoire juge de ce qui est trop ou pas assez tôt des évènements et des hommes. C’est sa fonction principale. La mémoire établie l’histoire, et juge des faits. En visitant les cimetières, on est confus de tant de biographies, alors que vivant, ces gens n’avaient aucune importance autre que celle d’obéir au système que corroborent leurs empreintes digitales.
Fuir ma mémoire. Un jour de ce printemps, j’avais pris la route qui devait m’éclipser pour quelques temps de la blancheur livide et sans consistance de cette vie que je devais adopter pour seul modèle, au risque de crever dans la glaise, avachi comme un vieux mollard sur le bitume d’un pont du métropolitain, parce que je ne voulais pas finir comme esclave salarié, rémunéré à faire quelque chose qui ne veut rien dire, pour des gens qui n’en veulent pas, dans des lieux qui n’intéresse personne.
Je me suis absenté trois semaine.
C’était un jour de grande fatigue ; un de ces jours qui ne devrait exister que dans les romans, pour leur donner la frayeur de leur consistance. Il faisait nuit. Il faisait tard. Les ombres furtives de mon imagination dansaient derrière la vitre opalescente qui habillait une porte étroite dans l’angle d’une pièce évanescente. Un feu irréel ouvrait le chemin devant mes jambes incertaines. Des bruissements progressifs semblables à ceux qu’émet un serpent sur un tapis de feuilles mortes, doutaient encore. Je le voyais bien. C’était autour de moi. J’en étais rempli, comme on l’est habituellement de sa viande lorsque la brutalité du climat la saisi sur le vif. Et pourtant, j’étais, dans cet instant précis, mort.
Mon extinction ne fut que de courte durée ; brutalement, deux éclairs d’acier ont troués l’atmosphère, transpercés l’horizon. Trois fois. A trois reprises, un éclair blanc a traversé mon organe cardiaque. Par trois fois, l’atmosphère s’est nappée d’une frayeur glaciale. Puis, un hurlement m’a sorti de ma léthargie. Et ce fut le silence. Un silence d’éternité. Un silence de trois semaine qui m’a suspendu entre deux existences.
Un a un, mes organes ont cessés de fonctionner. J’ai vécu ma mort pendant dix minutes.
J’étais las. De cette lassitude qui ronge les couleurs de la vie ; de cette lassitude qui grignote la colonne vertébrale, comme des souris carnivores grouillent autour de sa carcasse dans un ballet frénétique inconsistant. Il s’est mis à pleuvoir. Très fort. Par trombe. Mais, plus il pleuvait, et moins on pouvait s’en apercevoir. Il a plu si fort qu’on ne distinguait de la pluie qu’un rideau de veines grises qui frappaient le sol dans une insolente colère. On eu dit un décor de cinéma pour un maquillage d’artiste, comme font les yeux du caméléon lorsque le cœur saigne de tristesse. Il m’a semblé entendre des réponses aux questions que je ne me formulais pas. En fait, c’était juste l’écho du vide qui cogne entre l’hiver et le printemps, lorsque les grenouilles coassent.
Je voulais traduire les pulsations de ma vie ; je n’ai fait qu’y torsader les nervures du temps. J’ai voulu rendre ma mémoire défraîchie comme on se vide l’estomac après un trop plein d’amertume, mais je ne suis parvenu qu’à tordre, tordre et tordre encore la serpillière de ma vie dans le seau du désespoir. J’ai voulu me jeter dans le puits de l’oubli, mais je n’ai réussi qu’à me cogner contre sa paroi.
Il est des jours qui ne veulent pas s’éteindre.
Je me suis retrouvé suspendu entre un lit et le plafond d’une pièce livide et embrumée. Dans les coins, un ballet incessant d’asticots grimpaient dans une procession, comme des fourmis infatigables ; et se déplaçaient le long du montant de la porte ; des milliers de minuscules créatures s’agitaient ainsi dans un mouvement brownien, désordonnés et inaccessibles. Un bourdonnement achevait de donner un décor à cette atmosphère gluante et distante. Au loin, j’arrivais à distinguer le dos de quelqu’un assis sur un bureau, prenant manifestement des notes dans le creux d’un angle de fuite. Fuite éperdue… Etrange progression… La vie réduite à son isoloir.
Service des urgences ; Salpetrière ; pneumo. On y meurt plus qu’ailleurs, à l’ombre de Charcot.
J’ai ouvert les yeux sur un décor livide. J’ai ouvert les yeux sur deux bocaux cristallins suspendus dans le vide. Des tuyaux plastique me fixaient. Ils étaient retenus à des récipients de verre. J’ai ouvert les yeux dans une pièce aux longs murs fuyant et insaisissables, aux contours indéfinissables. J’ai ouvert les yeux sur un mur aux angles cassés. J’ai ouvert les yeux sur un monde sans passé, et cette sensation m’a apaisée. Parce que j’avais oublié l’avenir.
Je n’avais pas décidé de finir ma vie là ; je n’avais pas décidé de la poursuivre ailleurs. Je voulais juste oublier un peu l’âpreté de l’existence. Un rail de poudre un peu plus épais que ce qu’il faut pour se limiter au plaisir que la drogue procure, et ma mémoire a disparue. Mais, qu’importe. Après tout, qui suis-je, moi, pour me rappeler en permanence à ma mémoire ? Une conscience de plus, perdu dans un océan de misère. Que suis-je, seul, devant mon miroir, à suivre les sillons du temps creuser ma peau inlassablement ? Un jeu de miroir espiègle, qui joue à explorer le spectacle de moi-même, et trahir sans détour les traits usés de mon visage qu’un temps monotone accentue invariablement… Qui suis-je, sinon l’errance de ce temps imperturbable qui s’empare de l’espoir pour le vider de sa substance, le rendre sec comme un arbre sans sève… Je m’en accommode ; on se console pour moins que cela encore. Piètre consolation, peut-être, mais entre l’absence et l’absurde, l’hôpital a choisi pour moi.
L’hôpital est l’antichambre de la mort et du désespoir qui remet la vie debout, vidée de la substance qui lui donne un projet.
Un soir de bière plus âpre qu’à l’habitude, le cynisme de l’âge s’était transformé en blues, soulignant mes yeux d’une teinte jaunâtre ; d’un jaune pisseux qui vira au glauque en une nuit de solitude. C’est alors que le doute et l’incertitude ont fondu sur moi comme la cire sur les flancs d’une montagne, provoqué par l’incendie ravageur d’une lueur négligée, engloutissant toute prévision sur son passage, finissant de brûler le peu d’illusion qu’il reste lorsqu’il ne reste que le dérisoire sentiment d’avoir sa peau à sauvegarder. Curieusement, comme par une ruse de la raison dont elle seule semble avoir le secret, la folie ne m’a pas contaminé.
Instinctivement, je savais qu’il me fallait du temps pour surmonter mon anéantissement. C’était un temps difficile ; lourd ; charpenté d’obstacles qui s’agrippent à la vie comme la corde autour du cou du trépas. Et je m’y suis fixé, comme on s’accroche à une bouée de sauvetage, nu dans une mer démontée, avec l’impression de retarder un sort que le destin a frappé, comme on frappe une monnaie sans valeur, avec l’ironie de la fatalité. Qu’espérer, devant un horizon vitreux que le passé a effacé ? Peut-être, y rencontrer la plaque tectonique qui a provoqué la dérive de ses sentiments, au risque de péter à la gueule à la moindre contrariété…
On meurt si vite… Si vite pour rien. Mais, c’est aussi qu’on vit si peu. Bien sûr, il y a toujours quelque chose dans ce rien, ne serait-ce que ce rien, puisqu’il se manifeste au point de faire chuter dans le vide vertigineux du coma. Pour combien de temps encore ? Maintenant, la mort est devenue le tissu cancérigène qui s’applique à la moindre parcelle d’existence comme la ventouse d’une sangsue s’accroche sur une veine et la perfore pour en absorber le contenu. Il n’y a dans l’air que des relents de pétrolier perdu au large de l'égoïsme. On ne se questionne même pas. Il n’y a pas de réponse. Quelle réponse, pour quelle question ? une rafale de mauvais vent est venue, on ne sait d’où, briser les quelques possibilités qu’on aurait pu imaginer, parce que nos convictions sont trop fragile, sur leurs pieds d’argile. Après ça, il reste bien quelques revendications, histoire de rire. On rit maintenant si facilement ; ça excuse l’impuissance, et justifie les vexations.
A trop regarder la réalité, on finit par ne plus la distinguer des chiottes, tellement sale qu’on préfère s’engloutir dans la loi prescrite d’un tribunal administratif ; odeur de parquet ciré afin de ne plus entendre les hurlements d’enfants affamés de liberté. Tout est détérioré. On parle de liberté pour justifier l’obéissance, d’amour pour imposer l’ordre moral, du sexe comme d’une maladie ou comme d’une arme de poing, et de l’enfance comme d’une niaise puérilité. Avant, rien n’était mieux. Demain, rien ne sera pire. L’ouragan de la folie a toujours balayé les époques, et semé le désert. De la peste à la famine, toute l’histoire des civilisations peut se résumer aux notes prises sur le carnet d’un psychiatre en visite au bloc opératoire de l’inconscience. Où sommes nous parqués, aujourd’hui ? Que serait devenu cette liberté pour laquelle on nous a fait croire, dans notre ennuyeuse enfance, qu’elle faisait la gloire de peuples disparus ? Englouti, elle aussi, dans notre présent sans réalité ? ou bien est-ce cette réalité qui n’a jamais été présente dans ce passé extravagant ? Evoquer le passé, pour pleurer sur son sort. C’est le destin des grenouilles de bénitier. Mais, le passer n’existe pas ; il est seulement l’évocation en sursit des arguments d’un présent aussi lointain que la distance qui éloigne le prévenu d’un juge d’instruction, la sentence préparée à l’avance, et le couperet du point final à l’arrivé. Il n’y a pas de cause aux effets. Il n’y a même jamais eu de première foi. Les vies se superposent, se rencontre parfois, et s’abominent le plus souvent. Les idées se dissolvent au carrefour de la valeur marchande et de la mégalomanie. Il reste les soirs de bière, que chaque jour rend plus âpre que le précédent.
Alors, je suis sorti de ma carapace, comme l’escargot par temps de pluie, et je suis allé faire un tour discret vers les bas quartiers de la médiocrité, là où s’épanouit tout ce que la société produit de vomissure et de saleté, afin d’expédier les idées courantes dans le précipice des opinions ordinaires, de celles qui se résument à des lieux communs si stupides, que personne ne trouve de bonnes raisons pour les retenir, malgré le tremblement de quelques tas d’immondices à face humaine, cachée derrière leur paupières violacées de vinasse, pour annoncer fièrement des misérables idées comme s’il s’agissait de nouvelles extraordinaires ; des sottes opinions qui font le nid de vipère des ragots, véritable dégénérescence de l’esprit qu’on fourgue avec aisance au bazar des ferrailleurs et des chiffonniers. C’est sur ces terrains vagues, que s’étale l’ombre mortifère des principes qui forment blocage d’esprit, à genoux devant le labeur, priant comme un saint devant le bénitier qui crache la sueur par le trou de cheminé d’une usine. Ici, le mauvais vin coule à flot, arrosant des gueules serviettes éponges, suintants le rôt et le pet, avant un sommeil comateux expectorant les résidus de la journée, comme le crachoir oublié sous un comptoir de bistrot dégueule sont trop plein de laïcat.
Mais, il ne faut pas se tromper ; il n’y a là que des jours ordinaires, pénétrés par des sexes fatigués. La crasse est si quotidienne, qu’à vivre dans son atmosphère, on finit par y distinguer des froments de révolte, là seulement où il n’y a que bruits sonores à odeur d’alcool et insatisfaction caractérielle. L’habitude des soirs de bière, en somme…
A force, on finit par tourner comme un manège répugnant, dans le cirque de nuits qui nous consume l’intérieur, comme l’alcool dévore l’estomac, et fait gonfler le pancréas. La vie devient antiquaire, bariolée d’histoires rafistolées, dans lesquelles rien de séduisant n’arrive à se dire ; rien de beau n’arrive à jaillir. Finalement, on finit par fermer la porte derrière soi, et on remplit le tiroir du bas avec des chaussures et des chaussons en plastique, et nous en sommes heureux. De ce bonheur d’antiquaire, fait de bric et de broc aux idées rances qui veulent nous faire croire qu’on n’est pas, malgré tout, si mal, alors qu’on a atteint le fond. Ce malgré tout qui trahit tout…
On se méprise sans le savoir.
Parfois, un simple trait tracé au crayon rouge, bien épais comme du sang chaud, suffit pour exprimer tout le vomi qui stagne dans l’estomac ; expulser sa haine sur le visage du monde ; un simple trait rouge ; creuser une balafre sans hésitation, un trait droit sur la nappe immonde de cette mappemonde. L’observer dans les yeux, assister à la saignée, dans son agonie, la voir pisser son sang dans un seau en faisant des cliquetis métalliques . Un trait qui réunirait Washington et Pékin, en passant par Londres, Paris et Moscou ; assister à ses pleurs, sans pitié, sans rancune, et par plaisir. C’est ma définition du bonheur.
Ordinairement, je n’aime pas les gens heureux. Ils ont quelque chose qui fait leur sourire ressembler à un stigmate poli, propre, sans reproche possible, vide de toute aspérité. Les gens heureux n’ont pas de bouche ; ils n’ont qu’une béatitude qui passe dans leurs yeux. Les gens heureux n’ont pas de regard, ou si faible qu’il ne sait rien retenir. C’est un regard sans expression particulière. Il est simplement vide. La béatitude du bonheur leur suffit. Ca leur donne un regard éteint comme une lampe vide. Le bonheur fait les visages semblables à ceux des poissons dans leur bocal. Un adage bien renseigné affirme que le bonheur est souvent accompagné de l’argent. Et s’il est vrai qu’il existe des gens riches qui ne sont pas heureux, à l’inverse, on rencontre plus rarement le bonheur chez les gens que seul retient debout les ruines de leur existence. Il faut être seulement pauvre, et non pas dans la misère, pour ressentir le bonheur. Chez les pauvres, le bonheur élève la naïveté au niveau d’une philosophie. C’est cette élévation de la bêtise qui provoque chez moi, ce dégoût virulent pour le bonheur des gens heureux satisfait de leur pauvreté. Chez ces gens là, le bonheur, c’est la morale offerte à la convoitise des pourceaux.
L’hôpital a été, pour moi, ce sentiment de bonheur que son étonnante intemporalité n’a fait que confirmer, comme une exception qui corrige une règle.
J’ai rencontré l’hôpital comme on découvre une philosophie nouvelle et charpentée sur l’étagère d’une librairie. C’est à partir de ce manquement, celui de mon existence, pour un ratage, celui de mon décès, que j’ai bâti cette philosophie. Les idées puissantes apparaissent dans l’adversité. Le combat contre ma vie, s’est inversé en un combat contre ma mort ; étrange accouchement qui donne à la vie un sens éprouvant, alors même qu’être vivant n’est pas un mérite, mais la damnation d’une loterie aigre-douce.
Ma mort. Ceux qui ont en charge la gestion de l’Etat, diront pudiquement que c’était un accident. Ce n’était pas un accident. C’était ma philosophie. Ma façon d’aimer la vie lorsqu’elle perd son sens, éteint sa clarté, vidange son sang dans le puit de la déréliction. Il est des printemps plus froid que les hivers les plus vigoureux.
Moi, que les circonstances m’ont fait appréhender le sens de la souffrance qui n’a pas de nom, je peux donner un nom à ce genre d’accident. Ce jour là, j’ai voulu me dérober à l’insupportable responsabilité de cette marchandise que je me suis vu contraint d’acheter au rayon des naissances ; cette vie dérisoire, qui s’achète et se vend, et parfois se brise et s’écrase. Cette vie dont la liberté consiste à payer et obéir, à des silvouplaits et des millexcuses, devant ceux qui n’ont, pour toute qualité, que la puissance que leur procure l’argent, et la veulerie de ceux qui les jalousent, cette liberté qui doit courber l’échine devant maître et courtisans, barons et industriels, dictateurs en tout genre, et de toute obédience… Tout ce que le monde compte de devoir accompli et de respectabilité ; un jour inattendu, je l’ai déchiré, comme on déchire la photographie d’une époque qui ne nous appartient plus, une époque qui a mal vieillit, une époque qui s’est décolorée parce qu’on n’y croit plus. Dire stop à ce vaudeville avarié, il m’a semblé que c’était la plus grande preuve d’amour que je pouvais donner à la vie. L’hôpital m’a été le bain de jouvence qui a donné corps à cette conviction.
L’hôpital, c’est d’abord une odeur. Une odeur âcre qui saisit l’atmosphère comme des griffes barométrique alourdissent le temps. Elle sillonne dans les couloirs infini. L’odeur. L’odeur est le premier contact sensible avec l’hôpital. Rien d’équivalent avec d’autres lieux tout aussi chargés d’odeur comme les couloirs du métro ou ceux des bibliothèques, ou les toilettes publiques pour mâles prostatiques. C’est une odeur qui serpente dans les couloirs ; une seringue qui envoie son venin dans le labyrinthe des veines, accompagné d’une odeur de sonde urinaire.
Cris et chuchotements s’y bousculent cathédralement. Respect d’un ordre étrange ; les silences de l’hôpital sont ceux de la douleur. Les silences de la douleur, ceux de la mort. L’hôpital hurle la mort dans un silence de néantisation. Les chairs y sont flasques ; l’histoire s’y coagule ; la fermentation y pétille. Telle la fatalité inconcevable du Tarot, une étrange vie qui fait la jonction entre la naïveté et la reconnaissance s’y agglutine, dépendant d’une parenthèse suspendue au diagnostic.
Odeur de sang ; odeur d’urine ; odeur de mort ; odeur de rire. Au plus profond de l’os, comme une incrustation indélébile, à l’ombre d’un rite sexuel, brûlant la métaphore de la vie d’une pénétration libidineuse au relent masochiste, l’hôpital…
Le sas d’entré d’un hôpital, ce sont les urgences. Toute la crème avariée de la société s’y croise sans se rencontrer ; estampillé d’un numéro abusivement comparé à une sécurité que disposerait la société à notre égard, alors qu’il n’est que le code d’accès dépositaire du droit à la vie possible, admise par une autorité morale insaisissable. Ne pas le perdre sous peine de ne plus être reconnu… Mais, n’ayez crainte. Le système est trop verrouillé. Aucun code ne peut s’égarer. Estampillé à vie jusque dans la mort. Tatoué sur le bras, ou sur une carte… La vie codée, condition donnant droit à un certificat de bonne responsabilité, pour adulte consentant à défaut d’être averti.
Les mots de l’hôpital sont empruntés à ceux de la magistrature, véritable médecine de la culpabilité. Le malade est une entité carcérale. Il est coupable de sa détérioration. On lui taille un costume sur mesure dès l’annonce de son état dans le civil. L’innocent, lui, met des capotes. Le malade est coupable de ses excès. Bien sûr, il y a les bonnes maladies ; celles qui ne font que des victimes innocentes. L’église veille sur elles. N’y figure pas le Sida, ni le suicide, même lorsque c’est raté. Notaire, curé et médecin sont les trois piliers sur lesquels s’est bâtit la société pour imposer ses directives. La prison est le purgatoire de ceux qui désobéissent. Et il n’y a pas d’issu possible.
Pourrissant à l’intérieur d’une parcelle de coma, la bouche entravée de durites incomestibles, uniques artères de ma survie. Elles sortaient par la bouche ; elle sortait par l’urètre ; jaillissaient de ma viande comme les battitures d’un métal brûlé à vif. Il y en avait dans les bras, sur la poitrine, près du cœur. Etroite surveillance ; tentacules indispensables à mon maintient dans le monde métal urbain de maintenant. Je me suis éveillé ainsi à la vie, ma nouvelle vie, dans ce monde mental aux tentacules pénétrant le corps par mes multiples orifices, comme des pénis sortant d’un ventre mou à la recherche d’une matrice vaginale.
Je venais de faire mon entrée en scène par mon absence absolue. Et c’était délicieux. Dans le fond, on est bien dans le ventre de son coma.
Pourtant, il ne devrait jamais y avoir d’entrée en scène. A quoi bon prendre la mesure de sa conscience lorsqu’on est dérisoirement soumis à une condition humaine si insignifiante… L’entrée en scène, c’est pour l’artiste, avec un panache de sculpteur, pour séduire l’imagination, pas pour tomber sous les coups de l’indifférence et de l’ennui. A quoi bon ajouter l’amertume au bord de ses jours amères… J’ai voulu quitter un monde en spectacle permanent, et je suis réapparu, nu, sur les planches d’un théâtre de cruauté. J’avais mis fin à mes jours ternes, et je me suis réveillé sous les projecteurs crus. Et, comme pour un mauvais film, mon rôle n’était pas bon. J’ai voulu finir comme un héros, et je n’ai fait que m’accidenter. Lorsqu’on naît dans le raté, il faut un miracle pour réussir, ne serait-ce que ce raté. Je voulais être un suicide, et je ne fus qu’un accident.
La vie ne vas pas de soi.
C’est peut-être cela, un suicide réussi, finalement. Parce que un vrai suicide est toujours raté. Se suicider, c’est dire non au navet qui nous est servi comme plat d’existence, et pas forcément le remplacer par un plat d’extinction. S’éteindre, ce n’est pas refuser, c’est partir vers un ailleurs inconcevable. L’inquiétude métaphysique le nomme Dieu, sans s’apercevoir que nommer l’absolu, c’est l’anéantir du même coup. J’ai voulu m’anéantir de ce monde ci, et non refuser la vie. L’abus policier du discours identifie le suicide à la mort, alors qu’il est un désir de vivre impossible à respirer.
La Salpetrière a été ma résurrection.
Etre traversé par une série de membranes plastiques ; assistanat d’une respiration artificielle, alors que je voulais faire silence sur mon absence. La machine, mouvement monotone rythmée au son d’un tic tac invisible, ressoude les cœurs blessés d’avoir voulu l’impensable. Elle ne broie pas systématiquement. Elle broie les récalcitrants. Elle les enferme entre les murs d’un hôpital psychiatrique, ou ceux d’une prison. Et endolorie les autres, tous les autres, avant même que l’imagination s’empare de leur inconscience atavique.
La vie ressemble trop souvent aux épluchures négligemment déposées sur la table d’une cuisine, entre le couteau sanguinolent et une serviette-éponge humide, avant de finir dans une poubelle…
La santé, leitmotiv de l’hôpital ; chloroforme des mauvais jours, de ceux qui forment l’ordinaire d’un temps alourdie d’interdits ; un temps qui passe et trépasse sur les vies endommagées d’avoir trop servies la culpabilité…
Il m’arrive de penser que tout est trop tard ; qu’il n’y a pas d’espoir possible ; que plus rien ne peut apparaître qui renverserait le sens terrible de la flèche du temps, ce destin qui nous emmène au-delà des portes de la folie, celles-là mêmes que d’autres ont présager comme étant celles de l’enfer. Peut-être, est-ce ce sentiment qui m’a donné le moyen d’écrire. L’écriture, c’est pas une belle invention ; c’est ce qu’il reste lorsque les vents acides ont dévorés les dernières touffes d’herbe fraîche qui tapissaient, il n’y a pas si longtemps encore, le délicat pubis de la terre ; c’est ce qu’il reste lorsque rien ne subsiste que l’odeur intestinale des égouts.
La vie ne fusionne pas dans un cours commun de plaisir et de liberté qui se conjugueraient par tous les temps. L’argent et la police ont peuplés le monde. Le commerce est le maître étalon du droit à l’inexistence pacifiée. Là où la pacification fait défaut, la vie se résume à une matière à chantage de seconde zone. La liberté se mesure en minima sociaux, ou en jeu de cache-cache mortifère avec une armée de conquête, soumis aux caprices de dictats paranoïaques. La vie est devenue insalubre, et l’hôpital marque de son empreinte organique, cette insalubrité. L’hôpital, véritable serviette éponge à absorber les souffrances et les cauchemars.
Non, vraiment, la vie ne vas pas de soi !
Alors, j’ai oublié.
Je suis descendu vers le niveau le plus bas, celui que l’on atteint lorsqu’on a atteint le trou béant qui se trouve au plus profond de l’intérieur de son être. Au niveau le plus bas que contient l’échelle des valeurs sociales, au delà de la cage thoracique de sa folie, là seulement où il est possible de trouver la satisfaction de s’être débarrassé des oripeaux d’une vie présentable, pour une nudité absolue. Vomir le désespoir afin d’atteindre la lucidité, cette lumière du clair obscur invisible pour d’autre que soi, parce que rien n’arrive véritablement à entacher l’immondice croupissant qui stagne sous la vie. C’est que plus rien n’est laissé entre les mains captivantes des sans rien. Plus rien, parce que nous sommes arrivé à cette étrange phénomène que plus rien ne semble avoir de l’importance, car rien ne ressemble plus aux inutiles projets pour demain que l’inutile souvenir d’un hier plus dérisoire qu’inquiétant. Il reste la cuirasse solidifiée de l’esprit mercantile, que son éphémère passage impose comme un tatouage, au point de rendre la vie insalubre. Ah, sublime condition : appréhender le vide à s’en remplir l’âme jusqu’à saturation. Jusqu’à la cassure. Jusqu’à vomir ses propres parties génitales dans un sourire de condamné.

Arriver jusqu’à la saturation de ne plus parler que de soi, parce que, très franchement, on ne parle jamais que de soi, même lorsqu’on évoque un dieu ; surtout lorsqu’on évoque un dieu, parce qu’alors, on y ajoute l’angoisse métaphysique du face à face avec soi-même, devant son inévitable néantisation. Qu’est un dieu, sinon la figure de sa peur devant son propre néant… L’angoisse interdit de parler au delà de soi. C’est que l’âme déchirée entre l’avant regrettable et l’après ténébreux d’un rien devenu néant, provoque chaque sexe à se donner la parole, le poignard à la main. Et, dans un geste brutal, déchirer la bouche aux commissures des lèvres pour en faire jaillir l’amertume, puis s’asseoir sur le cœur pisseux de sang frais, pénétré de spasmes convulsionnaires. Chaque nuit suit chaque jour en pissant sur la lèpre des murs. Le vent s’est levé pour cette fois encore. On peut le saisir à plein poumon. Et comme chaque fois qu’il se lève, il claque comme un coup de fusil sur la joue. Comme chaque soir que le soleil n’a pas chauffé.
Et cela n’a aucune importance. On donne aux choses une importance, dans l’espoir de les faire perdurer. Mais, rien n’a d’importance, parce que rien n’est épuisable.
Cependant, là, au fond de la cave abîmée de mes souvenirs, j’ai fais glisser quelques mots entres mes doigts. Pour rien, sinon peut-être pour me consoler en me disant qu’en définitive, ma verge aura dévorée quelques sexes en forme de morceaux individuels, entre deux silences lointains qui finirent de faire oublier le désir que l’esprit unit à la chair. Inquiétante libido désaxée ; zob en déroute sans alibi… C’est l’hallali. Pauvre spectacle qui voit ses propres sentiments lâchés… Quand l’ibis désaxée n’épouse plus la fente de la jouissance, la dérive des sentiments amorce son lent et inexorable mouvement vers le bord du précipice de ses angoisses ; un bateau ivre perdu au beau milieu de nul part sur une mer déchirée.
Ce jour là accoucha de la Salpetrière ; la vie n’a pas voulu conchier un cadavre de plus. Je suis vivant malgré moi.
Lorsque j’entrepris de gravir une à une les marches inégales de mon escalier intérieur, je ne pus m’empêcher de penser à l’écriture ; la mienne ; celle d’un débordement alcoolique purgés à travers le filtre de plomb de mes envies sodomites. J’avais frappé à la porte de ma mort, et elle n’a pas voulu s’ouvrir. alors, j’écris dessus comme s’il s’agissait d’écrire sur la peau d’une femme sensuelle qui se refuse au désir. Avec suavité, mais à pleine main. En attendant qu’au crépuscule d’une nuit plus noire que le noir des soirs ordinaires, son sexe s’ouvre vers le gisement de mon puit de pétrole gluant, et m’assombrir au fond de cette forêt pubienne pour une éternité sirupeuse et enveloppante.
Alors, mon souffle odeur soufre de ma réincarnation, a fait repartir l’écriture, comme on démarre un moulin rouillé de n’avoir pas servi depuis longtemps. Et ma mémoire retrouve des traces, comme un naufragé solitaire examine le désert de son histoire, égaré au beau milieu d’une tempête de sable. Là, il faut braver l’impuissance, ou succomber dans la déroute. Je ne connais pas d’autre lieu. Trop indigent pour penser dans les cénacles de la philosophie institutionnalisée ; trop orgueilleux, peut-être, pour m’y amadouer. Mon écriture transpire ma vérité. Elle ne brille pas comme la fausse monnaie des académiciens. Elle trace la marge des caniveaux. J’expose les raclures de mon estomac, comme d’autres exposent leur rivière de diamant. Après tout, la clarté est de même composition ; elle provient de ces mêmes mains calleuses qui ont masturbées leur gland afin d’en faire jaillir l’arc-en-ciel derrière le rideau d’un soleil jaunâtre.
L’écriture, je l’ai découverte a peu près dans le même moment que l’étrange sensation qui anima mon sexe, à un âge où le plaisir n’était pas encore un outrage débordant de culpabilité, peu de temps après l’apparition médicalement provoquée d’attributs masculins, que la paresse de ma nature avait négligée de faire éclore. Découvrir un organe neuf en en cherchant le sens sur l’étagère interdite de la bibliothèque familiale, entre « Le monde du sexe » de Henri Miller et un traité de gynécologie… Jouer de l’un à l’autre, entre des moments dérobés à la marche nuptiale du monde du travail. L’écriture est la vasque qui accueillit mes soudaines semences juvéniles.
J’écris comme me vient à l’esprit les soliloques servitudes de mes effractions ; parce que l’écriture est une humeur. J’écris comme un voleur, à la dérobé, sans autorisation ni diplôme. J’écris pour forcer le temps à traduire une destiné à des congénères illettrés. J’écris comme on croit en l’existence, la pudeur en moins. J’écris dans l’inquiétude d’une écriture vrai qui ne se laisse appréhender que dans le mensonge. J’écris à la dérobé, clandestinement, sans imaginer un instant qu’un regard inquisiteur se portera sur mes soliloques. J’écris pour me compromettre dans la contradiction. J’écris pour contredire cette compromission. J’écris dans l’espoir de boucher mes trous de mémoires avec un ferment lactique imbibé de gaz hépatique au renvoi sarcastique. J’écris à chaque minute, pour faire tampon périodique sur la ponctuelle irrégularité du temps. J’écris selon mes humeurs, à brûle-pourpoint, avec des relents au goût jaunâtre. J’écris pour effrayer les psychanalystes, trop oublieux de leur propre vide. J’écris les assemblages hétéroclites de mes morceaux posthumes. J’écris pour résister à ma perte. J’écris à la perte de mon réel. J’écris pour faire de mon réel, un organe sexuel.
Mon écriture veut être cette maturité que ma jeunesse volontaire avait détournée des mains noueuses d’une église chrétienne conquérante plus que rassurante, étouffante plus que sécurisante. J’avais commencé mon écriture contre dieu. Maintenant, j’écris sans cette hypothèse. Passer de l’opposition du christianisme à l’indifférence de ces préceptes. Se débarrasser d’une hypothèse pleine de poison, libère l’esprit d’un poids de culpabilité intolérable, et renforce son attachement à la liberté.
Le sens d’une écriture devrait toujours prendre la direction de la liberté, pour ne pas se perdre.
Oh, combien chacun, par un formatage inavouable, est abonné à l’étroitesse de son esprit borné… Cette paresse d’esprit, produit du nivellement d’un bonheur artificiellement maintenu par les rouages du travail, et de l’argent qu’il impose comme la seule valeur possible, à défaut d’être réelle. Dans cette confusion qui fait de la tromperie la seule élégance reconnue, il devient nécessaire de se définir. Ma définition, c’est du doute qu’elle provient. Fatalement.
Ma philosophie, c’est sur le doute qu’elle se bâtit, en permanence. Non pas du doute comme confort d’un système, mais du doute comme luxe de mon vertige. Du doute comme invitation à se jeter du pont du sommeil, afin de s’éveiller à la vie. Quel aphorisme n’en douterait pas ? En finir avec les idées rustres et autoritaires, qui annoncent leurs vérités au mépris de la vie, et refusent de s’incliner malgré le poids de leur basse besogne ; ces idées que recouvre le mot détestable de politique.
Ni esthétique, ni même seulement allégorique, l’arrogance qui jugent du bien de ses propres actes, ne peut voir en l’autre qu’un ennemi de ses présages. Alors, cette miniature enfle. Elle enfle jusqu’à devenir la seule ombre visible sur toute la surface du globe, avec l’idée affolante de vouloir éteindre les ambitions qui lui résistent. C’est à partir du doute comme volonté, que viendra l’antidote. C’est la force de l’écriture. Une écriture qui trahie les tremblements incertains, fait du doute une force de frappe. Mon écriture tient dans mes doigts les certitudes de mes doutes. Douter des certitudes de l’adversaire, voilà le remède pour le déséquilibrer. Etre certain de ses propres doutes, voilà le remède pour se renforcer.
Il n’y a pas de mots inabordables. Il y a les mots que l’adversité interdit ou calomnie, et ceux que l’on impose, parce que la musique qu’ils font entendre à nos oreilles, sonne comme on aime entendre le rythme chaud de la respiration lors de coïts saturnales, quand le va et vient de la verge éclate le méat dans la matrice, et provoque le souffle court de la volupté.
Eloigné de toute académisme, l’écriture transpire les odeurs moites de l’auteur ; en transcrire l’émotion ; accoucher les idées. La difficulté d’approche n’est que l’aveux d’une fatigue d’érection, plus que de la stérilité de ses organes. Au contraire, il faut partir à l’abordage, pénétrer les idées comme on pénètre en territoire inconnu ; les violer comme on s’empare de la chair de la terre. Quel peuple n’a pas commencé sa propre civilisation de cette manière ? La difficulté d’une écriture tient plus des sentiments interdits, que de la paresse à perforer la virginité de nouvelles terres inexplorées.
Je sais que l’océan des mots a englouti d’immense déceptions ; de projets avortés en répétitions insolentes, c’est d’une somme d’échecs dont hérite l’humanité entière. Elle se trouve au milieu de ces mots, avec la balance des jugements pour la maintenir en équilibre. Et c’est ainsi que la division signifia le renversement des peuples fiers en individus soumis. Pourtant, le milieu des mots est dérisoire. Il ne tient sa force que par le mensonge. Ce mensonge, celui de propriétaires blanchâtres au goût d’appât gluant, que la cupidité distrait de leur méchanceté. Misère de la mendicité qui fit de la vie, un travail. Quelle vulgaire soumission.
La propreté de la morale n’est que la morale de la propreté.
Il s’est agit de ma préservation, lorsque la Salpetrière a transformé mon avenir en oubli. Mais, cet oubli à lissé imperceptiblement l’ordonnance glacée de mes mots couverts caustiques ; laxatif d’une humeur noirâtre. Depuis, je délaisse ceux qui se trouvent d’excellentes vertus ; ils constipent trop l’esprit pour rester fréquentables. Toutes ces familles chrétiennes au teint pâle de trop baiser les pieds d’une statut de croix. Dégoûtantes idolâtries.
Je me délasse de la différence, parce qu’un trop plein de déférence possède des qualités délétères que l’indifférence guillotine. J’en fais distinction ; non reconnaissance. Des mots happés dans les mors du vent de l’impatience, entre les rôts du métro souterrain, et les plis d’un insectivore volubile.
Et attendre, dans un futur primitif, la cargaison avariée d’un tonnage sémantique.
Attendre.
Attendre dans l’espace tordu de son immédiat après soi, que des champs magnétiques n’électrolysent des chants pathétiques. Les idées clair-obscur d’un naufragé solitaire, qui vient de s’échouer sur une île surpeuplée, et se dissous dans le grouillement qui s’étale sur la plage. En fait, je veux juste savoir si chaque nuit, c’est la même lune qui l’éclaire, parce que la mienne est brouillée par l’ivresse de mes étranges inquiétudes. Il me semble bien que le temps est vidangé de sa substance humaine ; qu’il est devenu ce chronomètre que tout le monde redoute, mais que chacun respecte, parce qu’il le ressent comme un abri, alors qu’il fait irruption dans l’irréalité de la vie avec un grand bruit, en imposant le silence catacombe. Accroché à la combustion que met la mèche, avant la sentence du retard...
C’est le silence des fourmis.
Une gigantesque colonie de fourmis en partance vers des pâturages enclos. Une armée de salariés qui s’éveille à l’intérieur du sommeil. C’est la nuit. Une nuit sans fin. Une nuit opaque qui ne laisse rien filtrer.
Ecrire dans la nuit, pour faire du silence un paradis.
Rien n’est affranchi ; rien n’a disparu. Tout est gelé comme des cristaux d’améthyste dans leur gangue.

II

« Or il s’agit de vivre. »
(Miguel de Unamuno,
Le sentiment tragique de la vie)

De ce qu’il reste !

Il faudra se réveiller un matin. Il faudra se réveiller en commençant par se poser la question de savoir quel jour, véritablement, sommes-nous ; celui de nous-même ; celui qui a oublié le jour d’hier par défaut d’ignorer celui de maintenant. Il le faudra. Sans doute pour marquer un début de sagesse, afin d’arrêter la marée montante de la folie ; de freiner l’habituelle négligence qui nous fait regretter le sommeil parce qu’un instinct de soumission nous fait obéir comme l’animal d’un cirque dans l’enclos du destin, et fait de la lueur du jour, un devoir parmi tant d’autres anonymes.
Se réveiller rocaille… On se gratte… On s’étire… et puis, on fonctionne enfin. Enfin prêt pour un maintenant de soumission dans l’oubli du labeur sacerdotal. Faire autrement… Impensable. Hors de cette soumission, la vie n’est pas la bienvenue. C’est ce que l’on croit. C’est ce qu’on nous a appris, quelque part dans une jeunesse escamotée maladroitement pour un avenir insaisissable.
Alors,
Quel jour sommes nous ?
C’est la question de nos origines. Car, depuis quand ose-t-on parler ainsi ? qui sommes-nous, pour oser se poser des questions aussi désastreuses ?
Trouver la réponse, enfermé dans la forteresse de nos solitudes respectives, à l’abri de la mémoire, ignoré de tous, oublié de soi-même. Tel est le destin qui nous est programmé comme séance permanente. Il y a de la place. Toujours. Et si elle vient à manquer, il reste les strapontins. Au pire, il y a les marches d’escalier. On se pousse, on se tasse, on s’écrase. On admet tout, sans réfléchir. Pourquoi réfléchir ? Pourquoi prétendre à être ? Attendre un bouleversement iconoclaste, afin de voir au-delà de l’horizon les charniers de notre avenir. Que devrions nous y voir d’autre ? Et qu’espérer d’autre ? L’espoir n’est-il pas devant nos yeux, étalé le long d’une ligne de fuite qui va se perdre tout au bout d’une jetée ? On le distingue à peine, dans la brume qui recouvre l’atmosphère. Tout juste si on s’aperçois des contours sinueux du chemin – notre chemin – inégal, piégé, qui se laisse découvrir à chaque pas, devant nos yeux inquiets. Un long chemin qui serpente jusqu'à la berge ; notre berge. Celle qui nous est échu à défaut d’être un choix, de laquelle nous gesticulons, nous croyant libre, alors que nous existons si peu, incapable de nous manifester autrement que pour réclamer la protection de l’emploi de notre force d’esclave, afin de jouir dans les alcôves infernales de la mendicité supermarchandisée.
Ca forme être par identification. C’est en vain qu’on y trouverait une vérité. Rien de vrai ne saurait s’exprimer. C’est le terrain de notre propre négation. Nous sommes, par défaut de n’être pas. Nous disposons de cette certitude pour unique vérité. Pitoyable croyance. C’est le secret du contenu de la solitude, la fausse solitude, celle qui dresse des pierres de granit autour du socle en argile qui forme la base bien fragile de notre édifice. Car, au fond, nous ne sommes qu’une forteresse de néant. Mais, c’est au fond de cet abîme qu’il nous reviens de trouver les perles scintillantes qui, enfilées une à une à travers le fil du destin, font de chacun, le lieu de la certitude d’être, loque en lambeaux, ou clochard céleste.
Alors, prêt ?
Prêt pour une ruée improbable vers l’or de l’espoir, finir fossilisé au pied de la falaise, désabusé, asséché.
Alors, reprendre la question : qui sommes-nous ? Des êtres de solitude, en partance vers notre Terra Incognitae, pareil à Christophe Colomb à la recherche de terres nouvelles, naufragé au large d’une inde imaginaire, plus soucieux, sans doute, de suivre une ambition qui lui apporterait la gloire, que de se soumettre à la raison marchande d’un empire méprisant. Que sommes-nous, face à la puissance d’un commerce plus prédateur qu’indigné, et qui devait s’emparer de ces terres nouvelles afin de les piller pour enrichir la puissance de nations que rien ne redoute ? Tout juste une pittoresque honte satisfaite de s’engorger des lumières de la ville moderne, en lisière d’un excessif plaisir évanescent.
Brouhahas intempestifs lassant, parti en quête d’une tranquillité… Né sur les territoires de l’illusion, comment chercher un autre point de fixation, et ne pas risquer de perturber le sens de notre boussole aléatoire ? On meurt si vite ; si vite pour un rien ; avant même que notre propre rien ne s’emplisse de néant. Mort prématurée d’une vie nourrie plastique ; trois-quatre pièces hachélem à pris discount… C’est notre unique accès à la Nouvelle Philosophie, cette pensée marketing qui se fait passer pour une réflexion, afin d’inviter à travailler pour s’acheter la sécurité qu’abusivement, on compare à la liberté. Liberté de choisir entres les divers modes d’achat sous surveillance, et qui impressionne par l’exclusivité de ses expositions. On se croit unique à faire un choix que tous, nous accomplissons de la même manière, pour la même raison, semblable aux multiples gouttes d’eau, que charrie notre fleuve incontinent d’illusions.
En quête d’un travail, dans l’espoir d’une liberté méritée, c’est une autorisation d’existence qui est distribuée en échange, comme on distribue des notes à la fin d’une année d’école, et qui se mesure en salaire, pour tout prix de la liberté, seule valeur qui a vraiment cours dans le monde de l’infantile esclavage généralisé.
Travailler pour acheter un petit peu de liberté. Le reste du temps est nécessairement chômé, parce qu’il est inutile. Un temps inutile est un temps nuisible. Du moins, pour ceux dont la vie est construite sur ce sacerdotal principe. Il ne vient pas à l’esprit que toute la grandeur de la vie est d’être parfaitement inutile, que c’est parce que la vie est inutile qu’on peut la consacrer à l’Art.
Qu’est-ce que l’usage de la vie ?
Le temps perdu… Ce temps qui ne dispose pas d’une saveur d’origine incontrôlée, qui a perdu le sens qu’on devait lui attribuer avant de l’engendrer ; un temps, dont le goût se serait perdu dans la nostalgie à la simple évocation de sa texture, et qui éveille l’inquiétude sous l’impulsion d’une dérive de l’insatisfaction qui nous fait alterner regrets et désir…
Alors, on se noie dans un salaire qui nous fait confondre difficulté et mérite, et nous fait croire acquérir honnêtement ce qui n’est qu’un effroyable malentendu. C’est ainsi que l’idée de liberté nous monte à la tête, comme le désir s’empare de nos organes, pour une richesse dont on reste irrémédiablement exclu. On se persuade que le travail est à l’amour, ce que la liberté est au sexe, parce que tout devient interchangeable par l’argent. Même le vît besogne, lorsqu’il pénètre la soumission d’un sexe femelle. Copulation et travail… seul projet tenu pour de l’humanité. C’est cela, le droit au travail, deux mamelles qu’il faut traire jusqu’à ce qu’elles soient tari, jusqu’à satiété de l’égoïste agonisant dans ses glaires. Et on finit par copuler pour engendrer la transmission de cet égoïsme.
C’est un temps si déraisonnable qu’on n’ose même plus mettre les morts à table. Les fous, eux-mêmes, en on perdu la raison. Aujourd’hui, plus personne n’ignore que le travail ne rend libre que depuis peu, depuis que la philosophie allemande est devenue la norme, du côté de la Pologne, entre Staline et Hitler. C’était probablement par un jour impossible, que la fusion de la folie et de l’histoire, un soir sans mémoire, a vu le triomphe du christianisme ombrager le festin des barbares, pour un monde froid comme un morceau de métal blanc, un monde qui fait du commerce, le centre de son orgueil, un monde qui s’expose, un monde qui se définit comme le wold traide center, le centre même du monde existant.
La mémoire, avec le temps, ne se bonifie pas, elle s’abandonne.
Il est loin, maintenant, ce temps des camps de concentration qui étaient apparus aux confins de l’ère glaciaire. Depuis, une avalanche de libertés, toutes plus étranges les unes que les autres, se sont abattues sur des randonneurs trop confiants dans leur naïveté, ne leur laissant pas le temps de jouir de la perte de leur vie. Qu’importe. Des milliers de petites sauterelles en mini jupe galopent, de saut en saut, à travers leur employeur respectif, à la recherche de leur soumission, prêtes à avaler les miettes d’une vie qui consacre la fiction pour une tranquillité de domestication ; et tous, nous nous en trouvons heureux, parce que le couteau oublié dans la gorge s’est émoussé depuis longtemps ; les angles arasés se sont arrondit. Les titres de noblesse méprisés sont devenus des titres au porteur jalousés.
C’est le prix de la vie de maintenant ; elle s’achète, elle se vend, elle se casse, elle se meurt. Et, pour en jouir, il suffit de l’oublier.
Le monde est beau, et il pleut dans la mémoire. Le terrain des idées se couvre de boue. La chasse aux cadavres est ouverte. C’est le prix du silence. La chasse est ouverte, et on étale les cadavres. Un pied, un tronc, un visage… Ce sont nos amis, nos compagnes, nos enfants, qui sont exposés, dénudés, le corps violacé d’ecchymoses, à plat sur le bitume, éteint.
Nous nous comportons en gisant. Nous sommes devenues ce que nous redoutions, le produit de l’ignorance. Nous nous sommes perdus dans la poussière qui devait marquer nos origines. Effacé à jamais du moindre souvenir. N’est-ce pas le prix de notre silence, le prix de notre pacification ? Nous aspirons tellement à la fermeté de la paix, une paix bénite, et une liberté fossile, que le moindre refus provoque en nous, une déchirure abominable, l’atroce peur de voir se vider nos tripes dans les chiottes de notre consentement. Se vider jusqu’à n’être plus qu’une gargouille aplatie.
Si l’esclavage contient la révolte comme remède à sa condition, la domestication contient la pacification comme condition à cet étrange esclavage moderne. Le dialogue s’est ouvert sous forme de chantage. Toute revendication est acceptable, dès l’instant qu’est accepté son dénouement, la fermeture ce que qui n’était qu’une parenthèse. L’ébauche d’une critique qui se fini en protestation bien vite résolue par l’aménagement des rapports de force, et liquider les provocations à l’abri des remparts d’une usine.
Il reste des terres nouvelles à conquérir. Elles sont devant nos yeux imbibés d’alcool, saupoudrés de poussières d’angoisse, prisonnières de nos cages thoraciques, enveloppées des volutes bleues de la fumée d’une cigarette, à l’abri de nos insipides croyances. Il suffirait d’oser, pourtant. Juste oser. C’est le seul geste qu’il nous faudrait entreprendre sans hésiter. Oser, afin d’effrayer tout ce qui a vocation de restreindre et d’interdire. La vie serait-elle trop petite, pour se permettre de braver ce qui la restreint ? Ou est-ce nos petites manies de midinettes, offert à tout appât qui se présente devant l’entrée de nos sexes humides de timidité ?
Nous ne sommes, peut-être, que seulement sensible à la vision des muscles d’un théâtre de séduction. On se voit les embellir d’une cuirasse de fer, et attendre. Figé devant l’appât. Il y a un code secret. Evidemment. Il y a toujours un code secret. Un code pour que personne ne puisse s’emparer du désir à sa place. Pour ne pas l’égarer, et se dire qu’il nous appartiens, ce code ; qu’il n’est rien qu’à soi. A soi. Personne d’autre. On l’appelle amour, pour se convaincre d’être séduisant. Amour. Un amour parfait qui ne souffre d’aucune convoitise. C’est ce qu’on veux. Alors, on le dissimule derrière un code barre. Un amour au code ultra secret. Un code qui, seul, peut permettre à la machine à copuler de pénétrer nos organes. Machine vitale à laquelle ont s’identifie jusqu’à s’y substituer. Organe machine phallique pour assistance respiratoire. Gorge pénétrée. C’est la vie, maintenue artificiellement. Code source génétique. La source même de la vie, de notre vie, de celle dont on convient de l’importance puisqu’il n’y en a pas d’autre… Mais, c’est pas important. Elle est trop légère. C’est une flatterie, pas un destin.
On se trouve dans l’embarra de devoir y croire, parce que son absence effraie. On a trop bien appris à aimer très peu…
On attend de l’amour qu’il nous offre ce qu’on ne saurait donner, parce qu’on montre toujours la même face, celle qui fixe notre sourire par une sculpture dans un marbre glacé. Une identité qui se montre sous l’angle de la séduction, dans un renouvellement permanent, que sa répétition flétrie. Les ans n’y sont pour rien. C’est une question d’imagination. Mais, on ne saurait guère imaginer que ce que l’autre montre, et qui est soi, inversé. Que sommes-nous, sinon des monstres ordinaires sur l’échiquier de la folie humaine…
Il y a du désabusement à être soi-même en permanence… Il suffit de gratter un peu la couche superficielle de notre hypocrisie. L’harassant destin recouvre de tristesse l’aventure qui s’installe dans la durée, parce qu’elle est dictée par l’envie de repousser à demain ce qui n’existe déjà plus aujourd’hui, et qui ne repose que sur des souvenirs confus. L’accouplement de l’amour s’est chargé de l’accouplement du renoncement. Parce qu’il n’est d’amour dans un toujours que d’amour pour un moment, que l’instant d’après recouvre d’oubli. Un instant qui peut apparaître au crépuscule des siècles, comme un nuage noir s’étale sur l’horizon et glace le soleil, mais que rien n’évite de redouter. Les ravages de la contrariété qu’on peut lire sur les visages… ces visages qui contiennent ce que les lèvres retiennent dans un sourire mélancolique.
Amour éperdu dans l’étendu de la convoitise, anéanti sitôt énoncé ; la magie flatte les carapaces figées dans l’anxiété ; les vide de leur sang, comme du sable à travers les doigts s’égraine, après avoir effeuillé l’hymen de leur naïveté, et ouvert la voie aux convictions sans fondation, mais qui fondent les certitudes, provoquant l’érection d’une architecture de métal agrippant ses griffes dans les poumons de l’envie.
L’aventure soudaine, d’un moment frivole que des amants découvrent, s’efface dans le temps, et laisse place à la gestion du profit et des refus, du travail et des horaires ponctuels. L’habitude accroît insensiblement la docilité.
Esquiver l’issue fatale de la passion, pour la morne sécurité affective… L’amour se fait devoir, et la domestication s’installe durablement, distribuant à chacun, et selon les circonstances, le rôle qui leur est dû. Père, mère… Frère ou sœur… Une naissance à peine désirée, l’école, l’argent… Puis , les déconvenues… Et la raison que l’on se fait, à défaut de rompre d’avec une si déraisonnable existence. On se rassure, en se disant qu’on a atteint l’âge de la maturité, alors que cette évocation ne fait qu’en souligner la puérilité.
Les nuits et les jours finissent par se mélanger, jusqu’à leur disparition. Nuit blanche pour journée fade ; nos sexes d’affamé s’égarent dans le labyrinthe des désirs, privés trop vite de tout, et qu’un injuste mariage scelle jusqu’à un inavouable divorce.
La vie se fane bien avant de commencer à s’épanouir.

Fin rigide qu’une faim frigide n’arrive pas à combler, les amants se divertissent de n’être pas gagnés par une frénésie de copulation provoquée dans un moment d’excitation lapidaire, lorsqu’ils se dirent qu’après tout, qu’importe qui est chacun, pourvu que le miel de l’existence s’écoule langoureusement, le long des cuisses nuptiales, se croyant à l’abri de la sédimentation que recouvre le temps comme autant de couches qui se superposes, et s’affaisses, et se rides jusqu’à la disjonction qui laisse apparaître les veines bleutées entres les plis de nos manquements.
Qui est qui ? On ne sait pas vraiment. Moi ? Toi ? de toute façon, c’est du moi que le miroir renvoi. Un moi ignoré de tous ; convoité de soi-même, sitôt que se précise un intérêt, un intérêt à odeur de sexe ; un corps suave ; une chaleur estivale ; le goût salé de la chair… Une chair couleur peau qui suinte son amer désir par ses pores.
C’est l’amour d’aujourd’hui dans son indésirable délire, parce qu’on ne saurait exister sans l’autre. Ce rapport à l’autre rythmé par des Il faut, des Tu dois, des Je veux, qui se répètent inlassablement comme une mécanique de précision, et qu’imperceptiblement mais inéluctablement, la fourche gauchie de son orientation décale vers son réquisitoire. C’est le temps des reproches insignifiants qui finissent d’éparpiller ce puzzle, que l’impatience des rôles de chacun se donnait l’illusion d’avoir assemblé, mais qu’un tremblement redoutable a dérouté cet inconcevable alibi vers son précipice, pour le réduire en miette. Inconfortablement, on cherche à s’éloigner de ce naufrage pourtant inévitable ; on aimerait tant éluder la déroute de nos sentiments. Accoucher de nos certitudes, et ne rien admettre en dehors d’eux. Se protéger des influences qui finissent par nous submerger, et accourir vers d’autres ports, dans d’autres lieux, au creux d’autres bras, enveloppé par d’autres cuisses, des formules chocs de format toc pour tout bagage.
On croit pouvoir dire des Je t’aime, mais c’est ridicule. On ne crée que des rapports d’appartenance. On aime, alors on veut. Le sujet de notre amour devient l’objet de nos désirs. De la passion à la possession, le liant s’incruste dans les moindres interstices, jusqu’à ce qu’il déborde du costume trois pièces que l’on a endossé pour toute parure, et provoque la brisure.
Combien de fois faut-il se détromper, pour se saisir dans sa vérité ?
La vie, finalement, se résume à n’être qu’une somme émotionnel de rapports transitoires, séparés par des reproches et des regrets, entres deux soleils enfiévrés, qui s’achèvent dans des souvenirs fantasques.

Il ne s’agit pas de s’accepter ; il s’agit de se comprendre. Faire en sorte que la peur ne soit plus un guide, parce qu’elle ne nous emmènes nul part. Elle fige les faiblesses les plus accentuées, et ruine la force qui doute d’elle-même, dans des massacres immodérés. La peur n’est pas une conseillère, mais une imprudence faite de tremblement et d’impudence. Sous l’emprise de la peur, on se trompe si souvent qu’en croyant se révolter, ce n’est que de l’amertume qui s’exhale par le ressac de la bave contre nos lèvres. Et c’est en vain, qu’on userait d’une prophylaxie par l’apport de la beauté. La beauté n’est rien. Elle n’est que ce qu’il reste lorsque l’on a retiré l’essentiel, un verni qui attire la convoitise et la jalousie, et transforme le désir en dégoût.
L’hideuse odeur du ressentiment. Rien d’autre.
Chimère de la jeunesse, on croit trouver la beauté dans le bonheur, afin de se verrouiller au malheur, ne pas laisser une dépression impossible à supporter, s’installer comme une maladie vénérienne dans nos sexes. Malheur, c’est un mot si compliqué à définir. Il y a tellement de malheurs, tous plus inconvenant les uns que les autres, plus impudiques, que l’évocation de ce mot provoque une misandrie presque instinctive envers l’espèce humaine, et qu’il faut être misanthrope pour ressentir toute la force du malheur dans sa beauté. Car pour aimer l’espèce humaine, il faut accepter ses travers sans débord, au delà duquel règne le plus bas des instincts, la haine que l’on rencontre chez tous ceux qui jouissent de leur statu de chef, tous ceux que la soumission à leur rôle plus autoritaire que responsable, les empêche de penser ce qu’ils sont, les oblige d’apparaître pour ce qu’ils ne sont pas, dans un sursaut infamant de culpabilité. Ici règne la morale des esclaves, la morale chrétienne. C’est le monde de la désolation. Où passe le christianisme, la liberté est vérolée. La force devient autoritaire. La beauté se cache derrière un voile honteux. Les sexes se désolent de n’être plus qu’une fonction reproductrice. La vie s’amoindrie jusqu’à s’abaisser au service d’une grimace. Une ascension qui se mérite, sanctionné par des juges à la peau vermillon et le regard métallique de l’inquisition, ce regard défonçant les chairs comme le violeur, un sexe ; non ce regard pénétrant la clarté dans la chaleur du désir.
L’amour prit en étaux, entre le mors de l’égoïsme et celui de la convoitise. Les jours sont comptés. Il restera bientôt à n’avoir plus que la possibilité de choisir la manière la moins brutale de disparaître, du croc à boucher à l’irradiation nucléaire… Rien ne nous sauveras, pas même la littérature. Ce n’est pas sa vocation. Il y a trop peu de lecteurs, de lecteurs véritables pour qui lire est un terrain d’aventure rempli d’obstacles et de révoltes. Il n’y a plus que des lecteurs adaptés à la novlangue, formatés pour une digestion rapide d’une culture de fast-foods, sans goût ni couleur remarquables, aussitôt lu, aussitôt dissoute par les sucs gastriques d’un temps atomique en embuscade, qu’un sniper, pourtant prévisible, fait crépiter par surprise dans le dos d’un public dérisoire. Un public de roman, cette forme ridicule d’écriture qui invente un monde qui veut parler du réel, alors qu’il ne fait que le contrefaire ; ce public qui tourne en rond dans la salle des pas perdus d’un hall de gare, en partance vers nul part, oublié d’où il vient, et que personne n’attend, encombré d’un roman insipide jamais lu, jamais ouvert, toujours vomi. C’est l’état de la conscience de maintenant.
On rêve de tout changer. Mais, cela reste un rêve. Sitôt qu’on entrevoit cette possibilité, le rêve se fait cauchemar, et le mouvement de recul se fait plus lourd. On veux le soleil qui éclaire l’horizon, mais les ténèbres ont notre préférence. Parce qu’on en est enveloppé. Tandis que le soleil risque de nous éclabousser de sa luminosité. Apparaître ouvertement en guenilles est un cauchemar bien plus cruel que de rester enveloppé par le manteau épais de notre obscurité.
La petite musique qui s’écoule du sommeil de notre raison, et le berce, peut continuer de se faire entendre sans disgrâce.
Où se trouve ce relief tant décrit par les poètes et les géographes ? J’observe l’horizon. Je le scrute à la recherche du moindre indice qui pourrait me mettre sur la bonne voie… La bonne voie… Celle que l’on s’approprie en se disant qu’elle est forcément la meilleur, alors qu’elle n’est qu’un désir de plus au rayon des fantasmes. Aussi loin que je tâche de pénétrer dans le brouillard lointain qui délimite la ligne d’horizon, se distingue de plus en plus nettement le décor. Des couches successives de platitude apparaissent. Et le relief ne marque que les plis provoqués accidentellement sous les coups maladroits de nos sexes que l’on tente de joindre, timidement, sous l’influence de nos pulsions.
Le relief, le vrai relief, on le redoute comme un obstacle infranchissable que l’on rencontre après avoir manqué le virage, à l’âge de la séparation, à l’âge de la finition figurative de la mort, à l’âge des possibles qui ne bâtit que des sentences.
Tout se présente sous l’optique déformant de l’orgueil ou de l’humilité. Et ça forme relief. Un relief qui présente ce défaut d’effacer toute dimension, de réduire notre champ de vision à la seule dimension insignifiante qui forme cercle autour de notre propre détail. Chercher à supprimer cette erreur de parallaxe, c’est ouvrir des hostilités insoupçonnables. C’est le terrain des comparaisons et des jugements. Le tribunal de la médiocrité en action.
Se laisser encercler, ou pénétrer… Le temps n’est plus ce que nous pensions être. L’identification s’est perdue au large de notre ignorance. La vie est devenue un décompte permanent qui met en balance les pertes et les profits. Il n’y a pas de place, dans cette convention, pour la colère. La colère est la parole de l’insatisfaction qu’il faut calomnier pour ne pas risquer de la voir se transformer en révolte. La colère enfin domestiquée, nous apparaissons en monstres pacifiés, qui la vouent en échec, en la recouvrant d’habits d’apparat au permanent sourire de marbre blanc.
On vieilli. On vieilli d’oubli. On vieilli de l’accumulation des cadavres. La matière vivante de l’humain est cadenassée. On se rend complice de notre propre enterrement, qui n’autorise que la diffusion de voix dissidentes à la tonalité écologiste, afin d’empêcher le jaillissement de la mauvaise conscience, celle qui n’attend pas d’être justifiée pour se manifester. La colère n’est plus le fruit de la révolte, mais celui du scandale, ce revirement de la bonne conscience.
En fait, nous n’aimons de la vie, non pas ce qu’elle offre, mais ce que nous pouvons lui prendre. Nous nous approprions la viande, nous la tuons, nous la vidons, nous la découpons, nous la désossons, et nous donnons le reste aux chiens. C’est notre goût immodéré pour la vie. Nous nous croyons gourmet, et nous nous montrons avide. Nous aimerions déguster, et nous ne faisons que dévorer. C’est notre bonne conscience, la conscience de ce nous qui n’est pas tout le monde, mais seulement quelques uns, ceux qui se proclament, avec un cynisme criminel, propriétaires de la planète, que la veulerie de leurs serviteurs appellent Les Grands de ce Monde, pour dire en quoi ces grands sont les seuls maîtres par la fourberie de ceux qui les reconnaissent.
Il n’est pas de rapaces généreux. Les restes qu’ils abandonnent à la convoitise des affamés n’est pas même dicté par un élan de pitié, mais de mépris. Une façon hypocrite de se faire pardonner leur lâcheté. Rien d’autre. Parce que la pitié trahi le mépris qui se calfeutre derrière son sourire.
L’ère glaciaire de nos sentiments n’arrive plus à réchauffer nos cœurs indolents. Seul, le précipice frénétique de la nouveauté permanente, arrive à éclairer par un semblant de lueur, un désir que l’on croit généreux, alors qu’il n’est que le squelette appauvrit d’une imagination sans substance, l’envie soudaine de faire comme tout le monde, afin de croire être dans le bon mouvement, alors qu’on n’appartient pas même à l’idée que l’on se fait de l’humanité, mais seulement, comme un rouage inessentiel de son bâtit, une vulgaire carcasse, à une place sans défaut parce que sans qualité. Un pion de plus sur l’échiquier de la vie, qui peut bien disparaître sans que les règles s’en trouvent modifiées en aucune manière. Une vie qui se résume à n’être qu’une inexistence dans le grouillement ordinaire du flux d’une société, dont on perçoit les traces, comme une juxtaposition d’images en mouvement aux couleurs néons pastels que rien n’arrive à retenir ; que rien n’arrive à fixer dans la durée. Des plans séquences qui se succèdent l’un sur l’autre dans un présent permanent évanescent, ce fluide caustique sans consistance dans lequel on ne se baigne jamais deux fois de suite.
L’on croit s’assembler au présent, et c’est là qu’il s’évanoui, emportant dans son néant l’espoir et la jouissance. Futile instant ; moment unique; paradoxe insurmontable qui brûle les projets, les réduit jusqu’à ce qu’il ne reste de l’amour que les cendres de l’imagination.
Peut-on admettre, un instant, que l’amour a disparu ? Peut-on se résigner à un tel cataclysme ? Ou bien, ne serait-il pas plutôt passé à la clandestinité, à l’abri de tout ce qui cherche à en détourner le sens ? A l’abri des jugements et de la censure, à l’abris des castrateurs aux multiples raisons, depuis les mères dévorantes aux prêtres émasculés, au creux d’une forêt dense, plus dense encore que cette forêt au goût salé qui s’élève sur la colline du pubis ?
L’amour d’aujourd’hui a un goût de castration. C’est le grand retour de l’Ordre. Cet ordre qui s’oppose à l’épanouissement de la vie ; cet ordre qui veut en juguler ses manifestations les plus sensuelles, les plus juvéniles, les plus sexuelles. Ce même ordre qui exhibe la chair d’un homme crucifié parce que, dans son abondant délire, une légende veux que ce christ aux milles vertus, ait refusé aux sanhédrins le monopole de la vérité, parce qu’elle restait inaccessible, c’est-à-dire sans effet. Une vérité sans effet est pire qu’un mensonge insipide, parce qu’elle agit comme une censure. Elle interdit toute manifestation qui vient la contrarier. Cadenassé d’une ceinture de chasteté, l’amour est relégué au purgatoire du désespoir. Les moralistes fin de siècle viennent de refaire leur maudite apparition. Ils viennent purger les bas-ventre encore vierges, des souillures du désir ; en lustrer la surface de toute scorie. Sous les projecteurs fragmentés de la censure, la moindre tache apparaît pour un défaut insupportable qu’il faut purger avec le cloaque qui stagne au creux d’un imposant bénitier dont la sculpture volumineuse obstrue l’entrée des églises, comme un garde invisible mais puissant qui se dresse pour vérifier la validité de l’état d’avancement du degré de soumission des ouailles, avant de gagner le devant de l’abside, centre de toutes les infections liturgiques.
La vie part en désuétude. Vu de loin, de très loin, elle semble n’être qu’un assemblage d’ensembles aléatoires de courbes fractales. De près, elle se montre factice. Dès qu’on en parle, la vie devient fiction. Une sommes de fictions contradictoires. Des existences aux multiples saveurs sanglantes qui se fixent, comme des caillots résiduels bouchent une plaie mélancolique, et se couvrent de feuilles mortes. Ces feuilles mortes qu’on ramasse à la pelle, et qui jonchent le sol comme autant de cadavres couleurs flétries.
Les branches nues se couvrent du froid automnal. Au loin, l’apparition de la mort se fait entendre. Le glas sentencieux rythme le cortège des vivants vitrifiés, attendant dans une fausse résignation contaminée par la peur, leur propre tour, dans un désordre irrespectueux, dont les trois coups de théâtre annoncent l’entrée en scène.
La nuit s’abat vite sur le ciel, l’hivers. Les branches nues se métamorphoses en os à l’allure contrariée par l’arthrose à la croisée des nœuds, et se couvres de cendres noircies. La mort se fait mémoire, ce cube glacé qui scelle le temps sur des sculptures tombales. La conscience oublieuse sélectionne le rappel des mémorandum, ces taches de honte qui culpabilisent la liberté, et inhibent les sexes pubescents.
Cimetière, jardin ceinturé comme un bauge carcéral, propice à la plénitude des âmes sans vie, quadrillé de bureaux anthropophages rehaussés de la blancheur livide d’une statu de grès ; architecture émancipée de ses cathédrales et de ses pyramides énigmatiques ; monument vidé de ses géomètres, nul n’y entre que pour s’y recueillir. Constat d’un désastre qui se situ entres les vivants informels et les dieux imaginaires.
Les cimetières sont rempli de ces naufragés sans destin, perdus au bord des rivages ciselés de l’oubli. On s’impatiente de les entendre; on se lasse de leur silence. Quand donc, viendra ce jour où la beauté s’affranchira des cimetières ?
Rompre avec cette circularité, c’est mordre dans l’empreinte irrésolue du devenir monde de notre espèce. Mordre chaque jour qui reproduit inlassablement ce devenir. Mordre jusqu’au sang ; mordre jusqu’à l’os, jusqu’à ce que le soleil atteint son ombre, et s’élève enfin par dessus les cendres humides du désespoir. Faire en sorte que chaque jour, les cendres froides de nos impasses se réchauffent, que le permafrost de nos sentiments éclate enfin pour laisser jaillir le destin, comme du sperme jailli d’un méat comprimé sous la pression du désir.
Nous vivons ces temps rigoureux où la force démontre la vérité par la sanction d’une loi, sourd à tous les raisonnements. Comme aux temps ténébreux qui soumettaient tout jugement à l’impitoyable faiblesse du clergé romain, les désirs sont jugulés, pris en étaux par les mords acides d’une puissance exacerbée par l’égoïsme, dictée par l’effusion mercantile de ses prérogatives arbitraires et controuvées, abusivement imposée par tout ceux qui ont jetés leur sexe dans l’égout de leur angoisse, afin de protéger la fragilité de leur cuirasse.
La force, bestialité musclée aux milles tenailles, trahie la faiblesse des organes. Chez l’homme, nul excroissance particulière, pas même le sexe, pour servir de protection. Rien. Aucune corne, aucune griffe, aucune incisive… Juste la veulerie des uns pour servir d’exemple aux autres, et l’exposition d’organes génitaux pour tout appât. On chercherait en vain une autre origine à la culture. Et c’est avec ça, qu’il se fabrique des généraux, des ministres, des ingénieurs, des professeurs, des chefs de toutes disproportions, ces infirmes de la pensée comme critère du devoir qui recherche le bien-être à défaut de liberté.
Puis-je me permettre cette petite digression, ce n’est pas le bien-être qui est à rechercher, mais la liberté, sans laquelle rien de grand ne peut se faire dans le monde, sans laquelle ne gouverne que l’obsolescence de l’esprit. Le bien-être suffit à combler les âmes porcines, mais le sentiment de liberté éprouve le besoin de faire éclater son hymen pour s’épanouir.
Lorsqu’il ne reste que le bien-être pour toute ambition, une part de soi a échouée ; une part intime ; la passion, cette énergie du désespoir qui fait fi de toutes les conventions, de toutes les prudences, de toutes les habiletés, de toutes les banalités. Le temps s'installe dans la monotonie, et rythme le voyage de la vie sur une étendue solitaire, dans la patiente attente du dernier souffle. Ultime libération pour l’âme captive du tic tac monotone et mécanique qui s’égraine sur le fil des secondes, à cheval sur la flèche du temps, comme le Doc Folamour sur Little-Boy, avec toute la distance qui s’étale sur l’ennui et s’achève dans le néant.
Là, la rupture se fait brutale. Ajuster avec un fusil à lunettes et un traité de cuisine, le moment choisi pour son ultime fatalité, et maintenir à distance tout ce qui fait écho à la désapprobation de cette attente, dans un périmètre respectable. Prédateur plutôt que grégaire, c’est avec des convictions que l’on dévore l’existence ; des convictions alimentées par l’intestin. C’est ce qu’il reste de la cervelle, lorsque le cerveau s’est vidé par l’huis anal dans les canalisations de l’opprobre et de la soumission. Jouissance futile d’une mécanique défectueuse, en attendant un jour prochain moins nuageux, comme Dostoïevski attendait la conscience, et appuyer sur la détente, parce qu’il n’y a de vérité que son propre mensonge, qu’il suffit de faire accroire. Le reste n’est qu’une question de rapport de force.
Finalement, c’est une question de peau, ce bord étroit et fragile qui nous enveloppe et que l’on ferme, pour ne pas laisser deviner l’hystérie qui incube dans notre intérieur ignoré. On sort couvert plastique par crainte du réel, cette bousculade de la routine qui fonctionne d’artifices médicalement assistés.
Peur de vivre, parce que la vie est une succession de moments qui se transforment jusqu’au trépas.

Chaque matin, cependant, le jour arrive à percer le brouillard. Mais, c’est un matin peur ; un matin sans vie qui ouvre les persiennes ; un matin qui refuse de sourire, parce que plus rien n’est saisissable. Un petit matin blême collé sur un soleil blanc. La lumière reste suspendue entre le désir de soi et le mépris de l’autre, les eaux boueuses de la vérité pour toute évidence.
Le style du monde est moribond. L’empoisonnement est devenu la norme. Tous les gueux sont voués à crever comme des chiens errants. Empoisonnés par l’industrie, ou mitraillés sommairement, qu’importe. C’est la même chose, l’une peut-être plus sale, plus délavée, plus morveuse que l’autre. C’est que l’océan de la vie est à marée basse. Bientôt, il sera asséché dans l’ordinaire renoncement à se dresser, tel un vît épuisé d’abandon, figé à jamais dans la glaciation des esprits.
C’est pourquoi le soleil de mon réveil est blanc comme un linceul.
Alors, que reste-t-il à l’horizon ? peut-être préméditer sa propre mort, avant d’être enseveli sous la cendre de notre enfer.

Mes yeux sont las. Témoins qui perçoivent le crépitement du futur assombrir le présent qui s’étale sur l’horizon blanchi, un peu comme une crème annonce les coliques du destin. Hier était demain. Aujourd’hui n’est plus. Personne ne patiente. Tout le monde est désabusé. Personne n’attend plus rien. Attendre quoi ? Qu’un définitif conflit vienne effacer la terre avec tous les souvenirs qu’elle transporte sur son dos d’esclave ? Il n’y a plus rien à attendre parce que plus rien ne consacre à l’érotisme enfiévré de notre chair bestiale.
Plus rien.
Maintenant, pour notre plus grand malheur, nous sommes enfin domestiqués.

C’était demain, et aujourd’hui, je m’ai tué ;
C’était demain, qu’hier je n’existais déjà plus ;
C’était demain…
Le temps de passer une dernière fois le film de sa vie froissée…
Une toute dernière fois…
Il faisait soleil, demain !
Fin
(année 2006)

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